Dans les deux prochains textes nous vous proposons un résumé critique de deux de ses livres qui ont un caractère assez particulier dans son œuvre en raison des sujets analysés. Le premier porte sur la compréhension du phénomène religieux : L’avenir d’une illusion. Le deuxième est consacré à la question du bonheur et aux exigences sans cesse croissantes de l’organisation sociale vis-à-vis de la personne humaine : Le malaise dans la culture.
Quelques mots sur Freud
Sigmund Freud voit le jour en mai 1856 à Freiberg (Moravie) dans une famille de commerçants dont la prospérité paternelle ne durera pas. Au début des années 1860, la conjoncture économique va de mal en pis et les revenus familiaux sont en chute. Ses parents décident, quand Sigmund Freud n’a que quatre ans, de s’installer à Vienne. Ils ne retrouveront jamais l’aisance matérielle passée. Malgré des revenus médiocres, Freud effectuera des études en médecine et se spécialisera par la suite en neurologie, sous la direction du professeur Charcot (il sera également en relation avec le professeur Bernheim).
En 1938, les militaires allemands envahissent et annexent l’Autriche (l’Anschluss de mars 1938). Deux mois plus tard, les occupants nazis contraignent Freud, d’origine juive, à l’exil. Freud, maintenant octogénaire, ira s’installer à Londres où il décédera en septembre 1939.
Freud est devenu célèbre en raison de deux grandes découvertes qui auront pour effet de révolutionner notre conception de l’être humain : 10) l’inconscient3 (le su et l’insu, le connu et l’inconnu) et 20) une méthode inédite de traitement thérapeutique des névroses4 : la psychanalyse (les associations libres5). Il échafaude un cadre conceptuel abstrait6 qu’il inscrit dans une démarche théorique qu’il remanie sans cesse. Auteur prolifique, ses travaux ont exercé une influence majeure dans plusieurs disciplines intellectuelles dont les suivantes : la psychiatrie, la psychologie, la philosophie7, l’ethnologie, la sexologie, la sociologie et même la science politique.
Freud a développé deux manières abstraites de concevoir l’appareil psychique humain : la première topique développée dans le chapitre VII de L’interprétation du rêve (1900) et la deuxième exposée dans le chapitre intitulé « Le Moi et le Ça » qu’on retrouve dans le livre Essais de psychanalyse (1923). Les « topiques psychiques » correspondent à des abstractions. Il s’agit plus précisément d’une « théorie des lieux » qui opère une différenciation de l’appareil psychique en un certain nombre de systèmes qui ont des caractéristiques particulières et qui autorisent une représentation qui fait image. L’appareil psychique comporte dans les deux cas trois instances ou trois systèmes ou encore trois lieux. Dans sa première formulation théorique, en 1900, Freud va parler du préconscient, du conscient et de l’inconscient. Dans sa formulation théorique de 1923, il va toujours faire intervenir le conscient et l’inconscient qu’il met en relation avec le Ça, le Moi et le Surmoi.
La première topique de 1900
La topique freudienne correspond à une approche théorique qui implique une différenciation de l’appareil psychique. Dans le chapitre VII de l’ouvrage intitulé L’interprétation des rêves (1900) Freud nous apprend que l’appareil psychique se compose de trois systèmes. On y distingue trois niveaux déterminés distincts mais néanmoins reliés : le conscient, le préconscient et l’inconscient. Le « conscient » est réduit à un espace de contact entre le sujet pensant et la réalité qui lui est extérieure. C’est par là qu’entre l’information. Derrière le « conscient », nous retrouvons le « préconscient » qui s’accompagne de représentations mentales accessibles au conscient. Derrière le « préconscient » se pose ce que Freud désigne comme étant « (l’)inconscient », c’est-à-dire : la censure. Son rôle ici consiste à interdire l’expression des désirs qui existent dans le préconscient et le conscient. Cette abstraction repose sur le refoulement et la recherche du plaisir et l’évitement du déplaisir.
La deuxième topique de 1923
Freud remaniera, quelques années plus tard, sa théorie et mettra de l’avant une deuxième topique de l’appareil psychique. Dans l’inconscient, il distinguera le « Ça » (das es) et le « Surmoi » (das über-Ich) et dans le conscient (conscient et préconscient devons-nous dire pour être plus précis) il identifiera le « Moi » (das Ich). Le « Ça » correspond au rôle pulsionnel de la personnalité. Il s’agit des désirs inconscients de l’individu. Il obéit au principe de plaisir. Il veut et il lui faut tout sur le champ. Le « Ça » est ce qui nous reste de l’instinct animal. Il ne supporte aucune entrave ou frustration. Il est inné. Si les personnes humaines n’étaient régies que par l’instance du « Ça », les règles du vivre-ensemble en société seraient tout simplement impossibles. Le « Surmoi » pour sa part est une instance morale qui s’est développée suite à l’intériorisation des exigences et des interdits parentaux et sociétaux lors de l’éducation de la personne. Le « Surmoi » est essentiellement acquis. Il doit empêcher le « Ça » d’agir comme bon lui semble. C’est lui qui permet la vie en société. Le « Ça » et le « Surmoi » sont inconscients. Entre eux, intervient le « Moi ». Il s’agit d’une instance qui doit trouver des compromis entre les exigences contradictoires du « Ça », du « Surmoi » et la réalité. Freud nous dit que le « Moi » est en partie conscient et préconscient, il utilise des mécanismes inconscients comme le refoulement.
Sur la portée de l’œuvre de Freud selon lui-même…
Freud avait une très haute opinion de la portée de sa découverte de l’inconscient. À ce sujet, il a écrit :
« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l’égoïsme naïf de l’humanité deux graves démentis. La première fois, ce fut lorsqu’elle a montré que la terre, loin d’être le centre de l’univers, ne forme qu’une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se rattache pour nous au nom de Copernic […]. Le second démenti fut infligé à l’humanité par la recherche biologique, lorsqu’elle a réduit à rien les prétentions de l’homme à une place privilégiée dans l’ordre de la création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant l’indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s’est accomplie de nos jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains. Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi (en italique dans le texte Y.P.) qu’il n’est pas seulement maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de renseignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique [8]. »
Après Copernic et Darwin, Freud se voyait comme étant la troisième personne à avoir infligé l’une des trois grandes blessures narcissiques de l’humanité. Rien de moins.
Yvan Perrier
Notes
1.Topique (grec topos : lieu). La « topique psychique » correspond à la description dynamique de la structure mentale dans le cadre d’une théorie des lieux. Freud distingue et différencie les parties de l’appareil psychique en trois systèmes disposés dans un certain ordre et dotés de caractéristiques et de fonctions particulières et différentes. Il s’agit d’une métaphore qui permet de spatialiser les grandes composantes des lieux psychiques.
2.La méthode de traitement des névroses de Sigmund Freud s’éloigne des moyens préconisés par la médecine traditionnelle. Ici, pas de traitement choc et pas de drogue. Il n’y a que la parole. En parlant, en établissant des libres associations, le patient revit des situations traumatisantes pouvant remonter jusqu’à l’enfance. Les mots et les idées conduisent les patients à évoquer des souvenirs profondément enfouis dans leur mémoire, souvenirs dont ils n’ont plus « conscience ». Le patient se raconte sans contrainte. L’inconscient se libère petit à petit de toute censure et les événements traumatisants de la petite enfance refont surface. Les « faits de mémoire » (la réminiscence) sont vécus une seconde fois pour être agencés autrement. Dans la démarche thérapeutique, les situations sont vécues comme étant toujours présentes et sont transférées sur le psychanalyste. La cure psychanalytique dépend de la manière dont est négocié ce transfert.
3.Leibniz a montré, dès le XVIIe siècle, la structure dynamique de l’inconscient. Freud a mis en lumière les manifestations de l’inconscient dans la structure psychique entière. Il a soulevé l’hypothèse de l’existence d’un « inconscient dynamique » en lien avec le refoulement sexuel.
4.La « névrose » correspond à une affection mentale sans lésion corporelle ou physique apparente. Les symptômes névrotiques sont censés disparaître quand ce qui était « inconscient » redevient « conscient ».
5.Démarche essentiellement verbale susceptible de favoriser l’apparition de souvenirs liés à des événements pathogènes dans la vie du patient.
6.Le cadre conceptuel de Freud comporte, entre autres choses, les notions suivantes : « topique », « préconscient », « conscient », « inconscient », « Ça », « Moi », « Surmoi », « instinct », « pulsion », « refoulement », « défense », « résistance », « principe de réalité », « principe de plaisir », « Éros » (pulsion de vie, faim, amour), « Thanatos » (pulsion de mort), « narcissisme », « illusion », « censure », « conflit », « rapport de force », « sexualité infantile », « stade oral », « stade anal », « stade libidinal », « complexe d’Œdipe », « activité onirique », « rêve », « cauchemar », « contenu manifeste », « contenu latent », « condensation », « déplacement », « libido », « désir », « formation de compromis », « connexion pathologique », « psychose », « névrose », « acte manqué », « lapsus », « fantasme », « angoisse », « hystérie », « transfert », « déplacement », « condensation », « symbolisation », etc..
7.Chez Freud, la pensée et la conscience ne vont pas nécessairement de pair. Il s’agit ici d’une grande rupture épistémologique avec Descartes pour qui, depuis Aristote, « Être et penser sont le même ». « (O)r du fait même que nous sentons ou pensons, nous existons. » Aristote. 1965. Éthique à Nicomaque. Paris : GF-Flammarion, p. 253. « Je pense, donc je suis » (en italique dans le texte). Descartes, René. (1637). 1960. Discours de la méthode. Paris : Garnier, p. 65.
8.Freud, Sigmund. 1992. Introduction à la psychanalyse. Paris : Petite Bibliothèque Payot, p. 266.
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