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Le gouvernement syrien ne peut donc se permettre d’assumer le coût d’une reconstruction estimé entre 250 et 400 milliards de dollars début 2019, un montant qui dépasse très largement son budget pour 2018 (environ 8,9 milliards de dollars dont 115 millions alloués à la reconstruction). Le concours du secteur privé – permis par la loi sur les partenariats public-privé de 2016, qui lui permet de gérer et de développer les actifs étatiques dans tous les secteurs sauf le pétrole – est également entravé par sa dépendance vis-à-vis du financement des banques, dont les actifs ont fondu d’environ deux tiers pendant le conflit (à environ 4,4 milliards de dollars à la mi-2018).
Enfin, le financement étranger de la reconstruction est également incertain. D’une part, parce que Téhéran et Moscou sont confrontés à leurs propres problèmes économiques et éprouvent des difficultés à maintenir le niveau de leur soutien financier et matériel. Et, d’autre part, parce que la participation d’autres acteurs étrangers sera liée à des questions plus larges, notamment la rivalité des États-Unis avec l’Iran ou les sanctions imposées à la Syrie, notamment par Washington, qui effraient probablement de nombreuses entreprises et compliquent le rapprochement entamé par certains régimes arabes avec Damas.
Consolidation et captation
Cependant, les objectifs principaux du vaste projet de reconstruction d’Assad ne consistent pas à répondre aux ravages de la guerre et aux défis économiques et sociétaux du pays, mais à consolider l’emprise du régime et de ses proches, accumuler de nouveaux capitaux et punir les anciennes communautés rebelles, dont beaucoup étaient économiquement marginalisées avant le début de la guerre. Le régime a cherché à tirer des avantages politiques et économiques de la reconstruction, tout en renforçant ce qu’il considère être sa sécurité.
Depuis 2011, le régime a ainsi promulgué plus d’une cinquantaine de lois « sur le logement, la terre et la propriété », lui permettant notamment de réaménager les anciennes zones rebelles et bénéficier directement, via les expropriations, de la promotion immobilière. Parmi ces lois, figurent notamment la loi n° 10 d’avril 2018 qui permet au régime de déposséder des personnes de leurs biens dans des zones de développement déterminées par les collectivités locales – reprenant ainsi un mécanisme introduit par le décret 66 de septembre 2012 pour développer un projet immobilier haut de gamme (Marota City) à Damas ; ou la loi n° 63 de 2012 qui permet de saisir les avoirs des personnes visées par une loi antiterroriste de la même année – le ministère des Finances a annoncé l’an dernier avoir effectué, dans ce cadre, plus de 30 000 saisies de biens en 2016 et 40 000 saisies en 2017. Outre les opportunités immobilières lucratives qu’elle fournit au régime et à ses soutiens, la législation autorisant la destruction et l’expropriation de biens dans des zones fortement peuplées vise à éloigner les populations les plus pauvres et supposées hostiles pour les remplacer par des classes supérieures moyennes et aisées issues d’autres quartiers et plus enclines à ne pas s’opposer à lui. Beaucoup de ceux qui ont protesté contre le gouvernement après mars 2011 venaient en effet des banlieues de villes comme Alep, Damas et Homs, ainsi que de villes moyennes et de zones rurales. Les politiques néolibérales du régime dans le passé ont appauvri un grand nombre de Syriens dans ces régions. La répression et la corruption n’ont fait qu’ajouter à leur mécontentement.
Inégalités
Par conséquent, la reconstruction s’est effectuée de manière inégale, parfois dans la même ville. Par exemple, bien que la plupart des destructions à Alep aient eu lieu dans la partie est de la ville, qui était sous le contrôle de l’opposition, huit des quinze « zones prioritaires » que le gouvernement a identifiées pour la reconstruction fin 2017 se trouvaient dans les quartiers ouest et du centre, où la destruction globale a été moindre et les infrastructures et services publics meilleurs. Dans les quartiers est la rénovation des bâtiments ravagés par la guerre a été presque entièrement réalisée et financée par les habitants eux-mêmes. Cette logique de réhabilitation sélective a également prévalu à Homs ou dans la Ghouta orientale, que le régime a repris au printemps 2018.
Cette logique, conjuguée à d’autres facteurs tels que les menaces sécuritaires persistantes, le manque de logements et de quartiers fonctionnels et les procédures administratives difficiles, a aussi entravé le retour des réfugiés et des personnes déplacées. Le retour des civils dans certaines zones a également été compliqué ou empêché par les forces de sécurité du pays. Un rapport publié en octobre dernier par Human Rights Watch indiquait ainsi que les habitants de la banlieue de Damas, de Darayya, n’avaient pas été autorisés à rentrer chez eux, y compris ceux qui avaient des titres de propriété. Cette tendance s’est répétée dans de nombreux endroits du pays, notamment dans certaines parties de Homs et d’Alep-Est.
Le projet de Marota City illustre ainsi les multiples objectifs du régime en matière de reconstruction et ses effets sur les inégalités. En septembre 2018, Nasouh Nabulsi, ancien directeur exécutif de la Damascus Cham Company – la holding privée créée en 2017 sous le gouvernorat de Damas et qui gère l’appel d’offres pour ce projet – déclarait ainsi que les prix de l’immobilier à Marota City seront les plus élevés de Syrie lorsque le projet sera achevé, avec des estimations comprises entre 600 et 1 000 dollars le mètre carré. Les anciens habitants de la région venaient principalement de milieux à faible revenu et n’ont jamais pu se permettre de tels prix.
Homs a adopté une approche similaire dans son nouveau plan d’urbanisation, axé sur trois des quartiers les plus détruits de la ville – Baba Amr, Sultanieh et Jobar. Ce plan s’inspire d’un plan précédent de 2007 qui visait à détruire des parties du centre-ville pour faire de la place pour des bâtiments modernes. Le plan initial a suscité une opposition généralisée, car il aurait contraint les habitants issus de la classe moyenne à quitter ces quartiers. Le gouverneur de Homs, Talal Barazi, a garanti à ces résidents une solution de relogement ou une compensation financière, faisant craindre que l’objectif ultime soit le retrait des résidents de longue date.Le favoritisme du gouvernement à l’égard de ses partisans s’est également traduit par des écarts de financement. Par exemple, la valeur combinée des projets d’investissement de l’État en 2015 s’élevait à environ 70 millions de dollars pour les gouvernorats côtiers de Tartous et Lattaquié – deux bastions du régime – contre environ 1,2 million de dollars à Alep, où les besoins étaient nettement supérieurs. De même, sur les quelque 22 millions de dollars affectés à la réparation et à la construction de routes en Syrie en 2017, près de la moitié devait être dépensée dans les zones côtières. Mais de nombreux projets ne se sont pas encore concrétisés en raison d’un manque de financement.
Mécontentement
Fait révélateur, l’augmentation des dépenses publiques n’a pas empêché le mécontentement de croître dans certaines régions favorisées par le régime. Ces troubles sont dus non seulement au fait que ce dernier n’a pas tenu ses promesses, mais aussi à la détérioration des conditions socio-économiques et à l’insécurité qui prévaut en raison des actions des milices prorégime. Cet état de fait a conduit au boycottage des entreprises commerciales qui pratiquent des prix élevés, ainsi qu’à des revendications portant sur des salaires plus élevés et de meilleures possibilités d’emploi. D’anciens combattants progouvernementaux blessés et handicapés des zones côtières ont ainsi accusé le régime de les négliger et de ne leur offrir aucune aide financière ou professionnelle. Les familles des combattants sont généralement pauvres et dépendent souvent des femmes pour subvenir à leur besoins financiers. Reflétant la frustration de la base du régime, un ancien membre des forces de sécurité du régime résidant à Tartous a publié une vidéo en janvier 2019 dans laquelle il déclarait : « Vive la Syrie, et à bas Assad ! »
Les critiques sont même répercutées dans les médias syriens. Par exemple, dans un article publié le 29 décembre dernier par le journal al-Ayyam, un expert en immobilier, Ammar Yousef, a ainsi affirmé que « tous les projets résidentiels lancés aujourd’hui visent les riches, et ceux qui ont un revenu moyen ou même plus élevé ne peuvent vivre dans ces maisons ». Il a ensuite fait valoir que « le gouvernement, s’il continue dans cet état d’esprit, sera incapable de résoudre la crise du logement pour les cent prochaines années ». De même, un article paru le 30 novembre dernier dans Economy2Day, une revue prorégime, a souligné avec dérision la déconnexion entre la construction de tours d’habitation de luxe dans des quartiers qui demeurent détruits par la guerre.
C’est pourtant précisément cette philosophie qui sous-tend les efforts de reconstruction du gouvernement syrien.Les inégalités et l’injustice sont au cœur de la reconstruction de la Syrie. Les classes sociales les plus pauvres, que le régime considère comme menaçantes, sont laissées pour compte tandis que les réfugiés n’ont aucune perspective pour envisager un retour dans les années à venir, du moins pas dans des conditions décentes. Cette politique de prédation économique et immobilière, couplée aux mesures d’austérité et à la réduction des subventions sur les produits essentiels, devraient encore aggraver les conditions de vie des pauvres. En durcissant les inégalités sociales et en punissant collectivement un segment largement pauvre de la population du pays qu’il a accusé de trahison, Assad est peut-être en train de semer les graines d’un futur conflit.
Une version longue de cet article est disponible en anglais et en arabe sur le site du Carnegie Middle East Center.
Maître enseignant de recherche à l’Université de Lausanne et professeur affilié à l’Institut universitaire européen de Florence. Dernier ouvrage :
« Syria after the Uprisings : The Political Economy of State Resilience » (Pluto Press, 2019).
Joseph Daher
Source : L’Orient-Le Jour
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