Celle-ci serait devenue hégémonique et obsédée par la défense des minorités et des identités particulières « au mépris parfois des majorités ». Elle limiterait la liberté d’expression et défendrait même « le voile intégral et, du même coup, l’intégrisme islamique ». Cet amalgame de clichés construit un homme de paille afin de discréditer toute une série d’acteurs (gauche urbaine montréalaise, jeunes intellectuels, Québec solidaire, organismes de défense des droits de la personne, certains groupes d’étudiants universitaires, Fédération des femmes du Québec) et de nombreuses luttes : contre le racisme, l’islamophobie, la culture du viol, etc.
Au lieu d’accuser ce manifeste d’être simplement conservateur pour le discréditer sans lui apporter de réponse réelle, il faut développer une critique substantielle des raccourcis et des faussetés véhiculées par le manifeste, mais aussi en comprendre les préoccupations sous-jacentes. Bref, reconnaître en quoi il a raison, et en quoi il a tort.
Allons à l’essentiel : ce texte reproche à la « gauche inclusive » de s’enfermer dans les identity politics et des luttes contre certaines formes d’oppression (racisme, sexisme) sans parvenir à canaliser certaines préoccupations populaires, notamment des hommes, personnes plus âgées et habitants des régions. Sur ce point, les enjeux récents qui sont apparus dans l’espace public depuis 2013 – Charte des valeurs, montée de l’intégrisme et des attaques terroristes, attentat de la mosquée de Québec, commission sur le racisme systémique, vague de dénonciations des abus sexuels, revendications trans – ont amené le Québec à explorer certains angles morts, ce qui a favorisé une polarisation entre l’identité nationale majoritaire et les revendications minoritaires.
Il est vrai que la gauche n’a pas été encore capable d’assurer l’intégration de ces multiples revendications en les articulant à un projet commun de démocratie économique, sociale, écologique et politique. Le moment des dénonciations, qui était nécessaire après des décennies de silence, de déni et de non-dit, n’a pas encore accouché d’un projet positif et suffisamment rassembleur pour créer un nouveau consensus social. Une bonne partie de la population, à tort ou à raison, n’a pas encore été convaincue par la « gauche inclusive », et reste perplexe face aux reconfigurations de la question sociale qui met l’accent sur la reconnaissance des groupes opprimés. Bref, la gauche n’a pas encore articulé les luttes contre diverses formes d’oppression, et réussi à construire un discours populaire capable de répondre efficacement à la critique conservatrice, tout en rejoignant la sensibilité des classes moyennes et populaires. Ainsi, le défi que le manifeste de l’Aut’gauche lance à la « gauche urbaine » est de renouer avec le « sens commun », ou de rejoindre des gens qui ne se reconnaissent pas d’emblée dans la lutte féministe ou antiraciste.
Cela dit, ce manifeste ne contribue pas à créer de ponts, bien au contraire. Le manifeste de l’Aut’gauche accentue la division qu’elle dénonce en refusant de reconnaître ne serait-ce qu’une partie des revendications d’individus et de groupes qui subissent diverses formes d’agression, d’abus, d’intimidation, de mépris, de discrimination, voire de violence physique et verbale. La lutte contre le sexisme et le racisme ne vise pas à défendre des « identités particulières », mais à lutter pour l’égalité dans toutes ses dimensions : non seulement l’égalité politique et économique, mais l’égalité des droits et des chances, pour tout le monde, y compris les femmes, les minorités sexuelles, les personnes racisées, etc.
Le problème de l’Aut’ gauche consiste à se concentrer sur les thèmes de la « gauche classique » (partage de la richesse, démocratie, libération nationale) tout en réduisant d’autres enjeux sociaux à des luttes secondaires, particularistes, voire régressives, en associant le tout à l’épouvantail du méchant « multiculturalisme ». Heureusement, un bref parcours de l’histoire des luttes féministes et antiracistes permet de constater qu’elles débordent largement le cadre du libéralisme et du multiculturalisme à la Trudeau. Ce manichéisme entre la bonne « gauche citoyenne » et la mauvaise « gauche inclusive » reprend de façon dogmatique les arguments fallacieux de la droite conservatrice tout en banalisant des problèmes sociaux réels qui méritent d’être reconnus avec lucidité. Ce discours contribue à renforcer les stéréotypes au sein de la gauche, en construisant une barrière artificielle qui devient toujours plus difficile à déconstruire.
La guerre entre la « gauche urbaine » et la « gauche des régions » perdure et nous empêche de nous rassembler contre nos véritables adversaires, lesquels sont forcément multiples : un système politique représentatif défectueux, un système économique inégalitaire et destructeur, la domination de l’État colonial, mais aussi d’autres relations hiérarchiques qui empêchent plusieurs personnes de se reconnaître dans une même identité collective, nationale et populaire. Si la gauche souhaite la démocratie, la justice économique, la transition écologique et l’auto-détermination des peuples, mais rejette les revendications égalitaristes et ferme les yeux sur certaines relations de pouvoir qui reproduisent des inégalités au sein de la nation, alors son projet sera encore source de division, et l’émancipation qu’elle prône sera partielle. À l’inverse, si la gauche se place uniquement du côté des opprimés et qu’elle s’occupe exclusivement de la déconstruction des rapports de domination, sans parvenir à rejoindre les aspirations populaires qui ne se reconnaissent pas dans ces luttes sociales, alors elle sera vouée à rester confinée dans les cercles militants.
Voilà le défi que la gauche pluraliste lance à l’Aut’ gauche : reconnaître qu’il existe une pluralité d’inégalités, que la justice sociale doit forcément être multidimensionnelle, et qu’il existe de multiples courants au sein de la gauche qui doivent continuer à se parler au lieu de s’accuser ou de s’excommunier par des étiquettes et des raccourcis intellectuels.
Un message, un commentaire ?