Édition du 12 novembre 2024

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États-Unis

Révolte noire aux Etats-Unis

Pour la seconde fois en neuf mois, les Etats-Unis ont été ébranlés par le soulèvement de jeunes Afro-Américains en réponse au meurtre par la police d’un jeune Noir. En août dernier, la rébellion à Ferguson (Missouri) attira l’attention du monde sur la crise mêlant « maintien de l’ordre » et racisme aux Etats-Unis. Mais là où Ferguson plaça le racisme policier sur le devant de la scène de la politique américaine, la rébellion de Baltimore (avril) a transformé cette conscience générale en une crise politique majeure.

Tiré du site A L’Encontre.

Ferguson est une petite localité périphérique de Saint-Louis [320’000 habitant·e·s], dans l’Etat du Missouri, qui compte seulement 20’000 habitant·e·s. Il s’agit d’une périphérie habitée principalement par des Afro-Américains qui sont brutalement gouvernés par une machine politique blanche. Bien que 67% de la population de la ville soit noire, 50 des 53 policiers de Ferguson sont blancs. Le maire et tous les conseillers municipaux, à l’exception d’un seul, sont blancs. Ainsi, l’affrontement à Ferguson ressemblait plus étroitement aux dynamiques raciales de Sud de Jim Crow [1] que ce que vivent la plupart des Afro-Américains des grandes villes américaines.

C’est la raison pour laquelle le soulèvement de Baltimore est potentiellement plus dangereux que la lutte de Ferguson. Baltimore n’est pas une petite (ou marginale) communauté suburbaine qui peut être présentée comme une localité qui n’est simplement pas montée dans le train du présent. Au contraire, il s’agit de la 26e plus grande ville des Etats-Unis, comptant une population supérieure à 600’000 personnes dont 63% sont Afro-Américains. A la différence de Ferguson, des fonctionnaires et des représentant·e·s (élus) noirs contrôlent l’appareil politique de Baltimore. La maire est noire. Le chef de la police est noir, tout comme le sont la moitié des policiers. Le directeur des écoles publiques est noir.

Ainsi le conseil municipal, y compris son président, est composé d’Afro-Américains pour plus de la moitié. Il s’agit d’un élément crucial pour comprendre la crise politique provoquée par ce soulèvement en particulier. A Ferguson, un élément central des débats politiques ainsi qu’un objectif des activistes locaux portaient sur l’augmentation du nombre de représentant·e·s noirs à des postes publics, ainsi que sur le recrutement d’un nombre supplémentaire de policiers noirs. Baltimore, cependant, a démontré de manière spectaculaire les limites flagrantes d’une telle stratégie et, ce faisant, a mis en évidence le mensonge selon lequel les Etats-Unis seraient aveugles aux différences de races (colorblind) ou même serait une société poste-raciale. L’affirmation permanente des Etats-Unis comme leader du monde libre est par là minée.

Alors que les Etats-Unis continuent à affirmer à l’échelle internationale leur pouvoir, le spectacle d’agents de police blancs assassinant et abusant d’hommes et de femmes noirs reste en suspens dans l’atmosphère. L’hypocrisie d’Obama est mise en lumière lorsqu’il parle de la démocratie américaine, ainsi qu’il l’a fait en septembre dernier [10 septembre 2014] lorsqu’il expliquait la nouvelle guerre américaine contre l’Etat islamique. Il disait alors : « Amérique, nos bienfaits illimités confèrent un fardeau constant. Mais, en tant qu’Américains, nous acceptons notre responsabilité à diriger. D’Europe vers l’Asie – des immensités d’Afrique aux capitales déchirées par la guerre du Moyen-Orient – nous nous dressons pour la liberté, la justice, la dignité. Ce sont des valeurs qui ont guidé notre nation depuis sa fondation. »

Ces commentaires ne correspondaient alors pas à la réalité, mais ils sont aujourd’hui complètement absurdes. Les Etats-Unis n’ont pas une once de crédibilité lorsqu’il s’agit de débattre de la liberté, de la justice et de la dignité.

C’est ce qui fait qu’aujourd’hui cette crise du « maintien de l’ordre » [de l’action de la police] et du racisme constituent un phénomène central de la politique américaine. Elle invalide la conception qu’a d’elle-même la classe dominante américaine – y compris celle de la primauté de la démocratie américaine. Baltimore se trouve à une cinquantaine de kilomètres du Capitole [le siège du législatif fédéral, à Washington], propulsant les questions politiques de la rébellion au cœur de la vie politique américaine.

C’est une crise dont il est improbable qu’elle s’achève bientôt. Depuis les rébellions des années 1960, on avait plus vu autant de soulèvements dans les villes américaines, à quelques mois de distance. Aussi importantes que ces émeutes ont été, c’est probablement l’émergence du mouvement noir contre le racisme et le type de « maintien de l’ordre » qui est le plus important développement des derniers neuf mois.

Ce mouvement a été qualifié comme celui du Black Lives Matter à la suite d’un hashtag créé lors des protestations qui surgirent suite à l’acquittement de George Zimmerman, le « vigile » qui a assassiné Trayvon Martin, jeune adolescent noir, en février 2012. Le mouvement a gagné de l’élan pour la simple raison que la police continue de tuer des Afro-Américains sans être punie, ou très peu. A travers tous les Etats-Unis, des jeunes, des Noirs de la classe laborieuse ont défilé, protesté et se sont rebellés contre la violence policière débridée, le harcèlement ainsi que les meurtres policiers commis dans les quartiers dans lesquels habitent les Afro-Américains. Affirmer que les communautés noires vivent sous occupation policière dans des conditions faisant songer à un Etat policier ne constitue pas une exagération. Il s’agit d’un fait.

Avant Baltimore : 381 personnes tuées par la police

Considérez ceci. Le 2 mars 2015, après trois mois d’enquête, le groupe de travail mis en place par le président Barack Obama sur « le maintien de l’ordre au XXIe siècle » a rendu ses conclusions. Cette commission avait été créée à la chaleur des premières vagues nationales de protestations en décembre dernier (voir sur le site l’article du 20 décembre et du 23 décembre 2014). Hâtivement, Obama organisa cette commission afin de créer l’illusion que le gouvernement fédéral répondait aux revendications des manifestations populaires et afin que les manifestant·e·s quittent les rues. Il rencontra de jeunes activistes et même inclus certains d’entre eux dans la commission afin de lui donner un air de légitimité. Trois mois plus tard, la commission était de retour, avec ses conclusions. Le contenu ne compte pas vraiment.

Le rapport contient de nombreuses constatations, certaines utiles, d’autres pas véritablement ; on pourrait dire beaucoup de choses à leur sujet. Mais ce qui est, peut-être, l’élément le plus révélateur de tout ce que l’on peut trouver dans les conclusions du rapport du groupe de travail est que 29 jours après sa publication, 111 personnes supplémentaires ont été tuées par « les forces de l’ordre ». Ce chiffre dépasse de 33 le nombre de personnes tuées par la police en février. A compter de fin avril, avant la rébellion de Baltimore, 381 personnes avaient déjà été tuées par la police depuis le début de l’année.

Il ne s’agit là que de la pointe de l’iceberg. Plus tôt cette année, le quotidien The Guardian a publié un reportage sur la manière inconsistante avec laquelle le gouvernement fédéral dénombre les personnes tuées par les « forces de l’ordre ». C’est une manière euphémistique de dire qu’au moment où le gouvernement peut vous dire combien d’enfants meurent de grippe chaque semaine, ainsi que le nombre d’œufs que pondent chaque mois les poules, et même le pourcentage d’hommes blancs âgé de plus de 20 ans qui consomment des noix comme snack, il ne peut pas vous indiquer combien de personnes meurent victimes des forces de l’ordre au cours d’une semaine, d’un mois ou d’une année. Il ne peut non plus dire la race ou l’ethnie de ceux qui ont été tués par la police. Et lorsque l’on observe les chiffres qui ont été agglomérés, on en comprend la raison.

Une étude réalisée par le Bureau des statistiques judiciaires sur les homicides de la police, pour les années 2003-2009 et 2011, indique que la police a tué 7427 personnes. Soit une moyenne de 928 personnes par année. Comparons ce chiffre avec les 58 soldats américains qui sont morts en Irak l’année dernière. Ou avec les 78 personnes tuées par la police au Canada en 2014. Ou encore le fait, qu’entre 2010 et 2014, la police anglaise a tué quatre personnes. La police n’a tué personne en Allemagne en 2013 et 2014. En Chine, avec une population quatre fois et demie supérieure à celle des Etats-Unis, 12 meurtres policiers ont été dénombrés (officiellement) en 2014.

Et ce n’est là qu’une fraction de ce que nous savons. Il y a 18’000 départements de police aux Etats-Unis et seuls 1000 d’entre eux prennent la peine de signaler aux autorités fédérales le nombre de personnes qu’ils tuent chaque année. Le département de police de la ville de New York, par exemple, n’a pas indiqué depuis 2007 le nombre de civils qu’il a tués. L’Etat de Floride ne produit aucun rapport. Nous n’avons donc qu’une vue limitée de l’étendue des homicides policiers aux Etats-Unis. En raison du manque de suivi, nous ne savons pas quelle proportion de ces victimes sont des Afro-Américains ou des Latinos. Mais nous savons que les Afro-Américains doivent subir un nombre disproportionné de « rencontres » avec la police. Nous pouvons, ainsi, estimer que la grande majorité des personnes tuées sont des Noirs ou bruns de peau (brown).

Si une telle chose se déroulait dans un autre pays, elle serait désignée pour ce qu’elle est : un abus abject de toute notion de droits humains ou civiques ; portant toutes les marques d’un Etat policier autoritaire où le meurtre et les sévices commis par les représentants de l’Etat rentrent dans la catégorie des pertes et profits. Et celle-ci est assez élevée. La seule ville de Chicago a dépensé 500 millions de dollars au cours de la dernière décennie pour arriver à un accord ou payer des poursuites légales contre elle en raison de la brutalité policière ou des procès pour cas de « mort non justifiée ». Au cours de la même période, les accords judiciaires lors de procès pour brutalité policière ou « mort non justifiée » contre la police de New York atteignaient une moyenne de 100 millions de dollars par année, dépassant ainsi le milliard de dollars. Toute autre institution publique subissant ce genre de déficits voit son budget et ses services réduits ou alors cette dernière est fermée. Lorsque la commission scolaire de Chicago a affirmé que son déficit atteignait le milliard, elle a simplement fermé 52 écoles publiques et n’a jamais fait marche arrière.

Mais la police est une institution intouchable aux Etats-Unis. En réalité, c’est l’une dernière institution publique qui fonctionne en raison du rôle indispensable qu’elle joue dans la gestion sécuritaire des conséquences économiques, sociales et raciales des inégalités dans les quartiers des Noirs pauvres et des classes laborieuses.

L’héritage persistant de l’esclavage

Les rébellions et le mouvement contre le terrorisme policier aux Etats-Unis ont fait plus que seulement amplifier le degré de violence que l’Etat états-unien invoque pour maintenir l’ordre dans les villes. Ce faisant, il a aussi dévoilé la faiblesse anémique de la reprise économique américaine ainsi que la façon spectaculaire dont les Noirs ont été exclus de la nouvelle « abondance ».

La région de Baltimore où Freddie Gray a été poursuivi, arrêté et finalement assassiné par la police est, par exemple, l’une des plus pauvres de toute la ville :• 21% sont au chômage ; • 25% des bâtiments sont abandonnés et dans un état de délabrement ; • l’espérance de vie y est de six ans moindre que dans le reste de la ville ; • 55% des familles vivent avec moins de 25’000 dollars par année ; • 30% vivent officiellement dans la pauvreté ; • le taux de mortalité infantile est deux fois plus élevé que celui de la ville dans son ensemble.

La pauvreté et l’inégalité que les habitant·e·s de Sandtown, à Baltimore, est un indicateur de ce qu’est la vie urbaine et celle des périphéries des grandes villes pour des millions d’Afro-Américains qui ont été relégués dans l’univers des bas salaires et du travail précaire. Walmart a remplacé la poste au rang du plus grand employeur de Noirs des Etats-Unis. Alors que l’administration Obama aime se gargariser avec la reprise de l’économie américaine, la plupart des Noirs en font rarement l’expérience.

• Le taux de chômage des Noirs se situe toujours à 11% alors que celui des blancs a baissé à 5%.

• La pauvreté, à l’échelle nationale, frappe 30% des Noirs.

• Le 33% de tous les enfants noirs vivent dans la pauvreté, mais ce chiffre est de 55% pour les enfants noirs de moins de 5 ans.

• Peut-être que l’indicateur le plus révélateur est celui du racisme extrême de la société américaine ainsi que les conséquences sociales qu’il produit, lequel peut être mesuré par le fait que le taux de suicide des enfants noirs âgés de 5 à 11 ans a doublé au cours des 20 dernières années alors que celui des enfants blancs est statistiquement presque imperceptible.

En d’autres termes, peu importe les critères retenus, aux Etats-Unis les Afro-Américains ont une qualité de vie plus basse que celles des blancs. C’est l’héritage de l’esclavage ainsi que de Jim Crow autant dans le Sud que dans le Nord du pays qui historiquement a œuvré à confiner les Noirs dans les quartiers les plus pauvres, les pires conditions de logement, ainsi que dans les plus mauvaises écoles et les emplois aux salaires les plus bas. Cette histoire de discriminations raciales intentionnelles continue de façonner aujourd’hui l’existence des Noirs, alors que le racisme contre les Noirs n’est plus légal ou socialement acceptable. Même si le racisme n’est plus légalement admissible aux Etats-Unis, il est toujours largement à l’œuvre dans l’accès aux « bons emplois » et aux ressources nécessaires à une amélioration des conditions d’existence.

« On » déduit des niveaux plus élevés de pauvreté des communautés noires que les Noirs sont paresseux, irresponsables et vivent aux dépens de l’assistance sociale. Ce qui établit les conditions pour que les quartiers noirs fassent l’expérience d’une plus grande surveillance et plus de contrôles de la part des forces de l’ordre. Cela se conjugue avec des décennies de « Guerre contre la drogue » [2] tout comme avec la stratégie d’emprisonnement de centaine de milliers de jeunes Noirs et Latinos, hommes et femmes, afin de juguler de possibles troubles sociaux tout en attisant le racisme contre les Noirs. Voilà, entre autres ce qui explique la manière dont les communautés noires sont stigmatisées et racialisées aux Etats-Unis.

Le « maintien de l’ordre » et les budgets des municipalités

Ce phénomène continue actuellement. Il est exacerbé par le tournant néolibéral dans le « maintien de l’ordre » aux Etats-Unis. On ne fait plus seulement appel à la police pour le maintien de l’ordre, mais de manière croissante elle est responsable du fait que les arrestations et les PV [amendes de parking ou pour comportement, par exemple] sont devenues une importante source de revenus pour les villes. Les réticences vis-à-vis de l’augmentation des recettes publiques au moyen d’impôts sur les riches ont été compensées par une croissance de la part des amendes dans les revenus des Etats et des municipalités au cours des dernières années. A Ferguson, nous avons appris qu’une partie de l’affrontement entre la police et la population résidait dans le fait que la ville s’appuyait sur les amendes et les taxes comme second poste pour les recettes de la ville. A Ferguson, on comptait, en moyenne, trois PV par ménage, aboutissant à l’accumulation de centaines de dollars d’amendes payées par les familles de la classe laborieuse. Cela correspond à un déplacement du fardeau fiscal en direction des pauvres et de la classe laborieuse. Lorsque ces amendes ne sont pas payées, elles débouchent sur une odyssée légale de laquelle il est difficile, pour les gens ordinaires, de s’en sortir sans des frais insurmontables.

Lorsque la police de New York se lança dans un ralentissement de travail [entre autres, grève des amendes] parce que le maire critiqua timidement la police après qu’un Noir désarmé fut étranglé par la police, ce ralentissement révéla l’étendue de la dépendance de la ville vis-à-vis de la police non seulement pour protéger la propriété privée, mais pour exproprier de l’argent et des biens aux citoyens ordinaires à travers un vaste système d’amendes et de PV.

La municipalité de New York, en 2014, comptait sur 10,4 millions de dollars par semaine que lui rapportaient les seuls PV (environ 16’000). La ville obtient presque 1 milliard de dollars par année lors de procès, amendes criminelles ou administratives allant au-delà du PV pour ce que la police qualifie d’infractions à « la qualité de vie ». Cela, bien sûr, créé des incitations à ce que la police cible des gens et des quartiers entiers comme sources de revenus pour la ville. Des « rencontres » avec la police de ce type emprisonnent ensuite, bien sûr, les gens dans le système de la justice pénale, faisant que l’obtention d’un emploi ou le maintien d’une quelconque stabilité économique sont plus difficiles.

Des études ont montré qu’aux Etats-Unis des blancs avec casier judiciaire avaient plus de probabilité d’être rappelé pour un entretien de travail que des Noirs sans casier judiciaire. Il sera donc presque impossible pour un Noir ayant un casier judiciaire de trouver un emploi.

La nouvelle place de « l’élite noire »

Voilà le contexte au sein duquel ce nouveau mouvement a fait irruption. Le fait que cela coïncide avec une période politique au cours de laquelle une plus grande concentration de pouvoirs politiques dans les mains de Noirs que l’on ait jamais vu met à nu les dynamiques raciales et de classe de cette crise aux Etats-Unis.

Aujourd’hui, il y a un président noir, une procureure générale noire (Loretta Lynch) sans mentionner les milliers de fonctionnaires et de représentant·e·s élus dans les villes et les Etats du pays. Le Congrès compte 43 membres noirs – le chiffre le plus élevé de l’histoire américaine. Il est évident qu’une couche de Noirs a été complètement absorbée et intégrée par le capitalisme américain et, à l’instar du président, ils peuvent être les plus véhéments lorsqu’il s’agit de dénoncer les Afro-Américains pauvres et des classes laborieuses.

La maire afro-américaine, Stephanie Rawlings-Blake (maire de Baltimore depuis 2010), peu avant la rébellion de Baltimore a déclaré : « trop nombreux sont ceux d’entre nous qui, parmi la communauté noire, sont devenus complaisants vis-à-vis du crime de Noirs contre d’autres Noirs […] Alors que nombre d’entre nous souhaitons défiler et protester ainsi que devenir actifs face aux fautes de la police, nombreux sont aussi ceux qui tournent le dos lorsque c’est nous qui nous tuons. » Elle, tout comme Obama, a évidemment fait référence aux jeunes Noirs de la rébellion comme étant des « voyous » et « des criminels », deux mots qui n’ont jamais été utilisés par des officiels blancs à Ferguson. En d’autres termes, bien souvent les fonctionnaires et représentant·e·s noirs élus contribuent à faire le récit de la vie des Afro-Américains en des termes que leurs confrères blancs ne pourraient utiliser impunément. Ils rendent les Noirs eux-mêmes responsables de leur sort au moyen d’une rhétorique qui insiste sur la culture, la moralité et l’irresponsabilité des Noirs comme source de l’inégalité, discours qui s’oppose à celui qui place le racisme et le capitalisme au centre.

Le gouffre qui s’élargit entre l’élite noire et la classe laborieuse noire a rendu importante la question de la solidarité de classe dans le mouvement. Historiquement, le mouvement noir s’est toujours étendu à travers les lignes de classe en raison du caractère général du racisme américain. Mais alors qu’un plus grand nombre de fonctionnaires et de représentant·e·s élus gouvernent les villes et les périphéries dans lesquelles les travailleurs noirs vivent, cela crée un antagonisme plus profond qui effiloche la notion de solidarité entre tous les Noirs. Lorsque la maire de Baltimore mobilise l’armée afin d’occuper les quartiers noirs, tout en permettant aux blancs d’aller et venir librement, ignorant une loi martiale imposée aux Noirs, l’idée selon laquelle nous nous trouvons du même côté de la barrière et au sein de la même lutte explose.

Mais le silence du mouvement ouvrier américain officiel ainsi que la division raciale persistante au sein de la société américaine dans la perception de la police fait que les travailleurs blancs ne sont pas vus comme l’allié naturel des Noirs dans la lutte contre la police.

A cause du mouvement, bien sûr, une partie de cela change. Aujourd’hui, si on compare la situation avec celle existant il y a une année, les attitudes générales concernant la police aux Etats-Unis se modifient. Après le soulèvement de Ferguson, l’année dernière, 58% des blancs disaient que la race n’avait pas d’impact sur le maintien de l’ordre, contre 20% des Noirs. Aujourd’hui, ce chiffre est passé à 53%. En janvier 2015, 56% des blancs étaient convaincus que les cas signalés de brutalité policière étaient des incidents isolés ; aujourd’hui seuls 36% pensent qu’ils sont isolés.

Ces chiffres sont loin de ce qu’ils devraient être, mais ils indiquent que faire régulièrement état de la violence policière, ce qui est le résultat de l’activisme du mouvement, a la capacité d’éroder plus encore les attitudes de la classe laborieuse blanche concernant le racisme et le « maintien de l’ordre ».

Etendre le mouvement au-delà des Noirs les plus touchés

Afin qu’une telle chose se produise et continue d’avoir un effet, le mouvement doit croître. Il doit s’étendre au-delà des Noirs qui sont les plus touchés. Il doit impliquer d’autres sections de la classe laborieuse qui souffrent également du racisme de la police et des attaques – latinos, arabes, musulmans, travailleurs sans-papiers, femmes noires et transsexuels – dont les abus de la part de la police et de l’Etat passent souvent inaperçus en raison de la propension de violence dirigée contre les hommes noirs.

Le mouvement Occupy, principalement blanc, a toutefois montré avec quelle rapidité l’Etat peut passer de l’utilisation du racisme pour justifier l’expansion de son pouvoir de « maintien de l’ordre » pour retourner ensuite ses nouvelles technologies sécuritaires contre toute menace portée à l’establishment politique. Occupy représentait une telle menace, raison pour laquelle il a fait l’objet d’une énorme violence et d’abus de la police. En outre, un effort concerté doit être réalisé afin d’impliquer les travailleurs organisés dans le mouvement – les travailleurs noirs représentent d’ailleurs un nombre disproportionnellement élevé de syndiqué·e·s. Nous pouvons imaginer de futures actions sur les lieux de travail contre la brutalité policière et ses meurtres. Mais cela doit être organisé et défendu en particulier lorsque les organes officiels du mouvement syndical américain restent relativement silencieux sur les questions de racisme et de violence policière. Il s’agit là de la base sur laquelle un mouvement bien plus large contre le terrorisme policier peut être organisé et mener bataille. Mais, pour cela, il doit s’intégrer à une stratégie. Ce n’est que l’un des rôles que doit remplir la gauche organisée dans les mois à venir.

Pour conclure, il y a une longue histoire de combat contre la violence policière dans les communautés noires. Une représentation multiraciale du Civil Rights Congress a, en 1951, a lancé le slogan We Charge Genocide [Nous accusons de génocide] afin de caractériser la profondeur et les conséquences des assassinats policiers ainsi que la complicité silencieuse de l’Etat. Le préambule de leur pétition [adressée, avec pour sous-titre Le crime du gouvernement contre le peuple noir, à une réunion des Nations Unies] affirmait alors : « Il fut un temps où la violence raciste avait pour centre le Sud.

Mais alors que le peuple noir [3] s’est répandu vers le nord [4], l’est et l’ouest cherchant à échapper à l’enfer sudiste, la violence, impulsée en premier lieu par des motifs économiques, les a suivis, la cause étant également économique. Autrefois la majeure partie de la violence contre les Noirs se déroulait dans les campagnes, mais cela était avant les migrations noires des années 1920 et 1930. Actuellement, il n’y a pas une seule grande ville américaine, de New York à Cleveland ou Detroit, de Washington, la capitale de la nation, à Chicago, de Memphis à Atlanta ou Birmingham, de La Nouvelle Orléans à Los Angeles qui ne soit pas déshonorée par le meurtre gratuit de Noirs innocents. Il ne s’agit plus d’un phénomène sectionnel [5]. Autrefois, la méthode classique du lynchage était la corde. Aujourd’hui il s’agit de la balle de l’agent de police. Pour plus d’un Américain, la police c’est le gouvernement [ou l’Etat], sans aucun doute sa figure la plus représentative. Nous soutenons que les preuves suggèrent que le meurtre de Noirs est devenu une politique sécuritaire [ou policière] aux Etats-Unis et que la politique sécuritaire est l’expression la plus pratique de la politique du gouvernement. » 

Ce mois d’août marquera le 50e anniversaire de la Rébellion de Watts dans South Central à Los Angeles. En réalité, nous nous situons dans la période du 50e anniversaire de la Black insurgency des années 1960, au cours de laquelle plus de 500’000 Afro-Américains se sont soulevés en premier lieu contre la pauvreté, les logements insalubres et la brutalité policière. Sur les cendres de la Rébellion de Watts, le Black Panther Party pour l’autodéfense est né à Oakland (Californie). L’autodéfense était contre la police. A eux seuls, ces célébrations et la délégation We Charge Genocide donnent quelques exemples de la résilience de la lutte des Noirs contre le terrorisme policier tout comme de la persistance de la violence policière. Il n’est presque jamais utile de comparer des époques ; il est encore moins utile d’observer le passé et de dire que rien n’a changé. Mais ces anniversaires sont les exemples vivant de continuités entre le passé et le présent et nous rappellent que, dans certains cas, le passé ne passe pas…

Je veux terminer par une citation de King qui exemplifie la centralité et l’importance de la lutte des Noirs pour toute la politique américaine – un passage qui est aussi pertinent aujourd’hui qu’il ne l’était en 1967, lorsqu’il l’écrivit dans le sillage de la Rébellion de Detroit.

« Je ne suis pas triste que les Américains noirs se rebellent ; c’était non seulement inévitable mais parfaitement désirable. Sans ce ferment magnifique parmi les Noirs, les anciennes dérobades et procrastinations auraient continué indéfiniment. Les hommes noirs ont claqué la porte sur un passé de passivité abrutissante. A l’exception des années de la Reconstruction [6], ils n’ont jamais lutté avec autant de créativité et un tel courage pour leur liberté au cours de leur longue histoire sur le sol américain. Il s’agit de nos années brillantes de naissance ; bien qu’elles soient pénibles, elles ne peuvent être évitées […] Dans ces circonstances difficiles, la révolution noire est bien plus qu’une lutte pour les droits des Noirs. Elle contraint l’Amérique à faire face à ses défauts étroitement liés : le racisme, la pauvreté, le militarisme et le matérialisme.

Elle met à nu les maux qui sont profondément enracinés dans toute la structure de notre société. Elle révèle des défauts systématiques plutôt que superficiels et suggère qu’une reconstruction radicale de la société elle-même est la vraie question auquel l’on doit s’affronter […] Les dissidents d’aujourd’hui disent à la majorité complaisante que le temps est venu où une nouvelle évasion face à la responsabilité sociale dans un monde agité flirtera avec le désastre et la mort. L’Amérique n’a pas encore changé parce que si nombreux sont ceux qui pensent qu’elle ne doit pas changer, mais c’est là l’illusion du damné. L’Amérique doit changer parce que 23 millions de citoyens noirs ne vivront plus soumis dans un passé misérable. Ils ont quitté la vallée du désespoir ; ils ont trouvé force dans la lutte. Rejoints par des alliés blancs, ils ébranleront les murs de la prison jusqu’à ce qu’ils tombent. L’Amérique doit changer. » (Traduction A L’Encontre. L’intervention de Keeanga-Yamattha Taylor – enseignante à Princeton, membre de l’ISO – a été faite lors de l’ouverture, le 20 mai 2015, du Forum international Ernest Mandel qui s’est tenu à Lausanne. Divers textes de cette auteure et activiste ont été publiés sur le site de À l’encontre. Elle prépare un ouvrage intitulé From #Black Lives Matter to Black Liberation qui sera publié en janvier 2016 par Haymarket).

Notes

[1] Terme qui, du XIXe siècle au mouvement des droits civiques des années 1950-1970, désigne l’ensemble des pratiques et des institutions maintenant une « séparation raciale » (Rédaction A l’Encontre).

[2] ] A consommation de drogue égale des peines différentes sont assignées en fonction du type de drogue consommée ; la drogue « du pauvre » l’étant bien plus durement (Rédaction A l’Encontre).

[3] L’original dit negro people et Negroes, « nègres » en français. Notons que Martin Luther King utilise ce terme dans son fameux discours de 1963, J’ai un rêve. L’utilisation de termes comme Black, colored, Afro-american, Black american sont fonction du contexte historique, du rejet ou de la (ré)appropriation de termes péjoratifs (que l’on songe au mouvement de la négritude en francophonie, avec comme figure importante Césaire), essentialisant ou assignant à une identité, des mouvements, comme celui de la sensibilité et de l’intention des auteurs (Rédaction A L’Encontre).

[4] Dès la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers de travailleurs et de familles afro-américaines ont émigré vers les régions industrielles du nord (Rédaction A l’Encontre).

[5] Le terme de « section » renvoie, dans l’histoire américaine, à la revendication du « droit des Etats » face aux autorités fédérales, en particulier avant la Guerre civile (1861-1865), lorsque les Etats du Sud des Etats-Unis se battaient pour empêcher toute immixtion de l’Etat fédéral dans « l’institution » esclavagiste ou pour revendiquer le retour d’esclaves en fuite vers le Sud, vers leurs « propriétaires » (Rédaction A L’Encontre).

[6] Soit la période de 1863-1877, celle de l’occupation militaire des Etats sécessionnistes mais aussi de droits accordés aux Noirs, ainsi que de diverses expériences allant au-delà de la simple abolition de l’esclavage, mais qui firent long feu (Rédaction A l’Encontre).

Keeanga-Yamahtta Taylor

Auteur pour le site SocialistWorker.org. Professeure assistante du Center for African American Studies de l’Université de Princeton et auteure de From #BlackLivesMatter to Black Liberation.

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