Il est remarquable que la renommée de Norman Bethune repose essentiellement sur ses faits et gestes des quatre dernières années de sa vie, passées en Espagne, puis en Chine, où il s’est dévoué corps et âme en tant que médecin sur la ligne de front. Cela ne veut pas dire que sa vie jusque-là avait été banale. Loin de là.
Conscrit en 1914, dès le début de la Première Guerre mondiale, il a servi comme brancardier dans l’Armée canadienne en France où il a été blessé l’année suivante. Il a de nouveau été enrôlé à la fin de 1916, cette fois dans la Marine comme lieutenant chirurgien, jusqu’à la fin de la guerre. Il a ensuite entrepris une carrière de chirurgien en Angleterre, aux États-Unis et au Canada.
Atteint en 1926 de tuberculose, il a été cloué au lit pendant un an, isolé en sanatorium. Faisant preuve d’une détermination et d’une audace hors du commun, il a exigé, malgré les risques d’échec et contre la ferme opposition de ses médecins, qu’on le soigne à l’aide d’un nouveau traitement encore au stade expérimental.
Complètement guéri deux mois plus tard, il est devenu à partir de 1928 un spécialiste de la chirurgie thoracique, connu tout autant par ses conférences, son enseignement universitaire, ses articles scientifiques et les postes qu’il a occupés au sein d’associations médicales internationales, que par sa pratique en milieu hospitalier, entre autres à l’hôpital Royal Victoria de Montréal et à l’hôpital du Sacré-Cœur de Cartierville, où il a dirigé le service de chirurgie pulmonaire de 1932 à 1936. C’est dans ces fonctions qu’il a notamment sauvé la vie de celui qui est devenu plus tard le renommé syndicaliste et écrivain Pierre Vadeboncœur.
Ce n’est vraiment qu’en 1935 que sa vie a pris un nouveau cours et qu’il a plongé dans une action sociale et politique à laquelle il a dès lors consacré toute sa compétence et toutes ses énergies, dans la plus complète abnégation. L’essayiste Larry Hannant, auteur d’un livre sur Bethune paru en 1998 , écrit : « En quelques mois à peine, ses opinions politiques et sa carrière changèrent radicalement d’orientation ». Il souligne qu’avant 1935 il n’était même pas un homme de gauche et qu’il ne manifestait aucun intérêt pour la chose politique . « Jusqu’à 45 ans, a déclaré Bethune en 1937, j’étais médecin et rien d’autre. Je ne votais même pas ».
Ce sont les lamentables conditions de vie de la dépression des années 1930 qui l’amenèrent d’abord à s’investir dans la fondation du Groupe montréalais pour la protection de la santé publique et à combattre le manque criant de soins médicaux au Québec, dont il a souligné qu’il frappait au premier titre la classe ouvrière et les démunis.
Vinrent ensuite, et surtout, ses engagements dans le camp anti-franquiste en Espagne, de novembre 1936 à mai 1937, où il s’est fait connaître mondialement par le service de transfusion sanguine au front qu’il a mis au point, puis en Chine, de janvier 1938 jusqu’à sa mort, le 12 novembre 1939, où il a agi comme médecin et conseiller médical de l’Armée dirigée par Mao Zedong contre l’invasion japonaise.
Il a, dans ce cadre, mis sur pied un réseau d’hôpitaux militaires à proximité du front, formé le personnel médical, rédigé à cet effet des manuels de médecine, organisé un service de santé publique et pratiqué une multitude d’interventions chirurgicales en première ligne, dans des conditions d’extrême dénuement et au risque permanent de sa vie. L’une de ces interventions lui a finalement été fatale en novembre 1939, à l’âge de 49 ans, à la suite d’une infection mortelle provoquée par une coupure accidentelle au doigt.
Ce sont donc les quatre dernières années de sa vie qui ont fait de Bethune un personnage célèbre, désormais connu à travers le monde. Rappelons en particulier que l’hommage que lui a rendu Mao Zedong au lendemain de sa mort, intitulé À la mémoire de Norman Bethune, a au cours des années 1960 et 1970 été l’un des trois articles les plus lus, en Chine et à l’étranger, de la littérature maoïste .
Dans l’exercice de ses fonctions en tant que médecin sur la ligne de front, le passionné de l’humanité qu’il était soignait sur le même pied les soldats des deux camps, blessés au combat, qu’il désignait comme des « frères en souffrance », dont les véritables ennemis se trouvaient, selon son expression, « de l’autre côté du spectre politique et social » . Il l’a exprimé dans les termes suivants lors d’un rassemblement à Toronto, après son retour d’Espagne :
Chaque matin, deux de nos camionnettes quittaient Madrid, chargées de sang, pour gagner les postes d’évacuation situés derrière la ligne de front. Là-bas, les prisonniers recevaient le même sang et les mêmes soins que nous prodiguions aux blessés républicains. Un jour, un blessé italien, un fasciste, qu’on amenait à l’hôpital, exprima la crainte que nous l’exécutions. Mais il a appris à nous faire confiance et à nous croire lorsque nous lui avons dit : « nous ne te considérons pas comme un ennemi mais comme un homme blessé ».
Bethune a quitté précipitamment l’Espagne en mai 1937, à peine six mois après son arrivée et on ne peut que s’interroger sur les motifs de la fin abrupte de son séjour. L’ouverture des archives du Komintern après la chute de l’Union soviétique en 1991 a permis de lever partiellement le voile sur l’énigme de ce départ précipité. Parmi les documents qui sont alors devenus accessibles, un rapport de mai 1937 sur les activités de la délégation canadienne en Espagne visait Bethune en particulier et faisait peser sur lui rien de moins que des accusations d’espionnage, des accusations qui, il va sans dire, étaient dénuées de fondement. Divers auteurs en ont fait mention, parmi lesquels Larry Hannant et Michael Petrou .
Bethune, qui avait adhéré au Parti communiste canadien en novembre 1935, s’était rendu en Espagne avant l’arrivée des brigades internationales organisées par le Komintern et les partis communistes membres. Il y était venu, non pas sous les directives du Parti communiste canadien, mais « en suivant l’impulsion que lui dictait sa seule volonté », écrit Hannant.
En allant en Espagne, poursuit-il, Bethune s’inscrivait dans l’optique de la ligne politique défendue par Moscou, celle de la lutte des « démocraties » contre le fascisme. « Mais il espérait aussi contribuer à déclencher un soulèvement révolutionnaire à plus vaste échelle. Dans les émissions radiophoniques auxquelles il participa depuis l’Espagne, il comparait souvent la guerre civile en cours au premier engagement de la « révolution mondiale » . Dans une déclaration du 24 décembre 1936, il s’exprimait ainsi :
Camarades espagnols… La révolution des ouvriers contre les répressions économique, intellectuelle et religieuse, a débuté cette année en Espagne… Ce que l’Espagne entreprend aujourd’hui… déterminera l’avenir du monde pour les 100 prochaines années. Si vous êtes défaits, le monde sombrera dans l’ère sinistre du fascisme. Si vous l’emportez, et nous sommes confiants que vous l’emporterez, nous jetterons ensemble les assises d’un nouvel âge d’or de la démocratie, économique et politique. Souvenez-vous que les ouvriers canadiens sont avec vous dans l’épreuve. Nous sommes venus ici pour participer à la première bataille de la révolution internationale.
Voilà bien l’hérésie par excellence qu’il fallait s’abstenir de soutenir dans l’Espagne de la guerre civile et qui a coûté la vie à tant de militants victimes de la terreur stalinienne qui y a déferlé impitoyablement contre la révolution sociale en marche, et qui a pris une ampleur particulière après les soulèvements de mai 1937 à Barcelone.
Parmi les victimes de cette terreur, des centaines de volontaires des brigades internationales ont été exécutés sommairement sous les ordres du conseiller politique, membre du Parti communiste français, André Marty, surnommé « le boucher d’Albacete », du nom de la base d’accueil des brigades internationales située à 250 kilomètres au sud-est de Madrid, où l’« épuration » des volontaires étrangers était menée sans scrupules . Il faut seulement se réjouir de ce que Bethune ait quitté l’Espagne au bon moment, à la date même au-delà de laquelle il aurait sans doute été trop tard.
Pourquoi, est-on en droit de se demander, l’apologie de la révolution mondiale, dont Bethune se faisait le protagoniste au nom d’un internationalisme profondément ancré en lui, était-elle une hérésie aux yeux de ceux qui détenaient alors le pouvoir réel en Espagne, c’est-à-dire l’appareil du Komintern sous les ordres de Moscou et son relais local qu’était le Parti communiste espagnol, devenu, à la faveur de l’aide militaire soviétique, la principale force politique du pays ? Pourquoi les protagonistes de cette « hérésie » étaient-ils pourchassés, accusés d’espionnage et de trahison, condamnés et exécutés ?
Il semble bien à première vue que cela soit un paradoxe. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent. Dans le berceau de la révolution socialiste qu’a été la Russie en 1917, la politique stalinienne de la construction du socialisme dans la seule Union Soviétique avait d’ores et déjà remplacé et interdit la perspective de la révolution mondiale. Le régime dictatorial de la bureaucratie stalinienne avait liquidé la République des soviets, ou conseils ouvriers démocratiques, pour se substituer à elle. Pour ce régime, la révolution en marche en Espagne ne pouvait que constituer une menace, en risquant de s’étendre à d’autres pays, et de raviver en URSS une flamme qui y avait été étouffée.
Le peuple espagnol en effet ne s’était pas uniquement dressé contre le général Franco. Il avait entrepris, dans ce mouvement pour faire échec à l’insurrection militaire, une transformation de fond en comble de la société. L’écrivain britannique George Orwell, auteur, entre autres, des célèbres romans La ferme des animaux et 1984, qui a combattu en Espagne pendant la guerre civile, au moment même où Bethune y était, et qui est passé à deux doigts d’y laisser sa peau lorsqu’une balle lui a traversé la gorge à quelques millimètres de la carotide, le décrit de la manière suivante dans son récit de sa participation :
La classe ouvrière espagnole ne résista pas à Franco au nom de la « démocratie » et du statu quo [. . .] ; sa résistance s’accompagna – on pourrait dire qu’elle fut faite – d’une
insurrection révolutionnaire caractérisée. Les paysans saisirent la terre ; les syndicats saisirent beaucoup d’usines et la plus grande partie des moyens de transport [. . .]. Les églises furent saccagées partout [. . .] parce qu’on avait parfaitement compris que l’Église espagnole était partie intégrante de la combine capitaliste.
C’était là le genre d’effort que probablement seuls peuvent accomplir des gens convaincus qu’ils se battent pour quelque chose de mieux que le statu quo [. . .]. Il serait difficile de croire que les anarchistes et les socialistes, qui étaient l’âme et le nerf de la résistance, accomplissaient de tels exploits pour sauvegarder la démocratie capitaliste qui ne représentait rien de plus à leurs yeux, surtout à ceux des anarchistes, qu’un appareil centralisé d’escroquerie ! [. . .]. Ce qui avait eu lieu en Espagne, en réalité, ce n’était pas simplement une guerre civile, mais le commencement d’une révolution. C’est ce fait-là que la presse antifasciste à l’étranger avait pris tout spécialement à tâche de camoufler. Elle avait rétréci l’événement aux limites d’une lutte « fascisme contre démocratie » et en avait dissimulé, autant que possible, l’aspect révolutionnaire.
La résistance de la classe ouvrière espagnole avait immédiatement été perçue comme un combat qui débordait les limites de l’Espagne pour devenir la lutte de tous et avait suscité, comme on le sait, un vaste mouvement de solidarité internationale. Des combattants volontaires étrangers sont venus spontanément en Espagne en grand nombre dès le déclenchement de la guerre civile, en juillet 1936, pour se joindre aux milices constituées par les syndicats et les partis politiques ouvriers espagnols. À noter que les principaux contingents d’aide internationale que furent les brigades internationales n’ont commencé à arriver qu’en novembre, avec l’aide militaire tardive de l’Union soviétique, alors que l’aide de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste à Franco est arrivée dès le début de la guerre civile.
Auréolée du prestige de la première révolution socialiste victorieuse, l’Union soviétique n’avait pu rester à l’écart de ce mouvement spontané de solidarité ouvrière internationale qui risquait par ailleurs de la déborder. Il lui fallait absolument y intervenir pour en prendre le contrôle et l’orienter dans le sens de sa politique. Aussi, la ligne d’action qu’elle a imposée en Espagne était-elle l’éradication des avancées dans la voie de la révolution socialiste et la promotion de la seule lutte pour la république démocratique parlementaire bourgeoise, définie comme lutte antifasciste.
Le futur secrétaire général du Parti communiste espagnol, Santiago Carrillo, qui était alors le dirigeant des Jeunesses socialistes unifiées (socialistes et communistes), l’a clairement exprimé dans les termes suivants, en janvier 1937 :
Nous ne combattons pas actuellement pour la révolution socialiste, […] nous combattons
sincèrement pour la république démocratique.
Dans cette optique, la stratégie de lutte contre le fascisme n’est pas la lutte contre le capitalisme, dont le fascisme n’est que la forme extrême, mais la lutte pour la forme parlementaire du capitalisme et pour la préservation de la propriété privée qui en est le fondement.
En réalité, pour l’URSS, la défense de la république espagnole était d’abord motivée, en prévision de la grande guerre qui se préparait, par sa crainte de voir l’Allemagne et l’Italie s’implanter solidement en Méditerranée à la faveur de leur intervention en Espagne et par le souci de construire avec les « démocraties » européennes (l’Angleterre et la France) un front commun face à la menace nazie. Pour éviter en Espagne une victoire de Franco qui aurait renforcé l’axe Rome-Berlin en lui adjoignant le pôle de Madrid et réalisé l’encerclement de la France, l’URSS s’était donné comme tâche d’armer la république espagnole tout en désarmant la révolution.
La recherche d’alliances avec les « démocraties » (la France et l’Angleterre) amena Staline à mettre tout son poids pour inciter le gouvernement républicain espagnol à ne rien faire qui puisse provoquer la détérioration de ses rapports avec elles. Il l’a exprimé personnellement dans des « conseils amicaux » adressés en 1936 au chef du gouvernement espagnol de Front populaire, Francisco Largo Caballero, suggérant que soit prise l’initiative de « déclarer dans la presse que le gouvernement de l’Espagne ne tolérera pas que qui que ce soit porte atteinte à la propriété et aux intérêts légitimes des étrangers en Espagne » .
C’est dans ce contexte que s’est développé un climat insupportable de méfiance à l’endroit de Bethune de la part des autorités espagnoles et que la décision a été prise par elles, en mars 1937, d’intégrer à l’Armée républicaine le Service canadien de transfusion sanguine qu’il avait mis sur pied. Le mois suivant, Bethune a demandé d’être relevé de ses fonctions et d’être rapatrié.
Curieusement, fait remarquer Hannant, le journal du Parti communiste canadien, le Daily Clarion…
… ne publia aucun article sur les activités de Bethune après son retour d’Espagne, à l’exception d’un bref reportage, en juin, soulignant l’accueil triomphal que la foule lui avait réservé à son arrivée. Durant les neuf mois qui suivirent avril 1937, le Clarion ne reproduisit aucun entretien sérieux avec lui non plus. Seuls trois articles, signés par Bethune, parurent dans ses colonnes.
Est-il abusif de penser que ce silence pourrait suggérer que le Parti communiste canadien n’ait pas souhaité soutenir Bethune dans sa « disgrâce », se rendant par le fait même complice du parti frère, le Parti communiste espagnol, dont les soupçons à son endroit avaient provoqué son départ ? En tout cas, dès son retour au Canada, Bethune a été, à toutes fins utiles, forcé d’entreprendre une intense tournée de propagande et de levée de fonds, de plusieurs mois, pour la résistance espagnole, sous le contrôle du Parti et astreint à y soutenir la ligne du Parti. Il va sans dire que le Parti ne pouvait se payer le luxe d’une dénonciation publique du parti frère par un franc-tireur comme l’était Bethune, et que son message se devait d’être contrôlé. Nul doute que ce message devait consister en une défense sans équivoque de la politique des fronts populaires.
Se conformant à cette directive, Bethune déclarait, lors d’une conférence publique à Edmonton en juillet 1937, que le front populaire était la seule façon d’éradiquer le fascisme. Mais il le formulait d’une manière qui ne pouvait que soulever des interrogations :
Seul un front populaire, réunissant tous les partis de gauche, saura en venir à bout. Les partisans de gauche qui hésitent à se joindre à un tel front commun trahissent la cause.
On remarque que le « front populaire » dont parle ici Bethune est un front des seuls partis de gauche, c’est-à-dire des seuls partis de la classe ouvrière et des opprimés. Un tel front, fondé sur le principe de l’indépendance de classe, n’est pas un front populaire, qui regroupe, lui, les partis de gauche et les partis de droite, c’est-à-dire les partis de la classe ouvrière et ceux de la bourgeoisie, et qui est donc fondé sur le principe de l’alliance des classes. La politique d’indépendance de classe, dont Bethune se réclamait spontanément, est la politique dite du « front unique ouvrier », élaborée du vivant de Lénine par l’Internationale communiste des quatre premiers congrès (de 1919 à 1923). Elle a été enterrée par Staline qui lui a substitué celle des fronts populaires, en même temps qu’il a substitué à la perspective de la révolution mondiale celle de la construction du socialisme dans un seul pays.
Bethune s’est distancié par la suite des orientations qu’il soutenait en Espagne. On le constate dans ses nombreux écrits de la période chinoise de 1938 et 1939 où il fait l’apologie de la politique du « front uni » du Parti communiste et du parti nationaliste bourgeois, le Guomindang, c’est-à-dire de la politique du front populaire. Les extraits suivants, où il décrit la situation en Chine telle qu’il la percevait sur le terrain, en sont une illustration :
Aucune propagande communiste ou prétendument telle n’est faite, sauf par les réactionnaires. […] Absolument rien n’est envisagé pour confisquer la propriété, collectiviser la terre ou abolir le système capitaliste. La révolution prolétarienne est volontairement suspendue – la révolution bourgeoise prime […]. Il n’y a rien de communiste ici. La région n’est pas gouvernée par un soviet, mais par un front uni […]. Le seul qui ose encore prêcher le communisme « pur » et la révolution prolétarienne en Chine, c’est le trotskiste […]. Tout le monde admet que la VIIIe armée de route et le Parti communiste avaient assez d’influence dans la région pour y fonder un soviet ; si les communistes l’avaient voulu, ils auraient eu la partie relativement facile. Ils ne l’ont pas voulu. Ils ont plutôt insisté pour un gouvernement de front uni.
Il va sans dire que cette vision ne pouvait que rassurer tant le Parti communiste canadien que le Parti communiste chinois, qui étaient l’un comme l’autre sous la botte de Staline.
Rappelons que ce n’est que dix ans plus tard, en 1949, que le Parti communiste chinois a tourné le dos à la perspective d’un gouvernement de front uni avec le Guomindang, dont le programme de « démocratie nouvelle » et de « capitalisme progressiste » devait conserver intacte la propriété privée des moyens de production et mettre en veilleuse la réforme agraire amorcée lors de la « Grande Marche » du milieu des années 1930, et qu’il a procédé à l’expropriation complète du capital et de la propriété foncière.
Notes sur le « fascisme » en Espagne
L’assimilation du franquisme au fascisme est une erreur. La composante dominante de l’extrême droite espagnole des années 1930 était constituée des partis monarchistes, partis de l’oligarchie foncière, financière et industrielle, de l’Église et de l’Armée, au sommet de laquelle trônait la monarchie. Ces partis puisaient leur pouvoir des structures archaïques féodales de la société espagnole qu’ils étaient déterminés à préserver par tous les moyens. Il y avait d’abord la Communion traditionaliste, farouchement monarchiste, dont la devise était « Dieu, la Patrie, le Roi », et le parti de la Rénovation espagnole, plus corporatiste et autoritaire que proprement monarchiste. Ces partis rassemblaient les conservateurs catholiques les plus fanatiques, admirateurs du national-socialisme allemand et du fascisme italien, se considérant investis de la mission providentielle de défendre la royauté et la chrétienté tant contre les révolutionnaires que contre les libéraux. Une troisième organisation, l’Action catholique, guidée par l’autorité morale des Jésuites et acceptant de jouer le jeu parlementaire, a pris ses distances d’avec la monarchie et s’est donné pour objectif de construire un grand parti catholique de masse, le parti de l’Église et des propriétaires.
Minoritaire au sein de l’extrême droite espagnole, l’organisation fasciste est née en 1931 avec la création des Juntes d’offensive nationale syndicalistes (JONS). Elle s’est regroupée en 1934 dans la Phalange, créée en 1932. Alors que le programme traditionaliste de la réaction monarchiste s’appuyant sur l’Église et l’Armée était la préservation des institutions de type féodal et des privilèges de l’oligarchie, celui de la Phalange prévoyait des mesures qui s’attaquaient à l’oligarchie et s’apparentaient à celles du socialisme, comme la nationalisation des banques et des chemins de fer et une réforme agraire radicale, mais dénonçait la doctrine marxiste de la lutte des classes et de l’expropriation du capital pour lui opposer celle de l’« harmonie entre les classes » dans une société corporatiste autoritaire et centralisée, au service du capital. Contrairement au fascisme italien et au national-socialisme allemand, qui étaient hostiles au catholicisme, la Phalange espagnole voyait dans l’Église catholique l’idéal historique de l’Espagne.
Deux tendances profondément différentes composaient donc l’extrême droite espagnole, l’une fasciste, minoritaire, qui tentait de mobiliser les masses depuis la base en faisant appel à leurs aspirations profondes de transformations sociales pour les canaliser et les enrégimenter dans un carcan étatique antidémocratique et autoritaire, l’autre non fasciste, majoritaire, traditionaliste et vouée au maintien à tout prix de l’ordre hiérarchique conservateur et de ses gardiens que sont l’Église et le roi. Elles ont été fondues au sein du Front national dirigé par le général insurrectionnel, Francisco Franco, autour d’un objectif commun, celui de faire échec à la révolution démocratique et sociale.
Le régime mis en place par Franco à partir de la victoire militaire de 1939 est un régime dictatorial despotique fondé sur l’union de la croix et du fusil, mais qui a peu à voir, quant aux institutions politiques, avec le fascisme tel qu’il a été institué, notamment, en Italie. L’utilisation du terme « fascisme » pour le caractériser est donc un abus de termes.
(1) Larry Hannant, The Politics of Passion : Norman Bethune’s Writings and Art, University of Toronto Press, 1998.
(2) Larry Hannant, Norman Bethune. Politique de la passion, traduit de l’anglais par Dominique Bouchard et François Tétreau, Montréal, Lux, 2006, p. 91.
(3) Idem, p. 241. Ces propos ont été prononcés lors d’un rassemblement au Massey Hall de Toronto, dont le Daily Star a fait état le 16 septembre 1937.
(4) Les deux autres s’intitulaient Servir le peuple et Comment Yukong déplaça les montagnes.
(5) Hannant, Idem, p. 17.
(6) Hannant, Idem, p. 243.
(7) Hannant, Idem, en particulier p. 433-436, et Michael Petrou, Renegades.
Canadians in the Spanish Civil War, Vancouver, Toronto, UBC Press, 2008, en particulier le chapitre 13, consacré à Bethune.
(8) Hannant, Idem, p. 153-154.
(9) Idem, p. 172-173.
(10) Pour une analyse de l’envergure de l’opération et de la manière dont elle a touché en particulier les volontaires canadiens en Espagne, voir le livre de Michael Petrou, déjà cité, en particulier le chapitre 10. Voir aussi mon essai George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984, Montréal, Lux, 2005, réédité en 2011.
(11) George Orwell, Hommage à la Catalogne, Paris, Ivrea, 1997, p. 238-241.
(12) Extrait d’un discours reproduit dans Pierre Broué, La révolution espagnole (1931-1939), Paris, Flammarion, 1973, p. 140.
(13) Lettre du 21 décembre 1936 adressée « au camarade Caballero », signée par Staline, Molotov et Vorochilov, reproduite dans Broué, Idem, p. 146-147. Viatcheslav Molotov était le président du Conseil des commissaires du peuple et Kliment Vorochilov le commissaire du peuple à la Défense.
(14) Au Comité canadien de soutien à la démocratie espagnole.
(15) Hannant, Idem, p. 245.
(16) Cité par Hannant, Idem, p. 236.
(17) Idem, p. 321-322.
(18) Les notes qui suivent sont essentiellement tirées du chapitre 1 de mon livre George Orwell. De la guerre civile espagnole à 1984, déjà cité.