Édition du 17 décembre 2024

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Soudan : le rap et la révolution - interview avec Black Scorpion

Au cours de la révolution, le rap s’est imposé comme un genre musical majeur au Soudan. Interview avec le jeune artiste révolutionnaire Mustafa Abdel Salam, également connu sous le nom de Black Scorpion, pour parler de la situation et du rôle du rap dans le Soudan d’aujourd’hui.

Tiré du blogue de l’auteur.

Au cours de la révolution, le rap s’est imposé comme un des genres majeurs sur la scène musicale soudanaise. Abordant les problèmes politiques et sociaux que traversent les Soudanais et Soudanaises, le rap a rencontré un grand succès auprès du public. Pour mieux comprendre les enjeux liés à l’émergence de ce genre musical au Soudan, nous avons interrogé un jeune artiste, Mustafa Abdel Salam, que l’on appelle également Black Scorpion, pour parler de la situation du rap au Soudan et de son rôle dans la construction démocratique et la promotion des valeurs de liberté et de paix dans le contexte de la résistance au coup d’État d’octobre 2021.

Bonjour Mustafa Abdel Salam, pouvez-vous vous présenter ?

Je m’appelle Mustafa Abdel Salam, je suis né dans un petit village près de la ville de Sennar appelé Abu Hajjar. J’ai étudié à l’école primaire dans la ville d’Abu Hajjar et à l’école secondaire également. Puis j’ai déménagé dans la capitale pour poursuivre mes études à l’université de Bahri, que je n’ai pas terminées. Ensuite, j’ai rejoint l’Université du Soudan à Khartoum, en études de commerce, et pendant que j’étudiais, j’ai commencé à écrire des chansons de rap. Je me souviens que c’était en 2012. Et j’ai continué à écrire jusqu’à ce jour.

Vous vous appelez Mustafa, mais vous avez un autre nom sur les réseaux sociaux. Qui est donc "Black Scorpion" ?

Vous savez, dans le milieu du rap, le rappeur cherche toujours à montrer sa force. Quand j’ai commencé à rapper, je voulais me choisir un nom à travers lequel transmettre ma force, alors j’ai choisi le nom Black Scorpion, parce que je cherche à écrire des messages et des textes puissants. Pour moi, mes mots ressemblent à la piqûre d’un scorpion. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi ce nom d’artiste.

Avec le début de la révolution, nous avons remarqué qu’il y avait une multiplication des chansons de rap au Soudan. Quelle est la relation entre la révolution et le rap, en quoi la révolution a contribué à encourager les artistes à écrire du rap ?

L’histoire du rap soudanais remonte aux années 90, mais à l’époque c’était du rap « underground » : les artistes n’étaient pas connus, ils partageaient leurs œuvres avec un public très limité. Le rap était donc complètement présent au Soudan avant la révolution, mais disons que la révolution a été l’occasion de le révéler au grand public.

Quels sont les sujets abordés par le rap soudanais ?

On peut dire que le rap soudanais a connu trois étapes. Au début le rap soudanais est venu des pays du Golfe, [où vit une importante diaspora soudanaise]. A l’époque, c’était plutôt comme un jeu entre rappeurs : quelqu’un fait une chanson, et quelqu’un d’autre répond. La deuxième étape, c’était après 2010. Le rap soudanais a commencé à aborder des problèmes sociaux et politiques dans le pays, tels que la séparation du Soudan du Sud, la crise économique et d’autres problèmes de la vie quotidienne. C’était au moment de la vague des printemps arabes, où le rap qui porte des messages politiques a été mis en valeur dans les pays arabophones. Quant au troisième type, c’est celui qui est apparu avec le début de la révolution. Avec un ton et des messages beaucoup plus radicaux, il est marqué par un fort engagement politique, notamment dans la critique de la dictature au Soudan.

Quelle est la situation du rap aujourd’hui au Soudan ?

Depuis 2019-2020, le rap au Soudan s’est considérablement développé. C’est le cas aussi niveau régional, en particulier dans la région du Maghreb. La révolution a conduit à une très grande ouverture. Aujourd’hui, il y a des concerts de masse et certains rappeurs soudanais deviennent des chanteurs internationaux. Les sujets abordés par les chansons de rap au Soudan incluent des sujets liés à la situation générale, y compris sociale et politique. Il y a aussi, évidemment, des chansons qui se concentrent sur le divertissement plus que sur la politique, comme partout dans le monde, car il existe une grande diversité de formes et de contenus artistiques. En tous cas, on peut dire simplement que le rap soudanais est en plein essor.

Le régime précédent du dictateur Omar El-Béchir a-t-il lutté pour empêcher l’émergence du rap ?

Oui, le régime précédent a activement lutté contre le rap, en tentant d’arrêter les artistes et en combattant leur travail, car ils ont une conscience politique qui leur permet d’influencer les foules. Mais heureusement, après la révolution [pendant le gouvernement de transition, 2019-2021] il y a eu une ouverture et le domaine des libertés s’est considérablement élargi. Pour la première fois les rappeurs ont pu pratiquer leurs activités sans restriction. La preuve la plus évidente ce sont les concerts de masse : le premier, dans le hip-hop, c’était celui d’Ayman Mao devant une foule immense sur la place d’Al-Qyada occupée par les manifestant-e-s pendant la révolution, et depuis, après la révolution, il y a eu trois autres concerts de masse à Khartoum, c’est donc un bon signe.

Quels sont les problèmes auxquels sont confrontés les rappeurs au Soudan ?

Le grand problème dont souffre le rap au Soudan est le manque de sociétés de production. Il y a une absence totale de sociétés de production et de commercialisation au Soudan, en particulier pour les chansons de rap. Tous les enregistrements se font au prix des efforts individuels des rappeurs, et cela nous ralentit beaucoup dans notre travail car nous n’avons pas beaucoup de moyens techniques ni pour produire ni pour promouvoir nos chansons.

Quel est votre projet artistique, que vous cherchez à promouvoir à travers vos chansons de rap ?

Je me considère plutôt comme un chanteur de hip-hop. La plupart de mes chansons évoquent les problèmes sociaux et politiques auxquels sont confronté-e-s les Soudanais-e-s aujourd’hui. À travers mon projet artistique, je cherche à faire découvrir le Soudan au reste du monde, et c’est la raison pour laquelle je mixe des extraits de musique soudanaise avec le rythme du hip-hop, afin que ma musique garde une essence vraiment soudanaise, et que la personne qui écoute puisse savoir que cette musique vient du Soudan. Je cherche à présenter des langues locales, autres que la langue arabe [qui est la langue officielle du pays]. J’essaye de faire découvrir la culture, les régions, les traditions soudanaises, [dans toute leur diversité, car c’est un enjeu très important au Soudan, où le gouvernement a tenté d’imposer une identité unique pendant des décennies]. En ce moment, je me concentre davantage sur les régions touchées par la guerre, afin de contribuer à la paix.

Vous avez récemment sorti deux chansons, parmi lesquelles la chanson "Anjrota" dans laquelle l’une des langues soudanaises locales a été utilisée. Pouvez-vous expliquer ce que cette chanson signifie pour vous et quelle langue vous avez utilisé ?

"Anjrota" est un mot de la langue albertaine, un groupe ethnique qui habite au sud de la région du Nil bleu, qui s’étend jusqu’en Éthiopie. C’est l’un des groupes qui a beaucoup souffert au Soudan de la la marginalisation culturelle et ethnique [mise en place par le régime], même s’ils vivent dans une région riche en or. Le but de la chanson était de refléter la souffrance de ce groupe et de protester contre l’injustice et la marginalisation et de défendre ceux qui l’ont subie et la subissent encore. Le rythme musical utilisé dans la chanson s’appelle le rythme Kalash, et c’est l’un des rythmes musicaux les plus célèbres de la région du Nil Bleu. J’aime les airs et rythmes traditionnels soudanais en général, c’est la raison pour laquelle j’ai choisi de les incorporer à la chanson.

Quant à la deuxième chanson, dans laquelle j’ai repris un morceau d’une chanson d’Hassan Khalifa Al Atbarawi, qui est un artiste révolutionnaire comme moi. [NB : Né en 1919 et mort en 2010, Hassan Khalifa Al Atbarawi est un des plus grands chanteurs de l’histoire du Soudan, connu pour son amour pour le pays et ses chansons engagées contre le système colonial anglais. Il a également participé aux mouvements de la lutte contre le système colonial dans sa ville de naissance à Atbara]. C’est pour cette raison que j’ai choisi d’interpréter sa musique. C’était aussi une tentative pour intéresser les générations plus âgées pour briser leurs stéréotypes et les inciter à écouter du rap. Mon idée c’était de faire un pas vers cette génération pour leur donner à eux aussi un sentiment d’appartenance, leur montrer que cette musique peut s’adresser aussi à eux.

Comment les Soudanais et les Soudanaises perçoivent-ils le rap ?

La société soudanaise est plutôt une société conservatrice où une grande partie des gens ont peur de l’innovation, mais on remarque que la société change petit à petit son regard sur les nouveaux courants artistiques, notamment sur le rap. Le ​​rap était déconsidéré dans le passé, et aujourd’hui ce n’est plus le cas, c’est l’un des aspects positifs de la révolution. C’est aussi parce que le rap répond à leurs problèmes, dans la vie quotidienne, dans ses aspects sociaux et politiques. Mais chez les gens qui ont plus de 30 ans, une grande partie refuse encore d’écouter des chansons de rap, même si certains commencent à aimer ça, comme c’est le cas dans presque toutes les sociétés.

Comment voyez-vous l’avenir du rap au Soudan ?

Vu les récentes évolutions, on peut s’attendre à un succès grandissant du rap et que sa présence sur la scène culturelle au Soudan se consolide encore plus. Il y aura sans doute une acceptation de plus en plus grande du public soudanais pour ce style de musique. Mais il y a de grands défis auxquels fait face le rap, notamment la restriction des libertés après le coup d’État du 25 octobre. La multiplication des libertés politiques, sociales, intellectuelles avaient beaucoup influencé le développement du rap dans les deux dernières années, alors que depuis le 25 octobre on constate une baisse du niveau de libertés, et cela s’est répercuté négativement sur la scène culturelle. On est aussi confrontés au problème du désintérêt des autorités pour les questions artistiques et culturelles, et d’une indifférence totale de l’Etat envers les jeunes créateurs et artistes. Au Soudan il n’y a pratiquement pas d’infrastructures culturelles. Le troisième défi est qu’il n’y a pas, jusqu’à aujourd’hui, de syndicat de rappeurs qui regroupe tous les artistes, et c’est l’un des défis les plus importants. Et enfin le grand et le plus grand défi, c’est l’absence de sociétés de production artistique. Mais je reste optimiste malgré tous ces défis.

Quelles surprises prévoyez-vous pour les jours à venir ?

Je travaille actuellement sur un projet d’album appelé « Eco Rap », qui abordera les problèmes environnementaux au Soudan. Cet album devrait sortir dans deux mois. J’ai toujours l’intention dans ces chansons de continuer à promouvoir la musique et la culture soudanaises, et cet album parlera aussi de l’histoire et de la diversité culturelle du Soudan. J’ai aussi d’autres projets collectifs de chansons sur la résistance au coup d’État, qui devraient sortir sortir en avril prochain.

Pour écouter les chansons de Black Scorpion

https://m.youtube.com/watch?v=PkFBH2npo1Q

https://youtu.be/yCnZclAKhuo

Sudfa

Sudfa est un petit blog participatif franco-soudanais, créé par un groupe d’amis et militants français et soudanais. Nous nous donnons pour objectif de partager ou traduire des articles écrits par des personnes soudanaises, ou co-écrits par personnes soudanaises et françaises, sur l’actualité et l’histoire politiques, sociales et culturelles du Soudan et la communauté soudanaise en France. Si vous souhaitez nous contacter, vous pouvez nous écrire à sudfamedia@gmail.com, ou via notre page facebook. Pour plus d’infos, voir notre premier billet « qui sommes-nous ». Vous pouvez aussi retrouver tous nos contenus, articles, chroniques et reportages, sur notre nouveau site : sudfa-media.com.

https://blogs.mediapart.fr/sudfa

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