Édition du 19 novembre 2024

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Planète

Risques de pénurie alimentaire : l’incohérence des solutions productivistes

Le conflit opposant Ukraine et Russie, grands producteurs céréaliers, suscite la crainte d’une possible crise alimentaire. Mais si celle-ci devait advenir, elle serait d’abord le résultat de l’utilisation croissante des céréales à d’autres fins que l’alimentation humaine d’une part, et de l’organisation oligopolistique d’un marché volatil d’autre part. Il est regrettable que la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine soit utilisée pour remettre en avant un modèle agricole productiviste totalement incohérent avec tous les efforts déployés par ailleurs pour lutter contre le changement climatique.

31 mars 2022 Tiré de AOC Média

La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine nous a brutalement rappelé la fragilité de notre système alimentaire, en raison de la place de l’Ukraine et de la Russie dans le commerce mondial des céréales. À l’occasion de la réunion du G7 du 25 mars, Emmanuel Macron a alerté sur les risques qui pèsent sur la sécurité alimentaire mondiale et a adopté avec ses collègues un plan d’urgence, l’initiative « farm », pour prévenir le risque de famine dans certains pays, en particulier d’Afrique du Nord.

En quelques mois, le prix de la tonne de blé est passé de 200 euros à 400 euros. Pourtant, le blé est majoritairement semé à l’automne dans toute l’Europe de l’Ouest, et maintenant même en Ukraine et en Russie en raison du changement climatique. Le blé consommé actuellement dans le monde a donc été moissonné au cours de l’été 2021 dans tous les pays de l’hémisphère Nord, principaux pourvoyeurs du marché mondial. Il est vrai que la Russie et l’Ukraine sont depuis quelques semaines sorties du marché mondial, mais des stocks existent en dehors de ces deux pays qui permettent de faire face à la demande et la flambée actuelle des prix résulte de phénomènes spéculatifs dont profitent pleinement les grandes entreprises de négoce de blé. Il faut également indiquer que l’augmentation du prix du blé a commencé plusieurs mois avant la guerre en Ukraine, en raison d’achats massifs de blé par la Chine.

Dans ce contexte, quelle est donc la pertinence des décisions du G7 ?

Les céréales ne servent pas qu’à nourrir les hommes : la concurrence entre les différents usages de la production céréalière

La part des terres arables et de la surface toujours en herbe n’a pas varié significativement depuis 1970. Sur les 13 milliards d’hectares de terres émergées du globe terrestre, 4,9 milliards sont des terres agricoles, dont seulement 1,4 milliard de terres arables susceptibles de produire des céréales notamment (le reste étant occupé essentiellement par des prairies permanentes). Le reste de la surface du globe est occupé par des forêts (4 milliards d’hectares), des villes, des déserts et d’autres terres non cultivables.

Nous ne disposons donc que de 10% de la surface du globe pour cultiver des plantes de toute nature.

Ces 10% de la surface du globe sont soumis à une forte concurrence : la population urbaine augmente et avec elle la taille des villes qui fait disparaître des milliers d’hectares de terres arables. Il y a également concurrence entre les productions qui seront consacrées à l’alimentation des hommes, à celle des animaux, et celles qui seront utilisées comme matières premières pour des productions industrielles.

Ainsi, de 1973 à 2011, la production céréalière mondiale a augmenté de 1,1 milliard de tonnes (passant de 1,5 à 2,6 milliards de tonnes), soit une progression de 73 %. Dans le même temps, la population mondiale est passée de 3,9 milliards d’habitants à 6,9 milliards, soit une croissance de 76 %.

La croissance de la production céréalière peut sembler presque alignée sur celle de la population mondiale à la lecture de ces deux chiffres, mais la réalité est un peu plus complexe.

Le maïs a contribué à 52 % de l’augmentation de la production de céréales au cours de ces 50 années. Le maïs entre peu dans l’alimentation humaine. En revanche, associé au soja, il est devenu une composante essentielle de l’alimentation des animaux et la croissance de sa production a permis d’augmenter la disponibilité de protéines animales pour les habitants de la planète. Comme la consommation de viande a plutôt stagné ou diminué dans les pays développés, elle a augmenté dans les pays en développement.

L’augmentation très importante de la production céréalière mondiale a été affectée pour 43 % directement à l’alimentation humaine, principalement le blé et le riz.
Mais le fait notable est l’augmentation considérable des usages industriels de la production céréalière mondiale pendant cette période, notamment la production d’éthanol : 30 % de l’augmentation de la production mondiale des cinquante dernières années ont été consacrés au développement des usages industriels des céréales. Cela concerne principalement le maïs mais également le blé. L’augmentation de la consommation de céréales pour l’alimentation animale a progressé moins vite que les usages industriels non alimentaires de ces céréales. L’alimentation animale utilisait 42 % de la production mondiale de céréales en 1973, elle n’en utilise plus que 35 % aujourd’hui.

Environ 200 millions de tonnes de maïs américains sont transformées chaque année en éthanol incorporé dans le carburant des véhicules automobiles. 10 % des céréales produites dans le monde servent aujourd’hui de carburant. On pourrait ajouter les surfaces consacrées à d’autres plantes qui ne sont pas des céréales, comme le colza, le soja ou l’huile de palme avec lesquels on produit du diester également utilisé comme carburant. Ce sont autant de surfaces qui ne sont pas consacrées à la production de blé ou de riz susceptible d’alimenter directement des humains.

En France, 11 % seulement de la production céréalière sont consacrés à l’alimentation humaine. La moitié de la production est exportée sous forme de graines ou de produits transformés, de façon à peu près équivalente vers le reste de l’Union européenne et vers les pays tiers. 17 % sont consacrés à l’alimentation animale. Près de 4 % (soit plus de 2 millions de tonnes de céréales) servent à produire de l’éthanol, moyennant quoi la France représente le quart de la production de bioéthanol de l’Union européenne. Nous utilisons aussi environ 3 millions de tonnes de blé pour produire de l’amidon utilisé pour produire des sirops de glucose, des caramels colorants et beaucoup d’autres produits très appréciés des industries agroalimentaires et participant à la production de tous ces produits ultra transformés dont les effets sur la santé sont régulièrement dénoncés.
La diversité des usages des céréales permet de penser qu’un arbitrage est possible entre eux. Nous pourrions choisir de modifier la réglementation européenne qui impose l’incorporation d’éthanol dans le carburant automobile, pour réorienter une partie des céréales utilisées à cette fin vers la consommation humaine des populations qui en ont besoin. Les autres usages industriels pourraient également être reconsidérés.

Le commerce mondial des céréales est dominé par un oligopole

14 % des céréales produites sont échangées sur le marché mondial. Les céréales sont d’abord produites pour répondre à la demande intérieure des pays qui les produisent et non pour être échangées sur le marché mondial, à la différence des produits industriels.

Le commerce mondial des céréales est dominé par un petit nombre de pays.
Les ventes mondiales de maïs qui représentent le plus gros volume d’échanges, sont réalisées essentiellement par cinq pays : les États-Unis (21 % des exportations), devant le Brésil, l’Argentine, l’Ukraine et la Russie.
Pour le blé, la Russie domine, suivie des États-Unis, du Canada, de la France, de l’Australie et de l’Ukraine.

Le marché des céréales est également concentré d’une autre manière. Il est dominé par un très petit nombre de négociants internationaux : Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus, souvent désignés par le sigle ABCD, dominent ce marché depuis des décennies. Les trois premières sociétés sont américaines, la dernière est une société alsacienne à l’origine dont le siège social est maintenant localisé aux Pays-Bas, pour bénéficier du régime fiscal favorable aux groupes multinationaux offert par ce pays fondateur de la construction européenne. On aura une idée de la taille de ces sociétés de courtage en indiquant que Cargill est la plus grande firme américaine non cotée en Bourse ; elle emploie 143 000 personnes et réalise un chiffre d’affaires estimé à 150 milliards de dollars.
D’autres intervenants sont apparus récemment, mais sont peu nombreux et pour le moment de taille bien inférieure. C’est le cas de Glencore, une société anglo-suisse de courtage, de négoce et d’extraction de matières premières, ou bien en France du groupe coopératif InVivo qui vient de racheter le négociant privé Soufflet.

D’autres entreprises asiatiques apparaissent.

La domination des quatre gros négociants historiques reste incontestable. Le négoce n’est qu’un aspect de leur activité. Ces entreprises investissent dans tous les secteurs liés à la transformation des céréales, notamment dans les agrocarburants ou la production d’amidon. Un rapport d’Oxfam international du mois d’août 2012, intitulé Cereal secrets, analysait l’évolution des marchés céréaliers et démontrait le rôle de ces courtiers dans la volatilité des marchés céréaliers mondiaux qu’ils organisent et dont ils profitent en étant à la fois les acteurs du commerce mondial et de la couverture des options qu’ils prennent sur les achats et les ventes de céréales à terme.

Le marché mondial des céréales est donc tout sauf un marché répondant aux critères de la concurrence pure et parfaite. C’est un marché oligopolistique dans lequel les intérêts géopolitiques mélangés aux intérêts privés de quelques intervenants disposant du pouvoir de « faire le marché » jouent un rôle déterminant.

La guerre entre deux intervenants importants sur ce marché a bien sûr des conséquences sur les prix mondiaux, mais elle ne suffit pas à expliquer à elle seule leur évolution, puisque les États-Unis et l’Union européenne jouent un rôle prépondérant dans l’équilibre global du marché mondial des céréales.

Les marchés agroalimentaires sont spécifiques

La volatilité des prix des produits alimentaires est connue depuis très longtemps puisque Gregory King, qui vécut de 1648 à 1712 et qui fut un des premiers statisticiens de l’économie, avait constaté que les variations de prix des céréales n’étaient pas proportionnelles aux variations de l’offre sur le marché. Une réduction de 10 % de l’offre pouvait entraîner une augmentation de 30 % des prix, et plus la réduction des quantités disponibles était importante, plus le multiplicateur d’augmentation du prix était élevé.

Il n’y a pas de mystère là-dedans, il s’agit de produits pour lesquels la demande n’est pas élastique. Une fois que l’on a resserré d’un certain nombre de crans sa ceinture, il faut se nourrir ou mourir.

Dès lors, en l’absence de régulation des marchés, la spéculation joue à plein et entraîne rapidement des flambées de prix des denrées alimentaires qui peuvent être suivies par des baisses tout aussi spectaculaires.

Malheureusement, les responsables politiques européens ont oublié cette réalité élémentaire

Ils avaient eu l’intelligence de construire dans les années 1960 une politique agricole commune qui reposait sur une protection du marché de la communauté économique européenne, grâce à des tarifs douaniers permettant de pratiquer des prix sur le marché européen rémunérateurs pour les agriculteurs, les incitant à produire ce qui était nécessaire pour assurer l’indépendance alimentaire des Européens. Des mécanismes d’achats publics, de stockage puis de mise sur le marché permettaient de stabiliser le prix des denrées alimentaires des pays européens. C’est ainsi qu’en 1972/1973, l’Union soviétique acheta en toute discrétion plusieurs millions de tonnes de céréales sur le marché mondial pour faire face à une grave pénurie chez elle. Lorsque ces achats ont été connus, les prix mondiaux ont flambé tandis qu’ils restaient assez stables au sein de la CEE grâce aux mécanismes de marché qu’elle avait instaurés.

Ceux-ci n’ont malheureusement pas résisté à la pression américaine qui a imposé dans les négociations du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), commencées au milieu des années 80 et conclues en 1995 par la création de l’Organisation mondiale du commerce, la destruction de la politique agricole commune, enjeu majeur de ces négociations commerciales multilatérales. Les États-Unis ont exigé la suppression des mécanismes de marché européen en même temps que le démantèlement de sa protection douanière. Ils étaient secondés par l’Australie et le Canada. Ils ont obtenu ce qu’ils voulaient d’une Union européenne aussi faible à l’époque qu’aujourd’hui. Après avoir capitulé, elle accepta de remplacer le système qui avait permis le développement de l’agriculture européenne, notamment de l’agriculture française, par un système d’aide à l’hectare accordée aux paysans en contrepartie de leur mise en situation de concurrence avec le marché mondial. Les paysans européens savent ce que cela leur a coûté.

La dernière étape de ce démantèlement de la seule politique commune européenne véritable a été la suppression des quotas laitiers en 2015, dans l’euphorie d’une montée temporaire du prix des produits laitiers sur les marchés mondiaux. La FNSEA a appuyé cet abandon en faisant croire aux producteurs laitiers français qu’ils allaient profiter de la hausse du prix du lait et des produits laitiers sur le marché mondial. Il ne fallut pas attendre très longtemps pour que les producteurs laitiers n’aient plus que leurs yeux pour pleurer et que l’on assiste à nouveau à des « grèves du lait » et au déversement de camions de lait dans les caniveaux ou devant les préfectures pour protester contre la vente de leur lait à un prix inférieur aux coûts de production.

Le G7 a perdu sa boussole stratégique

Le G7 appelle les pays producteurs à produire plus de céréales pour se substituer à l’Ukraine et à la Russie. Un mécanisme de répartition des volumes additionnels serait instauré pour répondre à la demande des pays importateurs. L’Inde et la Chine sont invitées à déstocker les céréales qu’elles détiennent actuellement pour assurer leur propre sécurité alimentaire. Enfin des investissements agricoles contribuant à la sécurité alimentaire en Afrique sont espérés, plus tard et sans plus de précisions.

Cette réponse correspond parfaitement aux attentes des pays producteurs d’Europe et d’Amérique du Nord qui ont perdu du terrain dans le commerce mondial des céréales au profit de l’Ukraine et de la Russie dans les 15 dernières années. Mais nous avons vu que si une crise alimentaire devait advenir, elle ne serait pas d’abord le résultat d’un déséquilibre entre l’offre et la demande de céréales permettant de nourrir les êtres humains, mais le résultat de l’utilisation croissante des céréales, donc des terres arables, à d’autres fins que la production pour l’alimentation humaine d’une part, et de l’organisation d’un marché oligopolistique des produits agricoles et agroalimentaires qui combine la position dominante de quelque pays et le rôle de quelques grands courtiers.

La sécurité alimentaire des pays africains ne sera pas garantie durablement par l’augmentation de la production des pays qui dominent depuis des décennies le commerce céréalier mondial. Elle ne le sera que par une protection des marchés agricoles des pays africains permettant aux agriculteurs de vivre de leur travail et de nourrir les populations locales. Au lieu de cela, l’ouverture de leurs marchés a contribué à la ruine de leurs économies agricoles, à la concentration de la population dans les villes qui génère mécaniquement une augmentation des importations de produits agricoles et agroalimentaires.

Ce qui constitue en réalité la cause de l’insécurité alimentaire d’une partie des pays de la planète est présenté par le G7 comme sa solution.

Structurellement erronée, cette réponse n’est pas adaptée à la situation du moment.

Quelle que soit la détermination des pays du G7, on ne fait qu’une récolte de blé par an.

Même si un peu plus de blé de printemps était semé maintenant, l’essentiel du blé qui sera récolté à l’été 2022 a été semé à l’automne 2021, il est en train de pousser et ses rendements n’augmenteront pas parce qu’une résolution du G7 l’a souhaité.
Aussi, si les responsables politiques veulent véritablement limiter l’augmentation des prix des céréales au cours de l’année 2022 et jusqu’à la moisson de 2023, ils doivent réfléchir et proposer des mécanismes limitant la spéculation sur le prix des céréales. Une taxation des profits exceptionnels des courtiers intervenant sur le marché du blé permettrait peut-être de calmer un peu la fièvre du marché, même si cela n’est pas suffisant.

Ils devraient aussi réfléchir à la répartition des céréales entre leurs différentes destinations : usage alimentaires et usages industriels pour l’adapter à la nouvelle situation créée par la guerre en Ukraine.

Un changement de cap irréfléchi de la politique de l’Union européenne

L’Union européenne vient d’adopter une nouvelle politique agricole baptisée « de la fourche à la fourchette ». Elle n’est pas exempte d’incohérences et de contradictions. Son objectif principal n’est pas avoué, il s’agit de réduire les moyens consacrés à l’agriculture. Mais elle se présente comme une politique agricole plus favorable à l’environnement, bien qu’elle supprime une partie des aides accordées jusque-là à l’agriculture biologique. Elle affiche la volonté de parvenir à une agriculture plus respectueuse de l’environnement grâce notamment à une réduction de l’usage des pesticides, des fongicides et du nitrate.

Difficile de croire à l’authenticité de cette volonté, puisque l’encre de cette nouvelle politique agricole européenne n’est pas sèche que l’orientation en est condamnée par notre Président au nom de la nécessaire mobilisation dans la guerre alimentaire contre la Russie.

Toujours prompt à adopter un discours martial, Emmanuel Macron déclare qu’il ne faut pas désarmer l’agriculture face à l’offensive russe et qu’il faut abandonner les objectifs de réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires et des engrais chimiques qui viennent d’être fixés par l’Union européenne, pour augmenter la production.

Les dégâts de l’agriculture dite productiviste sont pourtant bien connus : dégâts économiques parce que ce modèle a fragilisé les exploitations agricoles en les spécialisant sur des productions dont les prix de vente ne sont plus garantis. Dégâts pour l’environnement : les nitrates épandus en quantité beaucoup trop importante, pour assurer des rendements élevés, ne sont pas utilisés entièrement par les plantes et se retrouvent dans l’air sous forme de protoxyde d’azote (265 fois plus efficace que le CO2 du point de vue de l’effet de serre), ainsi que d’ammoniac qui contribue à la production de particules fines et aux pics de pollution. Le nitrate excédentaire se retrouve dans les nappes d’eau souterraine et dans les rivières, ainsi que les pesticides dont l’impact désastreux pour la santé est maintenant parfaitement documenté.

L’élevage industriel est aussi mauvais pour les paysans qu’il l’est pour les animaux. Il concentre dans certaines régions les excès de lisier qui contribuent à l’excédent d’azote dans les sols, tandis qu’ailleurs la disparition de l’élevage ne permet plus d’enrichir les sols qu’en recourant à des engrais chimiques fabriqués avec les hydrocarbures que nous importons notamment de Russie.

Il y a un paradoxe dans cet appel à augmenter la production de céréales alors que l’on demande aux pays de l’Union européenne d’arrêter les importations de gaz russe.

En effet, pour augmenter la production de céréales dans les pays agricoles exportateurs, il n’y a pas 36 solutions.

La première serait d’augmenter la surface cultivée en céréales, mais les marges de manœuvre sont faibles de ce côté-là, nous l’avons vu. La plupart des terres susceptibles d’être cultivées en céréales dans des conditions économiques et écologiques raisonnables le sont déjà. D’ailleurs, la nouvelle politique agricole commune prévoyait la mise en jachère de 4 % des terres agricoles en raison de la contribution des terres en jachère à la préservation de la biodiversité.

Si l’on ne peut pas augmenter la surface cultivée, il faut augmenter la productivité des hectares mis en culture, c’est-à-dire le nombre de tonnes de blé récoltées sur la même surface. L’ennui c’est qu’en France, depuis une dizaine d’années, les rendements ont cessé de croître. Au mieux ils stagnent, au pire ils diminuent. Cela n’est pas dû à la conversion massive des agriculteurs à l’écologie, la consommation de produits phytosanitaires en France n’a pas cessé d’augmenter au cours des dernières années et celle des engrais ne s’est pas réduite non plus. Mais les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, les rendements à l’hectare non plus.

Pour améliorer la fertilité des sols, on peut recourir soit aux engrais organiques (fumier, lisier, boues de stations d’épuration…) soit à des engrais chimiques.
Les engrais chimiques dominent largement le marché et la situation ne s’améliorera pas si l’on réduit la part de l’élevage dans l’agriculture au nom de la lutte contre l’effet de serre.

Les engrais azotés qui ont permis d’augmenter les rendements de la production de céréales sont produits par un vieux procédé inventé par le chimiste Fritz Haber (1868-1934) consistant à combiner l’azote de l’air avec l’hydrogène du gaz naturel, pour produire de l’ammoniac, lequel sera transformé ensuite en ammonitrate pour être utilisé comme engrais. C’est la raison pour laquelle la Russie, gros producteur de gaz, est devenue un gros producteur et exportateur d’engrais azotés. Le reste des engrais azotés produits en Europe occidentale l’est en utilisant du gaz importé de Russie. Deux tiers des engrais utilisés en France sont importés. Augmenter la production de blé en France ne pourra pas se faire sans augmenter la consommation d’engrais azotés, donc les importations de gaz russe ou d’engrais russes fabriqués avec leur gaz naturel. Il faut ajouter que le prix des engrais a été multiplié par quatre depuis le début de la guerre en Ukraine et que l’approvisionnement des paysans d’Europe de l’Ouest est très incertain en raison des sanctions économiques prises contre la Russie.

Enfin, ce n’est pas la proposition d’abandonner la mise en jachère de 4 % des terres agricoles européennes figurant dans la nouvelle PAC qui permettra d’augmenter substantiellement la production de blé. Une part des terres en question n’est pas en jachère pour le moment ; elles sont donc déjà productives. D’autre part, cette idée de mettre des terres en jachère n’est pas une novation de la politique agricole européenne, la réforme de 1992 prévoyait une mise en jachère pouvant aller jusqu’à 15 % des terres agricoles et les agriculteurs ont toujours mis en jachère les terres les moins productives, les petites parcelles difficiles d’accès et dont la mise en culture rapporte peu. Bref ce n’est pas avec cela que la pénurie de céréales redoutée sera évitée.

Il est regrettable que la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine soit utilisée pour remettre en avant un modèle agricole sans avenir. Les propositions du G7 sont complètement incohérentes avec tous les efforts déployés par ailleurs pour réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le cadre de la convention de lutte contre le changement climatique de l’organisation des Nations unies, aussi bien que pour réduire les achats d’hydrocarbures à la Russie.

Pour répondre aux besoins alimentaires de l’humanité et à la crise née de la guerre, il faut réduire les usages non alimentaires des céréales, prendre des mesures internationales de lutte contre la spéculation sur les prix des denrées alimentaires, protéger les marchés agricoles des pays africains et réorienter en profondeur les pratiques agricoles pour nous émanciper de l’autre vecteur de dépendance aux hydrocarbures que représente l’agriculture intensive.

Le G7, l’Union européenne et la France devraient consacrer leurs efforts à cela, plutôt qu’à reprendre à leur compte, sans discernement, les positions des lobbys de la production céréalière dont la mise en œuvre pendant plusieurs décennies nous a conduits à l’impasse dans laquelle nous nous trouvons.

Jean-François Collin
HAUT FONCTIONNAIRE

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