Édition du 12 novembre 2024

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Afrique

Série : Les pérégrinations africaines de la dynastie Le Pen

Le Rassemblement national (ex-Front national) a une longue histoire avec l’Afrique. Son fondateur, Jean-Marie Le Pen, puis sa fille, Marine, ont tenté à plusieurs reprises de rendre visite à des chefs d’Etat africains — en vain, la plupart du temps. Rien de très surprenant : l’extrême droite française de l’après-guerre est intimement liée au continent et certaines de ses thèses y trouvent un écho favorable.

Tiré de Afrique XXI.

Longue de trois kilomètres et large de 65 mètres, la piste d’atterrissage est impeccable. Vue du ciel, elle semble avoir été tracée à la règle, d’un seul coup de crayon dans le sable. L’aérodrome d’Amdjarass, inauguré en 2013 mais toujours dans l’attente d’une homologation au niveau international, pourrait être considéré comme un mystère dans cette partie du Tchad, s’il n’avait pas été construit dans le fief d’Idriss Déby Itno, président de 1990 jusqu’à sa mort sur le champ de bataille, le 19 avril 2021. Féru d’aviation et lui-même pilote, l’autocrate, nommé maréchal huit mois avant son décès, effectuait de longs et fréquents séjours dans sa luxueuse résidence. Si bien que nombre de visiteurs officiels devaient s’y rendre pour un entretien. Même bref.

Par la route, relier Amdjarass depuis N’Djamena, la capitale, est interminable. Il ne faut qu’1 h 30 en jet privé. Jean-Yves Le Drian, le ministre français des Affaires étrangères, s’y est plusieurs fois rendu. En mai 2019, son Falcon 7X avait d’ailleurs directement rejoint l’aérodrome d’Amdjarass depuis Paris. Le premier ministre Jean Castex en a lui aussi fait l’expérience, le 31 décembre 2020, dans le cadre d’un aller-retour express depuis la capitale tchadienne, où il était venu passer le réveillon avec les troupes de la force Barkhane.

Trois ans plus tôt, en mars 2017, c’est une autre figure politique française qui avait surpris tout le monde en se rendant dans le fief de Déby. Marine Le Pen, présidente du Front national (FN, renommé Rassemblement national, RN, en 2018), alors candidate pour la deuxième fois à l’élection présidentielle française, avait fait le crochet lors de son voyage de 48 heures dans le pays. À quelques jours du premier tour, elle était arrivée à N’Djamena dans un Falcon 900 loué à une compagnie privée. D’abord prévue au Palais présidentiel, l’entrevue avait été déplacée à Amdjarass. Elle avait alors fait appel à une autre société locale, RJM Aviation, pour rejoindre Déby à bord d’un Gulftream 3. Un petit détail qui a fait tiquer la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, chargée d’éplucher les dépenses des candidats, dans son avis rendu en décembre 2017. De fait, une partie du coût de ce premier et unique voyage officiel de Marine Le Pen en Afrique a été invalidée (un peu plus de 18 000 euros pour la location du Gulfstream). Louer un avion pour faire campagne auprès des troupes françaises, c’est une chose. Faire trois heures de jet privé pour serrer la main d’un président africain en est une autre.

« Nous parlons le même langage »

Aux dires de la candidate, interrogée sur France Bleu en juin 2018, elle a dû louer « au dernier moment » un second avion pour se rendre à Amdjarass « parce que le gouvernement français a fait pression sur la compagnie aérienne pour m’empêcher de rejoindre la résidence du président du Tchad ».

Lors de son séjour, Mme Le Pen s’est rendue à l’Assemblée nationale, a été reçue par la Première dame, Hinda Déby Itno (quatrième épouse du « maréchal-président »), a visité un hôpital… Puis elle a rencontré les miliaires français de l’opération Barkhane. Évidemment, elle n’a pas manqué de dénoncer la Françafrique... tout en courant après celui qui, arrivé et maintenu au pouvoir grâce à l’aide de Paris, était alors l’une des incarnations de ce système. « Nous parlons le même langage », a même estimé la patronne du FN. Comme l’a souligné le journal tchadien Alwihda, Le Pen et Déby ont effectivement au moins une idée en commun : le souverainisme monétaire. La première vilipende depuis des années l’euro et défend le retour au franc, quand le second, qui ne manquait pas une occasion de s’attaquer au franc CFA, prônait la création d’une monnaie nationale (sans jamais l’avoir mise en oeuvre). Un dossier toujours brûlant entre Paris et ses anciennes colonies.

« Si je veux que l’Afrique soit la première des priorités internationales de la France, ce n’est ni par charité, ni par cupidité, a-t-elle également déclaré devant les députés tchadiens, c’est tout simplement parce que notre intérêt commun rencontre notre amitié réciproque. » Voilà pour le programme. Un discours que Le Pen voulait « fondateur ». « Elle était venue chercher le vote des militaires, chez qui elle a des sympathisants », croit savoir un membre de la communauté française au Tchad. « À ma connaissance, elle n’a rencontré officiellement aucun civil français », ajoute-t-il. Elle n’a pas non plus rencontré les représentants de la diplomatie hexagonale.

Les visites officielles du Front national en Afrique ont été rares. Beaucoup de tentatives ont échoué. Mais celles qui ont abouti ne sont pas passées inaperçues. Quel est, en effet, le sens de ces voyages alors que le parti d’extrême droite s’attaque régulièrement aux immigrés et aux musulmans en France, dont une grande partie vient justement de ce continent ?

« Le Congo aux congolais, la France aux français ! »

En réalité, l’extrême droite française est intimement liée à l’Afrique : le processus de décolonisation, auquel elle s’est opposée (surtout en Algérie), constitue l’un de ses terreaux, tandis que ses revendications nationalistes (préférence nationale, contrôle des frontières, souveraineté monétaire, ethnodifférentialisme (1)) ont fini par trouver un écho chez certains leaders africains, comme Idriss Déby Itno ou l’Ivoirien Laurent Gbagbo. Le « chacun chez soi » séduit. En 2012, des Congolais avaient d’ailleurs manifesté à Paris en scandant ce slogan : « Le Pen oui ! Le Congo aux Congolais, la France aux Français ! » Les « Patriotes » ivoiriens, soutiens de Laurent Gbagbo depuis sa chute en 2011, ont quant à eux pris l’habitude de manifester à Paris le 1er mai aux côtés du Rassemblement national, qui se réunit à cette date afin de rendre hommage à Jeanne d’Arc.

En critiquant la Françafrique et en s’opposant aux interventions militaires françaises en Libye et en Côte d’Ivoire, le FN a gagné des soutiens sur le continent. Il a aussi dénoncé le coup d’État constitutionnel de Denis Sassou-Nguesso en 2015 au Congo-Brazzaville, lorsque ce dernier a organisé (et remporté avec 93 % des suffrages) un référendum destiné à le maintenir au pouvoir. François Hollande avait, lui, fini par accepter cette parodie de consultation populaire, au grand dam des opposants congolais.

Outre le passif de Jean-Marie Le Pen pendant la guerre d’Algérie, où il a eu notamment recours à la torture, le Front national et l’extrême droite française plongent historiquement leurs racines dans des mouvements « anti-décoloniaux » comme l’OAS (2), Occident puis Ordre nouveau (3).

Le Pen et Mandela, la rencontre impossible

L’une des figures de ces deux dernières organisations, cheville intellectuelle de l’idéologie frontiste, est François Duprat, assassiné dans un attentat en 1978 (un meurtre qui n’a jamais été élucidé), et à qui Jean-Marie Le Pen rend hommage chaque année. Au Congo, en 1965, Duprat fréquente nombre de soldats perdus de l’OAS – partis en Afrique subsaharienne avec l’aide de Jacques Foccart, le « Monsieur Afrique » de Charles de Gaulle - alors qu’il gravite dans l’entourage de Moïse Tshombe, éphémère président du Katanga sécessionniste. Selon l’historien Nicolas Lebourg et le documentariste Joseph Beauregard, François Duprat établit même des réseaux de financement entre le Congo et la France, qui alimenteront notamment le Front national – mais aussi François Mitterrand. Avec Ordre nouveau, Duprat participe d’ailleurs à la fondation du FN en 1972 aux côtés de Jean-Marie Le Pen (4) et de l’ex-OAS Roger Holeindre.

D’autres cadres frontistes, issus ou proches de ces milieux, ont fait une « belle » carrière dans les réseaux de la Françafrique. Le mercenaire Bob Denard a ainsi pioché dans les rangs du Front national pour recruter ses hommes de main. François-Xavier Sidos est de ceux-là : ce conseiller de Jean-Marie Le Pen dans les années 1990 avait dirigé pendant quatre ans, dans les années 1980, la 2e compagnie de la garde présidentielle comorienne, aux ordres de Denard. Jacques Duchemin est une autre de ces figures du Front national (dont il a claqué la porte à la fin des années 1990) qui ont fait leurs classes en Afrique. Il fut tour à tour « sous-secrétaire d’État » de Moïse Tschombe, conseiller du président tchadien François Tombalbaye et ministre de Jean-Bedel Bokassa en Centrafrique…

De cette dernière expérience, il tirera un roman, L’Empereur, publié en 1981 chez Albin Michel. Duchemin a également été le conseiller de Bernard Kolelas, Premier ministre de Pascal Lissouba au Congo pendant… un mois. En 2002, le fils de Kolelas, Guy Brice Parfait, ministre puis opposant à Denis Sassou-Nguesso, a fait partie, avec Louis Aliot, de la fine équipe ayant tenté d’emmener Jean-Marie Le Pen en Afrique du Sud dans le but de serrer la main de Nelson Mandela. L’avocat parisien Marcel Ceccaldi, défenseur (entre autres) de Seif al-Islam Kadhafi et du couple Gbagbo, était aussi de la partie.

L’initiative n’avait pas manqué de susciter des interrogations. En 1990, après l’annonce, par le président sud-africain Frederik de Klerk, de la libération du leader de la lutte anti-apartheid, Jean-Marie Le Pen avait qualifié ce dernier de « terroriste » lors de l’émission « L’heure de vérité » : « Cela ne m’a pas ni ému ni ravi, d’abord parce que j’ai toujours une espèce de méfiance à l’égard des terroristes. » L’année même de cette tentative (2002 donc), Jean-Marie Le Pen, qui n’est pas à une contradiction près, écrivait dans son programme présidentiel : « Alors que nos dirigeants ne cessent de donner aux Français des leçons “d’antiracisme”, nous avons soutenu l’accession au pouvoir de Nelson Mandela en Afrique du Sud, puis son successeur, qui sont en train de ruiner le pays en provoquant l’exode des Blancs. (5) »

Bongo, Houphouët-Boigny, Obiang...

Le Pen n’en était pas à sa première tentative de rencontrer des leaders africains. En avril 1987, il y est parvenu. Il s’est rendu au Palais du bord de mer, à Libreville (Gabon), pour une entrevue avec Omar Bongo Ondimba. Cette année-là, le « Menhir » a été à deux doigts de réussir une véritable « tournée africaine ». S’il a pu se rendre aussi à Abidjan pour une rencontre avec l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny – en « communion d’idée » avec celui-ci, Jean-Marie Le Pen le proposa comme lauréat du prix Nobel de la paix à son retour à Paris -, ses étapes à Kinshasa et à Dakar ont finalement été annulées. La presse sénégalaise avait souligné l’incompatibilité entre les propos racistes de Jean-Marie Le Pen et sa venue en terre africaine. Après 2002 et sa tentative avortée de rencontrer Mandela, il a fallu attendre quatorze ans pour voir le fondateur du Front national fouler à nouveau le sol africain, en 2016. L’invitation est cette fois venue de Guinée équatoriale, où le président, Teodoro Obiang Nguema Mbasogo, se préparait alors à prêter serment, pour la cinquième fois, après avoir remporté les élections avec 93,7 % des suffrages.

À l’époque, le dictateur - arrivé au pouvoir en 1979 après un coup d’État contre son oncle (exécuté dans la foulée) - charge son protocole et son entourage d’inviter des personnalités du monde entier pour son investiture. En France, où le fils du président, Teodorìn, est en pleins démêlés avec la justice dans l’affaire des biens mal acquis (BMA) (6), seul Jean-Marie Le Pen répond présent. L’invitation lui a été adressée par Lucas Nguema Esono, ancien ministre de l’Éducation et en lien avec un certain… Marcel Ceccaldi.

La venue de Jean-Marie Le Pen a finalement été moyennement appréciée par le pouvoir. Celui-ci a craint que cela n’entache un peu plus son image auprès de François Hollande, qu’Obiang tentait de rencontrer pour influer sur la procédure des BMA. Vêtu d’un pantalon et d’une chemise blanc immaculé, le président d’honneur du Front national, 87 ans à l’époque, a néanmoins eu droit à des applaudissements nourris, une poignée de main avec Obiang sur l’estrade du Centre international des congrès de Sipopo, et une entrevue avec l’autocrate équato-guinéen. Le président d’honneur du Front national est resté près d’une semaine en Guinée équatoriale.

Une manne financière ?

Une tournée africaine, Marine Le Pen en a rêvé dès 2012, durant sa première campagne présidentielle. Cette année-là, selon Jeune Afrique, les étapes avaient été choisies, mais elle ne souhaitait pas les dévoiler avant son départ de peur que le gouvernement français ne fasse pression sur ses hôtes afin qu’ils ne la reçoivent pas. Elle précise alors une seule chose : qu’elle n’ira pas en Côte d’Ivoire, n’appréciant pas Alassane Ouattara, arrivé au pouvoir un an plus tôt avec l’aide de la France et à la suite d’une crise post-électorale ayant fait 3 000 morts. Plus proche de Laurent Gbagbo, le président défait, elle avait tenté de le rencontrer durant la guerre avec l’aide, une fois de plus, de Marcel Ceccaldi, mais aussi d’un autre avocat, Gilbert Collard, devenu en 2012 député sous les couleurs du Rassemblement bleu Marine (il a aujourd’hui rejoint Eric Zemmour) – et probablement aussi de Bernard Houdin, un ancien du Groupe union défense (GUD), « conseiller spécial » de Gbagbo et représentant du président ivoirien en France. In fine, la « tournée africaine » de Le Pen fille est restée dans les cartons, jusqu’en 2017 et sa visite au Tchad.

« Que cherchent des militants d’extrême droite européens en Afrique ? », s’est interrogé le média allemand Deutsche Welle au lendemain de la rencontre de Marine Le Pen avec Idriss Déby Itno. Ils sont « à la recherche d’alliances mais aussi de financements, et ce n’est pas propre à l’extrême droite », affirme dans ce podcast le politologue français Michel Galy. Selon lui, « droite comme gauche vont faire des tournées [en Afrique] à but lucratif, en cherchant des alliances et des crédits ». Le politologue Jean-Yves Camus, spécialiste de l’extrême droite, avance une autre explication : « Le Front national est perçu comme un parti xénophobe. Faire une tournée en Afrique est donc un moyen de remonter ce déficit d’image. »

Le Front national a-t-il profité de financements en provenance d’Afrique ? Malgré un faisceau de présomptions et parfois d’accusations, aucune affaire n’a pour l’heure été formellement prouvée. En revanche, le Rassemblement national ne nie pas avoir profité d’un prêt de 8 millions d’euros en provenance indirecte d’Afrique, en juin 2017, soit quelques mois après la visite de Marine Le Pen au Tchad. L’information a été révélée par Mediapart, et ses lieutenants l’ont confirmé publiquement. Alors en difficulté financière, à quelques jours de déposer ses comptes de campagne, le parti d’extrême droite est à la recherche de fonds. C’est un homme d’affaire providentiel qui va cette fois le sauver du gouffre : Laurent Foucher. Ce Français est l’un des actionnaires de Telecel group, une société spécialisée dans les services aux télécoms, présente notamment en Centrafrique. C’est justement à Bangui que la convention de prêt a été signée, alors que les fonds ont été transférés depuis une autre société, Noor Capital, basée aux Émirats arabes unis. L’origine exacte de ces fonds n’a pu être établie. Mais le responsable financier de cette société, Olivier Couriol, est cité dans plusieurs affaires de corruption en Afrique, notamment dans l’or au Mali et dans le pétrole au Nigeria.

Notes

1- La thèse de l’ethnodifférentialisme, actuellement en vogue au sein de l’extrême droite française (et qui fera l’objet d’un prochain article), fait des émules sur le continent – elle est notamment reprise par le polémiste béninois Kemi Seba.

2- L’Organisation de l’armée secrète était une organisation clandestine civilo-militaire opposée à l’indépendance de l’Algérie, fondée quelques semaines avant la tentative de putsch militaire d’avril 1961. Pour aller plus loin, lire notamment Rémi Kauffer, O.A.S, histoire d’une guerre franco-algérienne, Seuil, 2002.

3- Occident est un mouvement politique d’extrême droite actif de 1964 à 1968. Il est remplacé par Ordre nouveau, un des principaux mouvements néofascistes français, qui fut à l’origine du Front national en 1972 avant sa dissolution en 1973. Pour aller plus loin, lire Nicolas Lebourg, Jonathan Preda et Joseph Beauregard, Aux racines du FN. L’histoire du mouvement Ordre nouveau, Fondation Jean-Jaurès, 2014.

4- Nicolas Lebourg et Joseph Beauregard, François Duprat, l’homme qui inventa le Front national, Denoël, 2012.

5- Cette vision biaisée de l’Afrique du Sud post-apartheid, qui consiste à dire que tout allait bien avant la fin de ce régime raciste, et que tout va mal depuis, est notamment développée par l’historien d’extrême droite Bernard Lugan, qui a un temps cheminé avec le Front National et dont les écrits alimentent les réflexions du parti. Lire à ce sujet notre enquête : « Avec Bernard Lugan, retour vers le futur pour l’armée française ».

6- Teodorìn Obiang a été condamné en 2020 à trois ans de prison avec sursis et 30 millions d’euros d’amende pour des faits de « blanchiment d’abus de biens sociaux, de détournement de fonds publics et d’abus de confiance ».

Michaël Pauron

Journaliste indépendant. Il a passé près de dix ans au sein de l’hebdomadaire Jeune Afrique, où il s’est notamment occupé des pages « Grand Angle » (grands reportages, enquêtes, investigations). Depuis, il a collaboré à divers journaux, dont Mediapart et Libération.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1036.html

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