Quelle vache sacrée était au menu du jour ? Celle de l’universalité des services offerts par l’État, à lire son titre. En fait, M. Vailles amalgamait sous cette étiquette un vaste ensemble de phénomènes divers : la gratuité de certains de ces « services » (réseaux routiers, santé, eau), la prétendue « uniformité » des salaires (là où il y a des conventions collectives) et l’uniformité du coût de certains produits ou services (CPE, frais de scolarité, vins de la SAQ : quel scandale en effet qu’à Sept-Îles on paie le même prix qu’à Montréal ! Et l’électricité, devraient-ils la payer moins cher, puisqu’ils sont plus près des lieux de production ?).
Pourquoi cet amalgame ? Pour en arriver à cette conclusion, vraiment étonnante de la part d’un chroniqueur économique de La Presse : il faut « économiser », « moduler » les frais des services gouvernementaux. Même si, au ciel des idées, « l’universalité n’est pas nécessairement une mauvaise politique », dans la dure réalité de « ces temps difficiles », elle est mauvaise. En un mot : il faut taxer. Le jupon dépasse à peine. On ne sent presque pas réapparaître l’offensive néo-libérale pour la tarification tous azimuts des services offerts par l’État et pour la transformation de ce dernier en entreprise et des citoyens en consommateurs-payeurs…
Passons sur l’utilisation cynique de l’argument selon lequel la gratuité de certains services ou l’uniformité des tarifs serait une politique économique régressive favorisant les plus riches, argument qui « oublie » le rôle crucial de l’impôt dans la diminution des inégalités. Passons sur le faux argument de l’abus systématique des services gratuits ou uniformes (on le sait bien, les Québécois multiplient les enfants pour mieux les envoyer dans les CPE, de même, ils parcourent davantage de kilomètres que les pauvres États-Uniens aux prises avec des péages). Passons aussi sur le constat du déplorable écart entre les salaires des ingénieurs travaillant dans le privé ou dans le public : la solution serait de rémunérer davantage les ingénieurs du gouvernement ou des municipalités, donc d’augmenter les impôts, mais M. Vailles ne saurait l’envisager.
Venons-en plutôt à un élément qui m’a évidemment interpellé, étant professeur d’études littéraires : celui des salaires des professeurs d’université en lettres et en administration. Admirons la subtilité des catégories retenues par M. Vailles : sous leur apparente « objectivité » se cachent mauvaise foi et mauvaise méthode. Pourquoi en effet réduire les 12 catégories adoptées par la CRÉPUQ à ces deux seuls exemples ? Pour le choix de l’administration, les motivations sont transparentes : c’est la catégorie sociale préférée des chroniqueurs économiques, celle de leurs héros, de leurs fantasmes ; c’est pour plusieurs, le lieu de leur formation universitaire ; c’est enfin la discipline la plus inégalitaire, celle qui atteint la moyenne salariale la plus élevée. Inégalités structurelles, salaires élevés, voilà sans doute l’idéal de M. Vailles. Quant au choix des lettres, il dévoile les préjugés du chroniqueur, pour qui le meilleur contre-exemple est nécessairement celui des littéraires (la lourde ironie contre la « vocation » en témoigne).
Admirons enfin la perversité de la démarche : ni la hausse généralisée des frais de scolarité souhaitée par Charest et les milieux d’affaires, ni la hausse modulée selon les disciplines n’ayant remporté la joute politique de l’an dernier, Vailles a trouvé un autre biais pour relancer l’offensive visant à soumettre l’université (et le bien public en général) à la logique du marché : remettre en question la syndicalisation universitaire.
Certes, « dans l’absolu », M. Vailles serait prêt à concéder que « les profs de littérature n’ont pas une moindre valeur que les profs de finance ou de droit ». Mais, pour un économiste, l’absolu n’a pas de valeur, il n’y a de valeur que celle établie par le marché. Il laisse ainsi clairement entendre que l’écart moyen entre profs de lettres et profs d’administration de McGill (50 000$) est préférable à la déplorable uniformité qui condamne les profs d’administration du réseau de l’Université du Québec à la même grille salariale que celle de leurs collègues de lettres (dont je suis). Ont-ils un travail si différents, les uns et les autres ? Peu lui chaut, au chroniqueur. Peu lui importe aussi, sans doute, l’écart moyen de 7 000$ entre les hommes et les femmes au rang de professeur adjoint, à McGill, autre inégalité structurelle. Ce n’est pas le travail, qui importe, ni la mission de l’université, pour M. Vailles, mais la concurrence, l’austérité, le marché. Ce dernier, en effet, a toujours raison, comme on l’a vu avec une telle netteté, lors de la crise de 2008, au sujet des salaires des dirigeants des banques... Donner des milliards en bonis aux responsables d’une crise économique mondiale, voilà qui est tellement plus sain, plus logique, que l’affreuse pensée des conventions collectives : à travail égal, salaire égal.
Il serait tentant, en terminant, de déconstruire l’écriture de cet article, les sauts argumentatifs (dont cette merveille : partir de la prétendue uniformité des salaires à l’UQ, pour en venir à la conclusion qu’en conséquence, "c’est toute la société qui écope."), le sophisme de l’anecdote de l’équipe de hockey d’ados (comme si, dans leurs rapports au système de santé, au système d’éducation ou aux autoroutes, les citoyens étaient des ados ne pensant qu’à abuser, qu’à s’empiffrer). Mais, puisque M. Vailles semble estimer que les profs de lettres n’ont qu’une bien mince valeur, sans doute estime-t-il aussi que l’écriture, la pensée, la critique, n’ont pas davantage de valeur, que tous les amalgames, toutes les contradictions sont permises, à qui veut mettre sa plume au service du marché.