30 avril 2020 | tiré du blog de Jean Gadrey - Alternatives économiques
Les politiques de droite (incluant LREM) ont une réponse orthodoxe, traditionnelle et… catastrophique y compris pour la réduction du poids de la dette : il va bien falloir rembourser, donc dès 2021 freiner les dépenses car dans cette idéologie on refuse d’augmenter les recettes au nom du combat contre les fameux « prélèvements obligatoires ». Citations : François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France, dans le JDD : « Dans la durée il faudra rembourser cet argent ». Bruno Le Maire, le 10 avril : « À la sortie de cette crise, il faudra faire des efforts, le redressement sera long et il passera par le désendettement du pays ». C’est cette réponse qui a conduit la Grèce à… être plus endettée que jamais, avec une dette équivalant à 180 % du PIB début 2020, plus qu’au pire moment de sa mise sous tutelle par une UE fonctionnant de fait comme une « désunion européenne ».
Rembourser à qui ? À ceux qui ont prêté à l’État. Dans l’UE, depuis le traité de Maastricht en 1992, les seuls prêteurs autorisés (ce qui exclut toute banque centrale) sont « les marchés financiers », en d’autres termes des banques privées, assurances et autres organismes de placements financiers ou de « fonds » qui achètent des obligations de l’État français et qui les placent sur « le marché obligataire » ou qui les revendent à la BCE depuis qu’elle a, après des années de résistance purement idéologique, contourné les traités pour acheter aux banques privées une partie des dettes publiques des pays de l’UE.
UN POUVOIR INOUÏ CONFIÉ AUX MARCHÉS FINANCIERS
Pourquoi ce pouvoir inouï attribué aux marchés financiers, c’est-à-dire in fine à des grands actionnaires privés, marchés dont le fonctionnement purement spéculatif va alors dicter les taux d’intérêt versés par chaque État sur ses emprunts ? L’argument central, typiquement néolibéral, est celui de l’incitation à la « discipline budgétaire » (entendez austérité pour les peuples) pour les pays les plus « dispendieux ». Les marchés « indisciplinés » comme instrument « disciplinaire » (au sens austéritaire) pour sabrer dans les dépenses publiques, avec le résultat désastreux que l’on constate aujourd’hui sur les systèmes de santé et les hôpitaux, et plus généralement les services publics et la protection sociale. Cela devrait faire hurler : de grands intérêts financiers incontrôlés (ou presque) prenant en partie le contrôle de la démocratie et des choix budgétaires !
Cet argument « disciplinaire » est celui que plusieurs pays européens, Allemagne en tête, ont une nouvelle fois avancé pour refuser les « corona bonds ». Pour information, ces derniers seraient des obligations communes aux États de l’UE, permettant la mutualisation de leurs dettes. Ce système reposerait certes toujours sur les marchés financiers, mais avec cet avantage (limité mais non négligeable) que tous les pays paieraient les mêmes taux d’intérêt, pour l’instant faibles, sur les nouveaux emprunts. Pour des détails techniques sur la charge d’intérêt, suivre ce lien et, sur les corona bonds, celui-ci.
Même argument disciplinaire chez Christine Lagarde lorsqu’elle a refusé récemment (21 avril) que la BCE achète des dettes directement aux gouvernements de la zone euro car cela « compromettrait la capacité d’encourager une politique budgétaire disciplinée ».
EN FAIT, AUCUN ÉTAT NE REMBOURSE VRAIMENT SES DETTES !
Dans les faits, lorsque l’État français (via l’Agence France Trésor) emprunte quelques milliards sur les marchés à un taux d’intérêt donné et pour une échéance donnée (à 5 ans, 10 ans, 15 ans, 30 ans voire 50 ans), le principal problème budgétaire n’est pas celui du remboursement du capital à échéance, c’est celui du paiement régulier des intérêts. En effet, à l’échéance, ce sont de nouveaux emprunts qui prennent le relais pour rembourser le capital (cela s’appelle « faire rouler la dette »). Il se peut très bien que le stock de dette augmente mais que la charge annuelle de paiement des intérêts diminue, parce que les taux d’intérêt faiblissent. C’est même la tendance depuis deux décennies et surtout depuis 2011.
ALORS, L’ÉTAT PEUT S’ENDETTER SANS LIMITE ET SANS PROBLÈME ?
Non, et c’est pour cela qu’il faut pousser à ce que la « dette covid » soit réduite, soit par son effacement, soit autrement. Plusieurs raisons confortent cet argument (voir aussi cet article de Politis).
D’abord, la charge des intérêts versés sur la dette publique a certes nettement diminué en % du PIB : 1,7 % du PIB en 2018 contre 3,5 % en 1998. Mais cela représente quand même près de 40 milliards d’euros prélevés sur le budget de l’État et qui vont dans les poches de spéculateurs privés.
Ensuite, la tendance à des taux d’intérêt proches de zéro est éminemment réversible quand c’est la spéculation financière qui mène le bal, même si la BCE la freine pour l’instant. Rien n’exclut que l’année 2020 voie le retour de taux élevés pour certains pays si les spéculateurs commencent à s’affoler devant la montée en flèche des dettes publiques partout dans le monde.
Et puis, argument trop souvent omis par les économistes keynésiens de gauche, le caractère jugé budgétairement supportable ou soutenable du poids des intérêts est toujours plus ou moins lié à une hypothèse de croissance économique à perpétuité, laquelle est écologiquement insoutenable.
Un autre argument en faveur de la réduction de la « dette Covid » est que, s’il faut en effet s’endetter dans la période à venir, autant le faire pour le plus grand projet d’avenir qui soit : freiner la destruction climatique et écologique en cours, ce qui va exiger beaucoup plus que les montants actuellement mis sur la table.
Enfin, la dette est l’un des instruments les plus importants pour faire rentrer dans le rang les aspirations à la justice, y compris climatique, et pour tenter d’imposer l’austérité publique au profit des rendements financiers privés. C’est ce que montre le sociologue Benjamin Lemoine : « les marchés financiers fixent les conditions du financement public. Non seulement le taux d’intérêt mais également quelle politique macroéconomique doit être suivie pour recueillir leur assentiment » (source).
ALORS : REMBOURSER OU ANNULER ?
Commençons par les stratégies de remboursement, toujours partiel comme on l’a vu, mais qui peuvent en effet réduire le stock de dette si et quand on estime qu’il le faut. Je mets de côté le rôle de l’inflation, pour l’instant absente, et difficile à régénérer politiquement à supposer qu’on le souhaite, ce qui n’est pas mon cas : la sobriété matérielle et énergétique est tout sauf inflationniste.
Restent alors comme principaux moyens (de gauche) ceux de la fiscalité. Je les ai évoqués dans un billet précédent : « J’ai estimé pour ma part à 300 milliards d’euros par an le coût pour les finances publiques de l’assistance aux riches ! », en y incluant le coût de la fraude et de l’évasion fiscale, une partie des « niches » fiscales et sociales, et la baisse de la fiscalité sur les revenus et sur le patrimoine des plus riches et des entreprises depuis une trentaine d’années. Un « pognon de dingue » !
EFFACER UNE PARTIE DES DETTES PUBLIQUES
Admettons toutefois que, dans l’immédiat, ces solutions socialement justes aient peu de chances d’être retenues par le Président des riches et du CAC 40. D’autant qu’à mon sens, il vaudrait mieux les réserver pour les grands investissements de la révolution écologique et sociale, qui auront besoin de dépenses publiques ANNUELLES considérables pendant une longue période.
Il reste un joker qui pourrait passer la barre politique moyennant une pression citoyenne. Dans le même billet précédent, je citais Gaël Giraud : « Il y a, par ailleurs, un moyen simple de soulager tout de suite les finances publiques des États en état d’urgence nationale : effacer les dettes publiques détenues par la BCE… La seule annulation du remboursement du principal revient à faire disparaître plusieurs centaines de milliards d’euros de dettes souveraines. Dans le cas de la France, une estimation suggère un montant d’environ 400 milliards d’euros aujourd’hui. ». Gaël Giraud ajoute : « Cela signifierait que l’État français pourrait d’emblée injecter 17% du PIB (pré-pandémie) dans l’économie ». D’abord pour réorienter les financements publics, à cibler certes sur la santé, mais surtout sur la bifurcation écologique et sociale sans laquelle les décennies à venir deviendraient des périodes autrement plus dramatiques que ce que nous vivons.
Cela rejoint la proposition de Laurence Scialom et Baptiste Bridonneaud’annulation partielle des dettes publiques détenues par la BCE, conditionnelle au réinvestissement des mêmes montants dans des investissements publics « verts », par nouvelle émission de dette. Voir, pour une version courte, leur tribune. Extrait : « les États pourraient financer les investissements de la transition écologique en s’endettant, sans que le ratio dette/PIB n’augmente. Tout nouvel endettement en vue d’investissements bas carbone coïnciderait avec l’annulation d’un volume de dette de même ampleur par la BCE. »
Pour l’instant, la BCE, par la voix de Christine Lagarde, refuse ce genre de solutions. Mais, en 2009, la BCE refusait obstinément des pratiques non orthodoxes qu’elle s’est mise ensuite à adopter sous la pression des événements et pour conjurer des risques semblables.
Il existe des variantes à l’effacement pur et simple d’une partie ou de la totalité des dettes Covid par la BCE. Parmi elles on trouve une proposition d’Alain Minc, ce qui tend à prouver qu’elle n’est pas révolutionnaire : une « dette à perpétuité », que l’État ne rembourserait jamais.
C’EST DONC DE L’ARGENT MAGIQUE ?
Comment diable la BCE pourrait-elle faire un « cadeau » de 400 milliards à la France, et donc de plusieurs milliers de milliards d’euros à l’ensemble des pays de l’UE touchés par la crise sanitaire, alors qu’elle n’a « en propre » (ses fonds propres) qu’environ 75 milliards ? Comment peut-elle avoir déjà décidé, le 19 mars dernier, d’injecter750 milliards d’euros supplémentaires en s’engageant à racheter (auprès des banques) des dettes d’entreprises et des dettes d’États ?
Beaucoup de gens croient encore que les banques, centrales ou non, ne peuvent prêter que de l’argent qu’elles détiennent. Ce n’est pas le lieu de faire un cours d’économie, mais, en deux mots, chaque fois qu’une banque privée accorde un crédit, elle crée de l’argent « à partir de rien » (argent qui va circuler, servir à des achats, etc.) et chaque fois qu’un « agent » lui rembourse une dette, c’est de l’argent « détruit ». Et une banque privée a le droit d’accorder un montant total de crédits plusieurs fois supérieur à ses fonds propres, dans un rapport (ou ratio de solvabilité) fixé par des règles politiques. Cela n’est pas vraiment « magique », c’est institutionnalisé (plus ou moins bien…).
Quant à la BCE, comme toute banque centrale, elle peut créer de la monnaie sans limite tant que cela n’affecte pas la confiance et la légitimité de l’euro comme devise. Ce qui n’a rien à voir avec ses fonds propres, mais beaucoup à voir avec les risques que font courir à la zone euro et à sa monnaie des égoïsmes nationaux que l’on a encore vus à l’œuvre récemment, jusque dans la gestion de la crise sanitaire.
ET AU-DELÀ DE CES PROPOSITIONS IMMÉDIATES ?
Ce billet porte sur ce qu’il serait utile et possible de faire dès maintenant dans le cadre institutionnel existant. Lequel est tout sauf acceptable puisque même les plus efficaces de ces scénarios s’appuient sur les marchés financiers tels qu’ils fonctionnent, en limitant juste un peu leur pouvoir de nuisance.
Une question centrale pour l’avenir concerne le besoin d’en finir avec la privatisation actuelle de la monnaie afin d’en retrouver la maîtrise collective et d’en faire un bien commun. Je vais me contenter de citer Jean-Marie Harribey : « Aujourd’hui, on peut et on doit resocialiser la monnaie, c’est-à-dire retrouver la maîtrise du crédit et donc de la création monétaire pour financer les énormes investissements de transition écologique. La crise du coronavirus montre à quel point on a besoin d’un pôle bancaire public, d’un contrôle social sur celui-ci et d’une banque centrale qui soit celle de l’ensemble de la société. Au lieu d’obliger les États à emprunter sur les marchés financiers soit directement, soit indirectement via le Mécanisme européen de stabilité, la BCE devrait financer directement les dépenses publiques. C’est-à-dire étendre ce que la Banque d’Angleterre vient de décider pour financer les seules dépenses liées au redémarrage de l’économie paralysée par la pandémie ».
[Ajout du 2 mai à 17h25 : j’ai reçu de Jean-Michel Servet une intéressante remarque à propos de la dernière phrase de mon billet. La voici :
"Je suis tout à fait en phase avec l’analyse, sauf avec la fin de l’article qui indique
"C’est-à-dire étendre ce que la Banque d’Angleterre vient de décider pour financer les seules dépenses liées au redémarrage de l’économie paralysée par la pandémie »."
À la Banque of England il s’agit de reconnaissance de dettes pour le court terme par des avances considérablement accrues (comme il en existe en Angleterre depuis la fin XVIIe siècle), dette que le gouvernement s’engage à rembourser. Pour le moyen et long termes il s’agit d’emprunts sur les marchés financiers, donc là encore d’une dette. Le Monde publiera très bientôt un article où j’en fais avec Solène Morvant-Roux l’analyse. Dans un récent article paru dans le Monde Patrick Artus fait l’hypothèse implicite que l’annulation de ces dettes des gouvernements aux banques centrales est quasiment actée . On peut au contraire penser que ses dettes pèseront dans les débats politico économiques des mois voire des années à venir comme "le milliard des émigrés" après 1815 ou comme la question des réparations allemandes après 1918. Comme indiqué dans votre article, le remboursement de ces dettes peut être au cœur de l’agenda néolibéral poursuivi, à la manière d’une épée de Damoclès."]
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