Édition du 19 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Rememorer Camilo Torres à la veille du 50° anniversaire de sa mort

Un acte hautement symbolique eut lieu à Cali, le 7 novembre dernier, à l’initiative de Mgr Dario de Jésus Monsalve Mejia, archevêque de cette ville, la troisième de la Colombie : le rappel de la mémoire de Camilo Torres Restrepo comme chrétien et comme prêtre. Préparant l’événement, l’archevêque avait écrit dans une revue de l’archidiocèse, une présentation intitulée : Camilo hier et aujourd’hui, signe de Réconciliation (Cuadernos Ciudadanos - Observatorio de Realidades Sociales,N°5, novembre 2015, 8) : "Le prêtre Camilo Torres Restrepo soumis, jusqu’à sa dépouille mortelle, au secret d’Etat1, réduit au silence par l’Eglise dans la diffusion de sa pensée chrétienne et victime de la stigmatisation de la guérilla, a beaucoup à apporter à la Colombie qui ouvre aujourd’hui, par la réconciliation et la vérité, une période de transition vers la justice et la paix."

Il s’agissait ce 7 novembre, de célébrer la mémoire d’un prêtre mort le 15 février 1966 dans la guérilla, engagement qu’il assuma, selon ses propres paroles, en tant que chrétien, prêtre et sociologue, dans une société profondément injuste et cruelle. Rien que dans les 50 dernières années, il y eut près de 500.000 morts, six millions de personnes déplacées, dont quatre au Venezuela, des milliers de disparus, d’innombrables confiscations de terres paysannes par les propriétaires fonciers et les entreprises multinationales (en particulier celles du pétrole, de l’exploitation minière et des agro-carburants) bien souvent avec l’aide des paramilitaires. Des accords de paix sont négociés à La Havane et Quito, pour mettre fin au conflit armé, parce que ce dernier était devenu trop coûteux pour les classes dirigeantes et, pour les plus pauvres et exploités de la société, un processus de lutte les menant à l’épuisement, physique et moral.

L’archevêque commença la cérémonie en disant que le temps était venu de jeter un autre regard sur Camilo et de reconnaître ce que sa pensée et son engagement pouvaient signifier comme base de la réconciliation dans la justice. Deux exposés de témoins de la vie de Camilo suivirent ; le mien et celui du père Javier Giraldo, s.j. Personnellement, je transmis d’abord un message de Gustavo Perez, ami et biographe de Camilo, malheureusement empêché de venir à Cali. Je retraçai ensuite l’itinéraire de Camilo à partir du moment où je l’avais invité, en 1954, à venir à Louvain pour étudier la sociologie et rappelant son dernier engagement qui le conduisit à la mort. J’avais toujours pensé qu’un Camilo vivant aurait mieux valu qu’un Camilo mort, mais le symbole de son sacrifice dépassa les limites du temps et de l’espace. Au Kerala, dans le sud de l’Inde, un jeune pêcheur catholique, qui avait lu un de mes textes sur Camilo, a appelé son premier fils, Camilo Torres.

Camilo choisit la résistance armée, ce qui parait contradictoire avec un message chrétien de paix et d’amour du prochain et avec la fonction sacerdotale. Cependant, nous vivons dans un monde violent et nous ne pouvons pas nier aux opprimés le droit à la résistance, qui peut aller jusqu’à une révolte armée, lorsqu’il s’agit du dernier recours, de la possibilité d’un résultat social et du rejet de méthodes de lutte éthiquement inacceptables, comme le terrorisme, la torture ou les enlèvements. C’était le cas au temps de Camilo. Cinquante ans plus tard, les circonstances ont changé et, sans aucun doute, il soutiendrait les négociations de paix. Cependant, son expérience comme analyste et leader social permet de penser que la fin du conflit armé ne signifiera pas la fin des luttes sociales. La bourgeoisie colombienne qui est l’une des plus cultivées du continent, mais aussi des plus cyniques, ne va pas abandonner sans plus son hégémonie économique, politique et sociale. Originaire de cette classe sociale, Camilo le savait très bien.

Le Père Javier Giraldo, s.j. insista sur la position de Camilo en tant qu’aumônier à l’Université Centrale de Bogota, où il découvrit la nécessité d’une autre conception de la pastorale : non une doctrine à insérer dans la vie, mais bien une analyse de la réalité pour donner une réponse inspirée par les valeurs de paix et d’amour du royaume de Dieu. Camilo a fut inspiré dans ce domaine par ses contacts en Europe avec la jeunesse ouvrière catholique (JOC) et son fondateur Joseph Cardijn : voir, juger, agir.
L’acte liturgique, qui suivit, se déroula dans l’église de l’Ermitage, dans le centre-ville, espace religieux des mariages et des baptêmes de la « haute société » locale. La cérémonie débuta par une expression œcuménique. Le chœur de l’Eglise baptiste chanta accompagné par une musique de dizaines de clochettes. Les représentants des différentes Eglises et religions entouraient l’autel. Des pasteurs des Eglises protestantes historiques, épiscopales, luthériennes, baptistes et des Vieux Catholiques, prirent la parole. Tous insistèrent sur la dimension sociale du message chrétien et l’un d’entre eux parla de Camilo comme d’un martyr. Une femme pasteur, présidente du Mouvement œcuménique des Femmes pour la Paix, décrit la souffrance des femmes en temps de guerre. A chaque fois, le témoignage se terminait par l’allumage d’un cierge et une acolade avec l’archevêque, suivi par les applaudissements de l’assemblée.

Un représentant de la communauté juive ouvrit son intervention par Shalom, ce désir de paix et d’amour, qui ne peut être dissociée de la justice et qu’il dédia à Camilo. Une dame descendante africaine, toute de blanc vêtue et coiffée d’un turban qui donnait une dimension d’élégance à sa grande taille, prit ensuite la parole. Elle provenait de la tradition Yoruba. Elle déclina la longue liste des injustices commises contre les descendants des esclaves africains : confiscation de leurs terres par les sociétés multinationales des agro-carburants ; les destructions de villages et de communautés ; femmes et enfants assassinés par des paramilitaires. Elle accompagna sa description, simple mais terrible, d’un chant d’inspiration africaine. A ce moment, l’archevêque se leva, ainsi que tous les participants qui emplissaient l’église. Ce fut un moment de grande émotion, suivi par de longs applaudissements lorsque la dame et l’archevêque se donnèrent l’accolade.

Un shaman indigène parla au nom des nombreux peuples autochtones de la Colombie et remercia la Terre-Mère pour la possibilité de cette réunion commémorant la mémoire de Camilo. Il évoqua les milliers de victimes autochtones, déplacées de leurs terres par les compagnies pétrolières et minières et les nombreux indigènes assassinés. Il rappela qu’avec Camilo, il y eut aussi d’autres prêtres qui avaient donné leur vie pour la justice.

Ensuite commença l’eucharistie avec les lectures de St Paul sur le Christ mort pour donner la vie et l’Évangile du jugement dernier, où Dieu récompense ceux qui avaient nourri les affamés, vêtu les nus, et visité les prisonniers. L’homélie de l’archevêque commença par la lecture du message de Camilo aux chrétiens lorsqu’il partit à la montagne. Puis il aborda trois sujets : Camilo a offert sa vie ; son message a toujours été un message d’unité, ce qui indique la voie à suivre pour l’avenir ; l’Année de la Miséricorde, promulguée par le Pape François et qui correspond avec le cinquantième anniversaire de la mort de Camilo, portera ses fruits si la dimension de la justice est inclue.

Le chant d’offertoire qui suivit fut celui de la Misa Campesina (la messe paysanne) du Nicaragua : « Ouvriers et paysans, nous t’offrons aujourd’hui, avec le pain et le vin, les amendes et les mangues couleur de lune, les pipianes et le miel sauvage de nos montagnes. Nous t’offrons aussi le quotidien de notre vie. La classe des travailleurs nous te célébrons, les maçons, les charpentiers, les tourneurs, les tailleurs, les ouvriers agricoles et jusqu’aux cireurs de botte du Parc central ». Le baiser de paix fut échangé par tous les participants et le dernier chant de la messe fut suivi d’un long applaudissement de l’assemblée, heureuse d’avoir participé à cette reconnaissance de ce que fut Camilo, comme chrétien et comme prêtre.

Dans l’après-midi, deux livres sur Camilo furent présentés, dont une bande dessinée, oeuvre de César Lima, jésuite péruviens. Deux films furent également annoncés, l’un intitulé « L’Évangile de Camilo » sera présenté en février 2016, à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort. Lors de l’échange, l’Université catholique de Louvain fut remerciée pour sa contribution à la formation de Camilo.

Parmi les derniers témoignages, j’exprimai l’idée que Camilo est toujours vivant, par sa pensée et son exemple, important pour l’expression de la foi chrétienne aujourd’hui. Une transformation des structures sociales est nécessaire, car prêcher l’amour sans transformer une société injuste est pure idéologie. Si l’on prend au sérieux le message de Jésus, la manière dont il se comporta dans sa propre société, nous ne pouvons penser que le message chrétien soit « un opium pour le peuple ». Au contraire, il est une source d’émancipation et de liberté.

Monseigneur Dario Monsalve conclut la journée en disant : « La lutte que Camilo a livrée est celle d’un chrétien pour abolir les injustices sociales. Il constata l’énorme disproportion entre le niveau de vie des grandes majorités des exclus et la minorité des privilégiés. Et lorsqu’il rejoint le groupe des exclus de l’Eglise catholique et fut stigmatisé à cause de ses idées, ce qui l’empêcha de vivre et se s’exprimer dans la vie de tous les jours, il fut contraint à la clandestinité et rejoint ceux qui acceptèrent de le recevoir ». Une telle réhabilitation de Camilo Torres n’aurait pas été possible sans l’ouverture de nouveaux espaces par le pape François.

1- Le corps de Camilo a été enterré secrètement par l’armée et l’archevêque de Cali lança un appel au Gouvernement pour qu’il puisse reposer dans la chapelle de l’Université nationale.

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