Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Russie. La solidarité plus forte que la répression : le cas de Boris Kagarlitsky

Boris Kagarlitsky a été désigné comme le premier lauréat du prix « Prisonnier de conscience » de la Fondation Daniel Singer [Daniel Singer 1926-2000, intellectuel polonais d’origine juive, journaliste-écrivain, d’orientation socialiste, ayant publié dans de très nombreuses revues].

11 mai 2024 | tiré du site alencontre.org
https://alencontre.org/europe/russie/russie-la-solidarite-plus-forte-que-la-repression-le-cas-de-boris-kagarlitsky.html

Boris Kagarlitsky est maintenant dans son lieu de détention « permanent » après avoir été déplacé deux fois pendant la période dite de quarantaine [voir sur ce site les articles publiés les 2 et 8 avril]. L’assassinat d’Alexeï Navalny par l’Etat russe souligne la nécessité d’une campagne mondiale pour la libération de tous les opposants au régime de Poutine, emprisonnés.

Le 13 février 2024, Kagarlitsky a fait l’objet d’un procès « en appel » inattendu, au cours duquel les procureurs ont demandé l’annulation des résultats du procès de deux jours qui s’est tenu en décembre 2023. Alors Kagarlitsky avait été libéré avec une amende après avoir passé 4,5 mois en détention provisoire dans la République des Komis, à 1000 kilomètres au nord de Moscou.

Il risquait une peine de 5,5 à 7 ans d’emprisonnement pour « apologie du terrorisme », mais il a été libéré moyennant une amende de 609 000 roubles, soit environ 6500 dollars. De prime abord, l’accusation était absurde. En fait, elle s’inscrivait dans le cadre d’une attaque généralisée contre le mouvement de la gauche russe dans son ensemble et contre l’organe de presse Rabkor de Kagarlitsky en particulier. Elle constituait une mise en garde aux opposants à la guerre et au régime : rompre le silence à propos de la guerre aurait de graves conséquences.

En effet, au moment de l’arrestation de Boris, quelque 21 000 personnes avaient déjà subi des représailles pour s’être opposées à la guerre du Kremlin contre l’Ukraine, dont plus de 2000 avaient été emprisonnées, selon Amnesty International.

Dans le cas de Kagarlitsky, l’accusation de justification du terrorisme portait sur des remarques ironiques qu’il avait faites dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux et intitulée « Explosive Greetings from Mostik the Cat » (Salutations explosives de Mostik le chat). Les autorités n’ont pas compris la plaisanterie de Boris et ont soutenu que Kagarlitsky justifiait l’explosion du pont de Crimée.

Dans la vidéo, Boris Kagarlitsky note que la veille de l’attentat [attaque contre le pont de Crimée le 8 octobre 2022], des vœux de félicitations de Mostik le chat au président Poutine ont circulé sur les réseaux sociaux russes. Le chat étant la mascotte du pont saboté, Kagarlitsky a plaisanté sur le fait que Mostik avait agi en provocateur avec ses félicitations [1]. Boris a fait remarquer plus tard qu’il s’agissait probablement d’une mauvaise blague, mais que ce n’était pas un motif suffisant pour l’arrêter.

En réponse à la détention de Kagarlitsky à Syktyvkar, loin de Moscou pour empêcher les rassemblements en sa faveur, un vaste mouvement « Free Boris » a vu le jour à l’échelle internationale et, plus important encore, dans de nombreuses villes russes. Des manifestations spontanées ont eu lieu, des protestations en ligne, des graffitis « Free Boris » ont été peints sur les murs, et des actions internationales coordonnées ont été organisées à l’occasion de l’anniversaire de Kagarlitsky en août 2023.

Des milliers de signatures ont été recueillies auprès d’intellectuels, d’activistes et d’hommes politiques de premier plan. Le président brésilien Lula a critiqué la détention de Kagarlitsky, tout comme les dirigeants d’autres pays des « BRICS » que Poutine considère comme des alliés. La libération de Boris le 13 décembre 2023 a démontré que la pression et la solidarité internationales fonctionnent.

Le procès en appel, dont Boris s’attendait à ce qu’il confirme le verdict de décembre, s’est terminé par l’annulation du verdict de décembre et une condamnation à une peine de cinq ans dans une colonie pénitentiaire à régime général. Boris a été arrêté dans la salle d’audience.

Le prétexte

L’accusation a fait valoir que Boris Kagarlitsky était en procédure de faillite et ne pouvait pas payer l’amende imposée en décembre, de sorte qu’il devait purger la peine initiale.

Ces deux arguments sont faux : Rabkor a organisé un crowdfunding le lendemain de la libération de Kagarlitsky, et 700 000 roubles ont été collectés en une heure. […] Les frais de justice et les amendes subséquentes ont ajouté 710 000 roubles au montant que Kagarlitsky devait payer. Une fois de plus, le crowdfunding de Rabkor a permis de réunir la somme requise, soit 1 410 000 roubles (15 270 dollars).

Dans un geste presque comique, la banque a essayé de refuser l’argent lorsque Boris a payé l’amende. Il devait payer en personne, mais son nom figurait sur la liste des « extrémistes et terroristes » interdits de transactions financières. Finalement, il a pu payer l’amende, ce qui a mis à mal les arguments des procureurs.

Comme l’a déclaré Ilya Budraitskis, « il est inutile de discuter d’arguments juridiques, il n’y a aucune légalité dans le cas de Kagarlitsky, dans le cas de Navalny ou dans celui des nombreuses autres personnes détenues en raison de leurs opinions. Il n’y a pas de légalité, seulement des décisions politiques venant d’en haut et prises par des tribunaux qui n’ont aucune indépendance. »

Le résultat du procès en appel était inattendu, sévère et significatif. Trois jours plus tard, le 16 février 2024, Alexeï Navalny est décédé dans une colonie pénitentiaire du cercle arctique où il était détenu. Ces événements se sont produits dans le contexte du deuxième anniversaire de l’invasion de l’Ukraine, juste avant l’élection présidentielle pour le cinquième mandat de Poutine, alors que le Kremlin cherche à présenter les Russes comme unis derrière lui.

Kagarlitsky, pour sa part, a été autorisé à faire une déclaration après la décision du tribunal. Il a fait preuve de l’optimisme et de la détermination qui le caractérisent. Il a remercié Rabkor, a demandé plus de solidarité, mais ne s’est pas découragé. Il a déclaré : « Je suis comme toujours en pleine possession de mes moyens. Je continue à rassembler des données et des matériaux pour de nouveaux livres, y compris des descriptions de la vie en prison – maintenant dans des institutions moscovites [voir articles mentionnés]. Quoi qu’il en soit, à bientôt ! Je suis sûr que tout finira par s’arranger. Nous nous reverrons sur la chaîne Telegram et en personne. Nous devons juste vivre un peu plus longtemps et survivre à cette période sombre pour notre pays. »

Le média de Kagarlitsky, Rabkor, a lancé un appel au soutien :

« Boris est venu à l’audience avec son sac déjà fait. Hélas, ce n’est pas en vain. Il a été arrêté dans la salle d’audience. Boris Kagarlitsky n’est ni un extrémiste ni un terroriste, bien qu’il figure sur la liste des terroristes et des extrémistes établie par Rosfinmonitoring [agence de renseignement visant des questions dites financières et le terrorisem]. Boris Kagarlitsky n’a jamais justifié le terrorisme, y compris dans la vidéo et le message postés sur sa chaîne Telegram, qui, à la demande du Ministère public, ont constitué la trame de l’affaire pénale. Si vous voulez aider, vous pouvez utiliser Patreon… Toute aide est la bienvenue. »

La fille de Kagarlitsky, qui participait à un rassemblement impromptu en faveur d’Alexei Navalny, a fait cette déclaration au sujet de son assassinat par Poutine :

« Pour nous tous, c’est un signe particulier, surtout pour ceux qui ont des parents, des amis, des associés, entre les mains du régime de Poutine, nous ne sommes pas tous en sécurité. Maintenant que Boris est derrière les barreaux, il est particulièrement important de comprendre à quel point sa situation est dangereuse, et de faire preuve d’encore plus de solidarité avec Boris, avec son cas et avec des autres prisonniers politiques. Toutes mes condoléances à la famille d’Alexeï. Il m’est très difficile d’imaginer ce qu’ils vivent en ce moment, et c’est très difficile pour nous tous. »

Une déclaration publiée par le Mouvement socialiste russe se lit en partie comme suit : « L’affaire Boris Kagarlitsky est une parodie de justice. C’est aussi une gifle aux milliers de personnes qui ont exprimé leur solidarité avec lui : ils ont écrit des lettres, fait des émissions, collé des affiches. Dès que cela sera possible, notre rédaction publiera de nouvelles façons de soutenir Boris Yulievich. #Liberté pour Boris Kagarlitsky ! #Liberté pour tous les prisonniers politiques ! »

Le nombre de prisonniers politiques augmente à mesure que la Fédération de Russie réprime la dissidence. Vladimir Kara-Murza purge une peine de 25 ans pour trahison. A ce propos, OVD-Info informe sur le nombre de procédures et de détentions en date du 16 novembre 2023. Parmi ceux qui sont derrière les barreaux figurent des membres d’organisations de gauche, des socialistes, des communistes, des anarchistes et des démocrates de gauche non affiliés. Boris Kagarlitsky a rédigé une lettre en faveur d’une campagne de solidarité pour tous ceux qui s’expriment en faveur des droits sociaux et démocratiques et contre le militarisme et l’autoritarisme. Ils doivent être libérés immédiatement et sans condition. (Article publié dans la revue Against the Current, mai-juin 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Suzi Weissman est l’auteure d’une biographie politique de Victor Serge, traduite en français sous le titre Dissident dans la révolution, Ed. Syllepse, 2006.


[1] Les médias sociaux ukrainiens présentent de nombreux félins qui aident les soldats en termes émotionnels. Le thème est aussi utilisé sur les réseaux sociaux à propos des soldats russes. (Réd.)

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Le cas d’Oleg Orlov

Oleg Orlov, après le verdict, emmené par les policiers, 27 février 2024.

Par Dianne Feeley

Comme Boris Kargarlitsky, Oleg Orlov a été condamné en 2023. En octobre dernier, Olov, cofondateur du groupe de défense des droits de l’homme Memorial, aujourd’hui interdit [ont été visés Memorial International et ses « antennes régionales »], a été reconnu coupable d’avoir violé la loi russe contre le « discrédit des forces armées ».

Orlov avait écrit un essai anti-guerre intitulé « Ils voulaient le fascisme, et c’est ce qu’ils ont obtenu ». Cet essai a d’abord été publié en français par Mediapart en novembre 2022. Il l’a ensuite publié en Russie sur sa page Facebook. Il dénonce l’invasion de l’Ukraine par Poutine, qu’il qualifie de « meurtre de masse ». Il écrit :

« La guerre sanglante déclenchée par le régime de Poutine en Ukraine n’est pas seulement le meurtre de masse des habitants et la destruction des infrastructures, de l’économie et de la culture de ce merveilleux pays. Il ne s’agit pas seulement de la destruction des fondements du droit international. C’est aussi un coup dur pour l’avenir de la Russie. Le pays, qui s’est éloigné il y a trente ans du totalitarisme communiste, est retombé dans le totalitarisme, mais désormais fasciste. »

La condamnation d’Orlov s’est traduite par une amende de 150 000 roubles (environ 1630 dollars). Il a clamé son innocence et a refusé d’exprimer des regrets au sujet de son essai. Deux semaines plus tard, les procureurs de l’Etat ont requis un nouveau procès, affirmant que le motif de « haine politique et idéologique » sur lequel reposait l’article n’avait pas été pris en compte. Il a été déclaré « agent étranger » à la fin du mois de janvier 2024.

Depuis 1988, Orlov est actif dans la défense des prisonniers politiques et en tant qu’observateur dans les zones de conflit. Au milieu de l’année 1995, il a fait partie d’une délégation qui a résolu une prise d’otages à Boudionnovsk. Avec d’autres, il est devenu un otage volontaire afin de garantir un échange de prisonniers avec les séparatistes tchétchènes [alors dirigés par Chamil Bassaïev]. Grâce à ce compromis, la Russie accepte d’arrêter les actions militaires en Tchétchénie et d’entamer des négociations. Toutefois, ce tournant de la première guerre de Tchétchénie s’est soldé par une impasse, les pourparlers de paix ayant été rompus. Poutine a ensuite déclenché une deuxième guerre de Tchétchénie.

Memorial a été fondé à la chute de l’Union soviétique pour étudier les violations des droits de l’homme commises à l’époque de Staline. Sa mission a été élargie par la suite non seulement à l’étude de l’ensemble de la période soviétique, mais aussi à la protection des droits de l’homme dans la Russie d’aujourd’hui. Le centre a fait l’objet d’un contrôle plus approfondi après l’adoption de la loi russe sur les « agents étrangers » en 2012. Deux ans plus tard, son centre a été déclaré en tant qu’ONG « agent étranger » par le ministère de la Justice. En décembre 2021, le tribunal de la ville de Moscou a ordonné la fermeture du centre et la liquidation de ses biens. Les procureurs de l’Etat l’avaient accusé de soutenir le terrorisme et l’extrémisme.

Entre 2004 et 2022, le Memorial Human Rights Centre a reçu de nombreuses récompenses en matière de droits de l’homme. Avec des organisations de Biélorussie et d’Ukraine, Memorial a reçu le prix Nobel de la paix en 2022.

Le deuxième procès
Tout au long du nouveau procès de février 2024, Oleg Orlov a passé son temps assis dans la salle d’audience à lire Le Procès de Franz Kafka. Il a refusé de répondre aux questions tout au long des quatre jours. Son avocate, Katerina Tertukhina, a contesté le principe d’un nouveau procès, notant que les procureurs refusaient de préciser en quoi l’essai – cité ci-dessus – discréditait l’armée russe.

Deux membres du mouvement pro-Kremlin « Vétérans de la Russie », Vadim Mironenko et Sergey Bokhonko, qui ont porté les premières accusations contre Orlov, ont témoigné lors du second procès. Mironenko a déclaré qu’il avait suivi les travaux de Memorial et qu’il les avait trouvés « criminels et destructeurs ». Lorsque Orlov a refusé de l’interroger, Mironenko a répondu en accusant Orlov de se vanter de ses talents de négociateur lors de la crise de Boudionnovsk. Et il affirma qu’Orlov avait travaillé « pour épargner » des terroristes qui ont ensuite perpétré des attentats.

Mais le témoin clé de l’accusation, Maria Zueva, qui était censée procéder à l’examen linguistique actualisé de l’essai, s’est avérée être une stagiaire sans expérience préalable.

Le réquisitoire du procureur a maintenu qu’Orlov avait fait plus que partager ses opinions personnelles. L’avocate de la défense n’a fait qu’une bouchée de cet argument, soulignant que l’accusation portait sur la « formulation d’une opinion fausse » concernant l’armée russe. [En fait, la question de la liberté d’expression était posée.] L’avocate a affirmé : « Mais quelle est la menace que représente la formulation d’une fausse opinion ? Et comment une opinion même peut-elle être fausse ? Elle existe simplement ou elle n’existe pas. »

Oleg Orlov a fait une déclaration finale, alors qu’il pensait initialement y renoncer. Il a expliqué que la mort récente d’Alexeï Navalny l’avait incité à faire une déclaration finale : « Mais ensuite, j’ai pensé que tout cela n’était que les maillons d’une chaîne : la mort, ou plus précisément le meurtre d’Alexeï, les persécutions judiciaires d’autres critiques du régime (y compris les miennes), l’étouffement de la liberté dans ce pays et l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. C’est pour cela que j’ai décidé de parler, après tout. »

Orlov a fait remarquer que depuis la publication de son article sur Facebook, les événements n’ont fait que confirmer les questions qu’il avait soulevées dans son essai : « Il est maintenant parfaitement clair que je n’ai pas du tout exagéré. »

La juge Elena Astakhova a ensuite condamné Orlov à deux ans et demi de prison pour avoir « discrédité » l’armée russe. Il a été immédiatement emmené par des policiers masqués, tandis que les supporters présents dans le couloir criaient « Nous t’aimons ! ». (Article publié dans la revue Against the Current, mai-juin 2024 ; traduction rédaction A l’Encontre)

Dianne Feeley est membre de la rédaction d’Against the Current. Elle a été très active dans le mouvement syndical, en particulier dans le secteur de l’automobile, entre autres dans la section Local 22 d’UAW à Detroit.

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