Tiré de Médiapart.
Comment a-t-elle pu oser ! Lauréate de la Palme d’or du Festival de Cannes, samedi 27 mai, pour son film Anatomie d’une chute, la réalisatrice Justine Triet a profité de l’occasion qui lui était donnée pour faire feu de tout bois contre la politique du gouvernement lors d’un discours internationalement diffusé.
D’abord sur la réforme des retraites, elle a rappelé que « le pays a été traversé par une contestation historique, unanime, contre la réforme des retraites, qui a été niée par le pouvoir de manière choquante » ; puis sur la politique culturelle de l’exécutif, elle a dénoncé « la marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend », et qui « est en train de casser l’exception culturelle française ». « Cette même exception culturelle sans laquelle je ne serais pas là aujourd’hui devant vous », a-t-elle précisé au public présent au Palais des festivals.
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Séance dans le cinéma le « 5 Caumartin » à Paris en juin 2020. © Photo Sébastien Calvet / Mediapart
Une sortie des plus engagées qui a outré les membres du gouvernement qui n’avaient pas de mots assez durs pour qualifier l’attitude de la lauréate de la Palme d’or. La ministre de la culture Rima Abdul-Malak s’est dite sur Twitter « estomaquée » par un « discours si injuste : ce film n’aurait pu voir le jour sans notre modèle français de financement du cinéma, qui permet une diversité unique au monde ».
Et le ministre de l’industrie Roland Lescure de lui emboîter le pas, qualifiant le discours de la réalisatrice d’« anatomie de l’ingratitude d’une profession que nous aidons tant… ». En somme, comme dirait l’autre, Justine Triet aurait ce samedi soir « craché dans la main qui l’a nourrie ».
Arguments hors sujet
Sur les réseaux sociaux, comme dans les médias de grande écoute, Justine Triet a aussi subi les foudres de celles et ceux qui estiment qu’elle a perçu beaucoup trop d’argent public pour son film. De nombreuses critiques s’indignaient qu’elle ait bénéficié de 900 000 euros de financement de France Télévisions, 500 000 euros du Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) et 300 000 euros de subventions régionales, sur un budget total de 6,2 millions d’euros.
« Il est peut-être temps d’arrêter de distribuer autant d’aides à ceux qui n’ont aucune conscience de ce qu’ils coûtent aux contribuables », a ainsi commenté le député macroniste Guillaume Kasbarian – ci-dessous interviewé en vidéo par Mediapart.
Sauf que ces arguments sont complètement hors sujet, car ils ne tiennent pas compte de la fin du discours de la cinéaste à Cannes, qui a justement précisé que si elle n’avait pas bénéficié de cette « exception culturelle » française, elle n’aurait tout simplement pas obtenu sa Palme d’or. Ce qu’elle dénonce, bien au-delà de son cas personnel, ce sont les inquiétudes qui traversent le monde du cinéma. Inquiétudes que le gouvernement et les député·es macronistes aimeraient visiblement mettre sous le tapis.
En effet, les piliers économiques sur lesquels s’est construite la fameuse « exception culturelle cinématographique française », qui a permis une production abondante de films à petits et gros budgets depuis 70 ans, et à tout un écosystème de se développer en France, sont mis à mal.
La fréquentation toujours en berne
Premier pilier : la fréquentation des salles de cinéma qui, si elle remonte ces derniers mois, est encore loin d’avoir retrouvé ses niveaux d’avant la crise sanitaire. Le dernier bilan du CNC 2022, publié il y a quelques jours, fait état d’un nombre d’entrées encore inférieur de… 26,9 % par rapport à la moyenne des années 2017-2019.
Plus préoccupant, cette baisse affecte davantage les films d’« art et d’essai », en opposition aux films à gros budget. Ils ne représentaient plus que 21,5 % des entrées en 2022, contre 28,3 % en 2019, et 23,5 % en moyenne ces dix dernières années. Mécaniquement, ce sont les petits exploitants de salles de cinéma – qui misent moins que les grands complexes sur les blockbusters américains et les comédies françaises grand public – qui se retrouvent le plus en difficulté.
Mais la crise va bien au-delà. Car c’est tout le modèle économique du cinéma français qui repose sur un bon niveau de fréquentation des salles. Sur chaque ticket vendu est en effet prélevée une taxe de 10,72 %, appelée taxe spéciale additionnelle (TSA), qui vient alimenter un fonds géré par le CNC destiné à soutenir l’industrie dans son ensemble : de la production et de la distribution de films à la rénovation des salles et des équipements, en passant par l’éducation au cinéma.
Instauré après guerre, ce dispositif a été central dans l’organisation et la planification de l’industrie cinématographique française. Il a concrètement permis de maintenir un bon niveau d’investissement dans les infrastructures et la production. Et donc d’attirer toujours plus de public en salles.
Les plateformes chamboulent tout
Hélas, la machine est grippée. L’une des raisons les plus structurelles de la désertion des salles est la concurrence nouvelle des plateformes américaines de vidéos à la demande, telles que Netflix, Amazon et Disney+, peut-on lire dans cette autre étude du CNC. Leur développement a été « accéléré par la pandémie ». Ainsi, elles « touchent un public plus large » – notamment les plus de 60 ans, un public habitué des salles.
Que fait le gouvernement pour inverser la tendance ? À vrai dire pas grand-chose. Au contraire, il a plutôt tendance à accompagner le développement des plateformes en France. Elles qui tentent de chambouler le deuxième pilier du financement du cinéma français : la chronologie des médias.
Ce dispositif, qui fonctionne depuis les années 1980, permet le préfinancement des films français par les chaînes de télévision Canal+, OCS, mais aussi France 2, Arte, TF1 ou M6, en échange de droits de diffusion quelques mois ou années après la sortie en salles.
Ce partenariat de longue date entre le cinéma et les chaînes de télévision a été complètement remis à plat par l’arrivée en force des plateformes américaines, qui connaissent un franc succès auprès du public – Netflix revendique plus de 10 millions d’abonné·es en France.
Ces plateformes n’ont pas pour habitude de financer des films qu’elles ne pourront proposer à leurs abonné·es que plusieurs mois ou années après leur sortie en salles – elles qui ont, à l’inverse, inculqué à leur clientèle la culture de l’instantanéité et de l’assouvissement du plaisir éphémère, en anglais le binge-watching.
Dès lors, elles exercent une pression forte pour renégocier les accords sur la chronologie des médias. En fin d’année dernière, Disney+ menaçait par exemple de ne pas sortir sa superproduction, Black Panther 2, dans les salles françaises si elle n’obtenait pas de changement significatif. Horreur pour tous les exploitants de salles qui misent sur les films Marvel pour garder la tête hors de l’eau.
En réaction, Canal+, premier financeur historique du cinéma français, menaçait de réduire la voilure si cette nouvelle concurrence low cost obtenait gain de cause. Depuis, c’est le statu quo. Reste que ces conflits perpétuels entre grands argentiers mettent le monde du cinéma en tension permanente.
Le gouvernement complice
De son côté, le gouvernement, coupable, joue sa traditionnelle partition du « en même temps » néolibéral. Il ne veut pas enfreindre le développement des plateformes en France – pourtant si peu enclines à y payer leurs impôts – mais tente d’obtenir d’elles des compensations financières pour satisfaire tout le monde.
Sur France Culture en septembre dernier, la ministre Rima Abdul-Malak s’était par exemple félicitée de la transposition d’une directive européenne en 2021, qui demande aux plateformes de consacrer entre 20 et 25 % de leur chiffre d’affaires à la production audiovisuelle et cinématographique du pays. « C’est un tournant historique, aussi important que la création du CNC après la guerre ! », s’était-elle enflammée.
Mais pour le cinéma français, le compte n’y est pas : les plateformes sont moins intéressées par la production cinématographique d’art et d’essai que par la production audiovisuelle – ce qui ne sort pas en salles –, comme les séries TV. En d’autres termes, la ministre s’est félicitée d’avoir ouvert la boîte de Pandore.
Or, plus les plateformes prendront une place importante dans l’industrie, plus elles pourront imposer leurs vues sur la création cinématographique française. C’est ce que cette tribune dans Le Monde de professionnel·les du cinéma, déjà signée par Justine Triet, avait dénoncé en 2021. « Nous lisons ici et là que le numérique et ses opérateurs mondiaux règlent la nouvelle marche du monde, qu’il serait sage de se mettre au pas de cette “modernité”. De cesser d’y résister. Nous ne voyons pas de gage de modernité dans le risque de destruction d’un tissu culturel et cinématographique riche de sa diversité », avaient-ils écrit.
À l’avenir, il sera d’autant plus difficile pour le régulateur de lutter face à cette concurrence féroce que le gouvernement bloque en parallèle des leviers publics potentiels pour financer le cinéma : la suppression de la redevance publique audiovisuelle, première ressource de France TV et Arte, deux coproducteurs importants du cinéma français, pourrait notamment faire tanguer le modèle économique de ces chaînes. Et si la suppression de cette taxe est pour l’instant compensée par une part de TVA redistribuée par l’État, rien ne dit qu’à moyen terme ce sera toujours le cas. Ce qui affaiblira d’autant leur force de frappe.
Pour toutes ces raisons, et contrairement à ce que les critiques les plus virulentes voudraient nous faire croire, Justine Triet n’est pas totalement déplacée quand elle met sur la place publique le sujet sensible de « la marchandisation de la culture » par ce gouvernement « néolibéral » qui mettrait en péril « l’exception culturelle française ». C’est même un débat sain qu’elle a bien fait de porter à l’attention du plus grand nombre à une heure de grande écoute.
Mathias Thépot
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