Il n’y a pas de raccourci
La lutte est nécessairement dure, opiniâtre. Il y a des défaites, des reculs, mais aussi des avancées, des percées même. C’est la plupart du temps difficile et pour beaucoup de gens, cela représente des sacrifices importants, qui sont parfois compensés par le sentiment d’avoir contribué au changement. Ici et là, des défaites créent un sentiment d’impuissance. On a l’impression qu’ « ils » sont trop forts, et que « nous » sommes trop faibles. De ce pessimisme naissent diverses pensées négatives, dont ce que j’appelle le syndrome du desperado (désespéré). Dans cette mentalité, on en vient à presque détester le peuple et à le blâmer : il n’est pas ci, il n’est pas ça. On blâme aussi ceux qui ont des responsabilités : ils auraient dû faire ci, ils auraient dû faire cela. Quelque fois ce négativisme devient du nihilisme, qui lui-même se transforme en une vision tronquée du changement. On en finit par croire que l’ « action exemplaire », les « avant-gardes éclairées » et la « pensée juste » peuvent se substituer à la force populaire. On cherche des raccourcis. On veut « réveiller » les endormis, comme le pensait le FLQ à une certaine époque, ou les Black Blocs aujourd’hui. Si le peuple est endormi, on va prendre sa place. On a vu cela tellement souvent…
« Commander en obéissant »
Vous connaissez cette expression née au Mexique dans le cadre de la lutte des Zapatistes. C’est bien sûr une tournure de phrase, mais elle a un sens. Là, les mouvements ont compris que la population était celle qui devait commander, que l’organisation était un outil, pas un lieu de décision. On a compris que l’on pouvait avancer dans la mesure où les gens étaient prêts. On a observé que les gens connaissent leur terrain, et aussi leurs forces et leurs faiblesses. Qu’il ne s’agit pas de faire de grandes déclamations, ni de prendre la tête des manifestations populaires. Ni de fanfaronner sur la révolution. Les organisations fonctionnant dans le cadre du zapatisme (il y en a plusieurs en passant) sont des moyens, imparfaits de surcroit, dans lequel on a pris soin d’éviter les centralisations excessives. Le passe-montagne, au lieu d’être une manière de se cacher, traduit ce refus de la personnalisation. Le sous-commandant est réellement le sous-commandant. Il exprime le consensus qu’il aide à prendre forme.
L’importance de l’enracinement
Les gens luttent pour de grandes causes, en même temps, ils luttent pour améliorer leur vie, celle de leurs enfants, de leurs amis, voisins, parents. Il y a un désir de proximité, qui doit être profondément humain, où on peut s’approprier les choses, les partager, les transformer aussi, mais dans un mode consensuel, patient. Dans plusieurs pays où les partis progressistes se sont construits, cela s’est fait sur ce mode local, parfois municipal. Ici au Québec, d’innombrables et d’admirables mouvements populaires (je pense au FRAPRU par exemple) ont traduit cela en pratique. Lors de la dernière campagne électorale, je me suis surpris à me surprendre que le discours de l’empowerment local était globalement dominé par la droite. Et que nous et nos mouvements, y compris Québec Solidaire, étaient en retrait. La droite là-dessus a gagné la bataille des idées. Des réseaux et des alliances sont tissés entre les « petites » et les « grandes » élites. Cela est fait de manière subtile, c’est rare qu’on voit ces élites brandir des drapeaux du PLQ. Alors que de l’autre côté, c’est plutôt inhabituel.
Transformer Trois-Rivières ?
Il me semble qu’on ne peut échapper à ce besoin d’enracinement. Quel est le projet des progressistes pour Laval ? La Gaspésie ? Ou même Montréal ? Comment pouvons-nous mieux travailler avec la toile souvent riche des mouvements populaires, sans donner des leçons, sans avoir l’air d’instrumentaliser qui que ce soit ? Comment pouvons-nous mobiliser des intellectuels, économistes, professionnels, militant-s de la base, qui peuvent justement approfondir la connaissance des milieux, de ses forces, de ses faiblesses, de son potentiel ? Lors des prochaines élections, on pourrait dire, « voilà ce qu’on veut pour transformer Trois-Rivières »… Ce n’est pas une question de « brander » tel ou tel mouvement ou telle ou telle lutte avec le drapeau de QS. Mais c’est être là, à l’écoute, participant à part entière, pas plus pas moins.
La voix des mouvements
En Bolivie, les progressistes ont brisé les chaînes de l’avant-gardisme il y a quelques années et ils ont créé un nouveau parti qui se dit simplement l’ « outil des mouvements populaires ». Ça marche et quelque fois, ça ne marche pas, mais de toutes les manières, il y a une exploration. On dira qu’on n’est pas en Bolivie, mais justement : voici un (presque) pays où les mouvements populaires sont nombreux, généralement actifs et dynamiques. Pourquoi ne pas créer des lieux de rencontre permanents, des « tables de concertation » entre les mouvements et les progressistes ? Pourquoi nos trois députés et nos membres ne seraient pas capables de se mettre « à la table » et d’écouter ce que les mouvements ont à dire ? Il faudrait le faire plus qu’une fois par année, et cela exigerait du temps et de l’organisation. Avec 14 000 membres, il y a des énergies à canaliser.
Un marathon, pas un sprint
Cette transformation lente, cet enracinement par en bas, ne se décrète pas du jour au lendemain. Il faut aussi un certain changement de mentalité au sein des progressistes. Ce n’est pas que les grands affrontements ne comptent pas. Bien sûr qu’ils comptent. On l’a vu avec les Carrés rouges. Mais on l’a vu aussi (et avant dans d’autres grandes mobilisations), les grandes luttes font leur temps. Dans le cas des Carrés rouges en plus, il y a eu deux victoires importantes, pas totales, mais significatives (la hausse des frais de scolarité a été stoppée et le gouvernement du PLQ a été défait). Est-ce que cela pouvait aller plus loin ? Pour combien de temps ? Il serait abusif de penser que ce mouvement pouvait devenir quasiment « insurrectionnel », même si les syndicats avaient déclenché des grèves. Ceux et celles qui ont créé toutes sortes de réseaux et d’assemblées de quartier savaient bien que les gens n’allaient pas se réunir ad vitam eternam.
« On a raison de se révolter »
Des théorisations abusives sur la lutte sont parfois inutiles et même décourageantes, car elles nient plusieurs choses. D’abord, il y a l’importance de l’accumulation des luttes, de leur imprévisibilité, et de leur temps de vie limitée. Le bon vieux principe demeure le même : « on a raison de se révolter »… Ceux qui regardent les luttes de haut font le jeu, consciemment ou inconsciemment, des dominants. Ensuite, il y a le fait que la transformation ne surgit pas comme un lapin, un évènement soudain et « décisif ». C’est le résultat d’une bataille prolongée, comme le disait Gramsci, qui se méfiait de la propension légendaire de la gauche à « désirer » la grande transformation plutôt qu’à être un moyen, un levier, un outil, pour que le peuple la construise.
« La tête dans les nuages, les deux pieds sur terre »
Je ne sais pas qui a inventé cette autre formule, mais c’est mon cher camarade Michel Mill qui me l’avait appris. Il est indéniable qu’il faut rêver, imaginer, avoir de grandes ambitions, et être nourris de profonds sentiments éthiques et humanistes tout en ayant une vision critique et rigoureuse. Sans cela, on ne trouve pas l’énergie pour affronter la dureté de la vie. En même temps, il ne faut surtout pas se prendre pour d’autres. En passant, l’arrogance ne mène qu’à davantage d’isolement et d’indifférence. Penser qu’il faut se mettre « à la tête » des luttes et des résistances populaires est une mauvaise piste. Qu’est-ce qu’il reste d’autre à faire ? Un million de choses.