Édition du 18 juin 2024

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Economie internationale

Au nom de l’intérêt général, UBS rachète Crédit suisse

Sous la pression de toutes les autorités de régulation, UBS accepte de racheter sa rivale pour 3 milliards de francs suisses. Le gouvernement helvétique apporte 9 milliards de garantie, avec l’espoir de restaurer la confiance.

19 mars 2023 | tiré de mediapart.fr | Photo : © Jakub Porzycki / NurPhoto via AFP
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Crédit suisse est mort. Après plus de cent soixante ans d’existence, la deuxième banque helvétique n’a pas résisté aux cinq derniers jours de panique bancaire. Son décès a été prononcé le 19 mars au soir, dans l’urgence, après un week-end de tractations. Comme le souhaitaient les autorités helvétiques, UBS a proposé de reprendre son concurrent pour 3 milliard de francs suisses (3,02 milliards d’euros).

Le 17 mars, la capitalisation boursière de Crédit suisse s’élevait encore à 7 milliards de francs suisses. Mais les négociateurs estimaient qu’ils n’avaient guère de choix ni de marge de manœuvre pour négocier : il fallait plier devant les exigences d’UBS. Afin de faciliter l’opération, la Banque centrale de Suisse s’est engagée à mettre une ligne de crédit de 100 milliards de francs suisses à la disposition des deux établissements bancaires.

Cette issue était réclamée par nombre de régulateurs et d’intervenants politiques et financiers. C’était, selon eux, le seul moyen d’endiguer la montée des tensions qui a saisi le système financier occidental depuis la faillite de la banque californienne SVB. « Une faillite de Crédit suisse aurait aurait eu de graves conséquences pour le système financier internationa, a expliqué la ministre des finances suisse Karin Keller-Sutter dans la soirée. C’était de la responsabilité de la Suisse d’éviter qu’un tel scénario se matérialise. »

Estimant qu’il n’y avait pas une minute à perdre, les autorités helvétiques ont décidé de lever toutes les contraintes réglementaires et légales pour réaliser au plus vite cet adossement bancaire : toutes les procédures d’examen de cette concentration bancaire sont levées et remises à plus tard. Il est aussi prévu de suspendre les règles de gouvernance : les actionnaires, qui normalement doivent se prononcer sur ce rapprochement, n’auront pas leur mot à dire.

La crainte d’une panique bancaire

Alors que la crise enflait chez Crédit suisse, la direction d’UBS excluait encore le 16 mars de venir à sa rescousse : pourquoi s’embarrasser d’un concurrent mal en point, qui risquerait de lui apporter des ennuis et retarderait sa progression en le contraignant à mener des restructurations longues et coûteuses ?

Mais la banque n’a pas pu résister longtemps aux différentes pressions. Car la confiance n’était pas revenue. Alors que la Banque centrale de Suisse avait mis à disposition de Crédit suisse une ligne de 50 milliards de francs suisses pour l’aider et rétablir la confiance, dès le lendemain, Crédit suisse enregistrait à nouveau plus de 10 milliards de retraits de ses clients.

Signaux tout aussi inquiétants : les CDS (credit default swaps), instruments financiers censés couvrir les pertes en cas de faillite, continuaient à progresser, malgré le soutien explicite de la Banque centrale suisse, pour friser les 1 000 points, un seuil de non-retour. De leur côté, les obligations convertibles en actions – les fameux CoCo (contingence convertible bonds) inventés après la crise de 2008 pour servir de matelas supplémentaire aux banques en cas de défaillance – plongeaient à Wall Street. Les craintes des détenteurs de ces titres étaient justifiées : les 16 milliards d’obligations vont être totalement convertis et ils vont tout perdre.

Pour la Banque centrale et le gouvernement suisses, une réaction rapide s’imposait. « La Banque centrale et le gouvernement suisses sont totalement conscients qu’une défaillance de Crédit suisse ou même quelques pertes des déposants détruiraient la réputation de la Suisse comme place financière », expliquait en milieu de semaine Octavio Marenzi, analyste chez Opimas.

Un plan Switzerland AG

Et c’est bien un plan conçu par Switzerland AG qui a été élaboré pour sauver, si ce n’est Crédit suisse, au moins l’image financière du pays. Samedi soir, une réunion d’urgence s’est tenue à Berne, avec les membres du gouvernement, les responsables gouvernementaux, ceux de la Banque centrale et les autorités de régulation, ainsi que les représentants du monde bancaire et financier.

Ce plan marque en quelque sorte, comme le rappelle l’historien en économie Adam Tooze, dans un de ses derniers articles, « la dernière phase de l’effort – désormais en crise – de l’élite protestante de Zurich (Freisinn) de construire des champions mondiaux sur la base de relations politiques incestueuses en Suisse ».

Mise sous pression pour sauver le Crédit Suisse au nom de l’intérêt général, la direction d’UBS a imposé, outre un prix très bas, certaines conditions.

La banque a demandé ainsi que le gouvernement suisse prenne à sa charge tous les coûts légaux et les pertes potentielles futures. Le gouvernement helvétique a accepté d’apporter 9 milliards de francs suisses de garantie afin d’aider la banque à faire face aux risques éventuels. Au cœur de nombreux scandales qui font l’objet de procédures administratives et judiciaires, Crédit suisse a déjà provisionné 1,2 milliard de francs suisses pour faire face à ces poursuites, et envisageait de provisionner à peu près le même montant dans les semaines à venir pour faire face aux multiples scandales de manipulation et de blanchiment notamment.

Un rôle de liquidateur

La direction d’UBS n’a pas caché qu’elle n’avait aucune intention de conserver l’ensemble des activités – banque de dépôt, gestion de fortune, banque d’investissement – du Crédit suisse qui font souvent doublon avec les siennes, les deux banques qui se font face sur la Paradeplatz à Zurich ayant suivi les mêmes modèles d’expansion. Tout se met en place pour qu’UBS exerce en fait le rôle de liquidateur de Crédit suisse en gérant la situation dans le temps, ne conservant que les parties qui l’intéressent.

Ces derniers mois, Crédit suisse envisageait lui-même de se séparer de certaines activités. Il travaillait notamment à la cotation séparée de sa banque d’investissement First Boston, une activité à la fois de conseil mais qui mène aussi des opérations avec d’énormes effets de levier. Dans les multiples rumeurs de ce week-end , le nom de BlackRock, le plus important gestionnaire d’actifs dans le monde, a été cité comme un éventuel repreneur. Celui-ci a démenti avoir le moindre intérêt « pour tout ou partie » de Crédit suisse.

En revanche, il y a d’autres branches qui suscitent bien des appétits, notamment celle de la gestion de fortune (Wealth Management) ou sa banque de dépôt. Sans attendre, les requins de la finance commencent à sortir dans l’espoir de participer au banquet des dépouilles de Crédit suisse. La Deutsche Bank est notamment sur les rangs.

La reprise du Crédit suisse s’annonce en tout cas déjà comme un carnage social. Le chiffre de 10 000 suppressions d’emplois a été annoncé pendant les négociations.

Une banque systémique mais isolée

Depuis l’effondrement de Crédit suisse en milieu de semaine, les différentes autorités de régulation multiplient les messages pour rassurer le monde financier et les déposants : la chute d’une des plus grandes banques du monde, selon elles, n’aurait aucune répercussion sur le reste du système financier. Le cas mérite d’être médité : Crédit suisse, à les entendre, est un exemple unique d’une banque systémique mais isolée, n’ayant aucune relation, aucun rapport de contrepartie avec les autres.

L’agitation qui a saisi le monde financier et les responsables politiques depuis l’écroulement de la deuxième banque suisse, les multiples tractations qui se sont déroulées entre les banques centrales, les différents régulateurs européens, américains, britanniques, notamment ces derniers jours, dénotent une situation beaucoup plus compliquée. Si les banques ont fortement réduit, voire coupé leurs relations sur le marché interbancaire avec Crédit suisse, au fur et à mesure que la banque s’enfonçait dans la crise, il y a à côté tous les liens, toutes les contreparties dans les autres activités financières, beaucoup plus opaques et moins contrôlées.

Selon certaines estimations qui circulent, le montant notionnel des implications de Crédit suisse sur le marché des dérivés s’élevait à 14 641 milliards de francs suisses fin 2022. Le montant est colossal : il représente plus de 27 fois le bilan de la banque. Il convient cependant de le relativiser, il ne s’agit que de notionnel. Lorsque Lehman Brothers a fait faillite, son exposition sur les dérivés était deux fois supérieure à celle de Crédit suisse. Lorsque toutes les opérations ont été débouclées au bout de cinq ans, on a compris que les pertes de Lehman étaient finalement assez minimes : à peine 5 milliards de dollars. Mais cela avait suffi à plonger le monde dans la crise financière.

La même mésaventure pourrait advenir si Crédit suisse s’effondrait. Toutes les banques européennes, et particulièrement celles, très actives sur le marché, des dérivés comme la Deutsche Bank ou BNP Paribas, qui ont des contreparties avec Crédit suisse, se retrouveraient dans de graves difficultés. D’où l’inquiétude et la nervosité des autorités de régulation et de responsables politiques se montrant de plus en plus pressants auprès du gouvernement suisse afin de trouver rapidement une solution.
Les bonnes résolutions adoptées passent par-dessus bord

L’urgence de la situation peut sans doute justifier les choix pris. Le constat s’impose cependant : en quelques jours, pour répondre d’abord à l’effondrement de la SVB puis à la chute de Crédit suisse, les autorités de régulation et les gouvernements ont pris la décision de passer par-dessus bord toutes les bonnes résolutions adoptées pendant la crise de 2008.

Ainsi, après la crise de 2008, les gouvernements avaient juré que les finances publiques, l’argent des contribuables, ne seraient plus sollicitées à l’avenir pour venir au secours des banques. Cette résolution n’a pas tenu dès les premières secousses dans le système bancaire.

Dans la précipitation, le gouvernement américain a décidé de passer outre son cadre légal qui garantit les dépôts dans la limite de 250 000 dollars. Au nom de la défense de la high-tech, il a annoncé que l’intégralité des montants des dépôts chez SVB seraient garantie, y compris ceux des hedge funds, des fonds de capital-risque, etc. Le sauvetage sera à la charge des finances publiques.

De son côté, le gouvernement suisse a accepté de prendre sur les comptes des finances publiques les risques pris par Crédit suisse, comme l’a exigé UBS. Une nouvelle fois, les États se retrouvent à assumer et à payer les turpitudes de la finance.

De la même manière, il avait été promis après la crise de 2008 de mieux contrôler et encadrer les très grandes banques, et d’empêcher même la constitution de ces géants bancaires, « trop grands pour faire faillite » – « too big to fail » – qui font courir des risques accrus au système financier et se trouvent en position d’exercer un chantage permanent sur les banques centrales, les autorités de régulation et les gouvernements.

Le rapprochement d’UBS et de Crédit suisse, décidé dans l’urgence et par nécessité, s’inscrit à rebours de cette ligne. L’union de ces deux banques systémiques va constituer un ensemble bancaire encore plus gros, plus incontrôlable. Outre-Atlantique, les autorités semblent suivre la même pente. Alors que la faillite de SVB a mis sous tension les banques régionales comme First Republic, elles penchent pour des rapprochements ou des adossements sur des géants américains comme JPMorgan ou Bank of America, au risque de rendre ces monstres encore plus grands et de placer tout le système bancaire entre quelques mains.

Avec de telles mesures, l’aléa moral et la capture du pouvoir par le monde financier ne sont pas près de disparaître.

Martine Orange

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