26 janvier 2022 | tiré de mediapart.fr
Une nouvelle fois, les banques centrales se retrouvent au centre de toutes les attentions. Bousculées par la montée inattendue de l’inflation, elles sont sommées de s’expliquer sur leurs intentions et leur future politique monétaire. Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a déjà durci le ton, promettant d’augmenter les taux d’intérêt rapidement, tandis que Christine Lagarde, présidente de la Banque centrale européenne (BCE), temporise, estimant qu’il n’est pas encore temps de supprimer les outils de soutien mis en place pour faire face à la crise liée au Covid-19.
S’invitant dans le débat, le Fonds monétaire international(FMI) et la Banque mondiale mettent en garde sur les effets de bord que risque de provoquer tout changement de cap monétaire, notamment dans les pays émergents, dont certains sont lourdement endettés en dollars.
Cette petite chronique de début d’année 2022 vient rappeler la place démesurée qu’ont acquise les banques centrales occidentales au cours des dernières décennies. Depuis la crise financière de 2008, elles sont devenues les personnages dominants du système économique et financier mondial : leurs décisions ou simplement leurs paroles déplacent des milliards. Certains disent même qu’elles sont maîtres du monde.
Christine Lagarde et Jerome Powell au G20 finances à Buenos Aires en 2018. © EITAN ABRAMOVICH / AFP
Pourtant, ce rôle politique, très éloigné des missions premières des banques centrales, n’est jamais débattu par les politiques et les gouvernements. La monnaie, et plus généralement la politique monétaire, est un sujet tabou. Et il ne saurait être question de toucher au principe, gravé dans le marbre, de l’indépendance des banques centrales.
Mais peut-on encore maintenir cette fiction que la politique monétaire ne serait qu’une affaire technique, réservée à quelques spécialistes, qui devrait être exclue de tout débat démocratique ? C’est la question centrale que pose dans un livre récent, La Banque Providence (Le Seuil), Éric Monnet, spécialiste de l’histoire des politiques monétaires au XXe siècle, directeur d’études à l’EHESS et professeur à l’École d’économie de Paris. Pour lui, il devient urgent de démocratiser les banques centrales, leur politique monétaire et la monnaie, pour les mettre au service de toutes et tous.
Le sujet est discuté par les économistes depuis plusieurs années. Alors que les banques centrales occidentales tiennent à bout de bras le système financier international, et pour la Banque centrale européenne la zone euro depuis la crise financière de 2008, au point de se substituer aux États, que les politiques qu’elles ont adoptées ont renforcé un capitalisme globalisé et financiarisé, prospérant sur des niveaux d’inégalité jamais atteints depuis le début du XXe siècle, il est légitime, ont commencé à pointer certains, de s’interroger sur les actions et les buts des politiques monétaires. D’autres moyens, profitant au plus grand nombre et non plus à la frange des 1 % les plus riches comme actuellement, ne sont-ils pas susceptibles d’être mis en œuvre ?
Dès 2017, l’ancien secrétaire américain au Trésor, Larry Summers, figurant pourtant parmi les économistes les plus orthodoxes de la planète mais s’inquiétant de la stagnation séculaire de l’économie américaine, s’est prononcé pour une remise en cause au moins partielle de l’indépendance de la Réserve fédérale. Compte tenu de l’importance politique de ses décisions, la Fed devrait mener une politique plus coordonnée avec celle du gouvernement, tant leurs interventions sont dépendantes les unes des autres, expliquait-il alors.
Depuis, le débat se poursuit sous de nombreuses formes. Que ce soit sur l’annulation des dettes liées au Covid, lerecours à la monnaie hélicoptère, ou même le rachat de dettes publiques ou privées, les interventions des banques centrales se retrouvent au cœur des réflexions.
Réflexions qui ne peuvent que grandir, alors que les banques centrales sont attendues pour répondre à tous les défis qui s’annoncent. Après avoir joué les stabilisateurs en dernier ressort des économies occidentales pendant la crise du Covid-19, les gouvernements comptent sur elles pour soutenir leurs politiques de sortie.
Elles-mêmes se sont attribué un rôle déterminant dans lefinancement de la transition écologique. Mais au nom de qui ou de quoi décideront-elles de soutenir une voie plutôt qu’une autre ? Se précipiteront-elles pour apporter toute leur aide financière à un capitalisme numérique et technique qui semble être le dernier mantra des élites, ou permettront-elles que d’autres chemins puissent être empruntés ? À partir de quels critères ?
Les mêmes questions se posent avec l’émergence des cryptomonnaies, qui mettent au défi la monnaie comme bien commun d’une société, le rôle des banques et même celui des banques centrales.
« Leur action va nécessairement empiéter sur d’autres domaines de la politique économique et sociale, et leur indépendance juridique ne leur donne pas suffisamment de légitimité pour agir seules dans ces nouveaux domaines », relève Éric Monnet. Avant de dresser un constat simple : la déconnexion entre les banques centrales et les citoyens « n’est plus tenable ».
La banque centrale ne peut se penser indépendamment de l’État-providence.
Éric Monnet, directeur d’études à l’EHESS
Cette nécessité de faire entrer la politique monétaire dans le débat démocratique, de la mettre au service de toute la collectivité, s’inscrit dans la mission même des banques centrales, selon Éric Monnet. Par nature, celles-ci ont un rôle de protection de l’État et de la société, en garantissant d’abord la monnaie, mais aussi en assurant la stabilité financière, explique l’auteur.
Mais Éric Monnet ajoute une autre fonction, plus contestable : après avoir été le bras armé des États pour financer les guerres tout au long du XIXe et du début du XXe siècle, les banques centrales assurent le financement de l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale, explique-t-il. D’où son concept de « banque-providence ».
Même s’il indique que cette mission est assumée « de façon implicite », l’idée dérange, tant elle s’inscrit à rebours des faits. Jamais le rôle de soutenir l’État-providence n’a été inscrit ni même sous-entendu dans les statuts des banques européennes nationales, de la Banque centrale européenne ou de la FED. Leur champ d’action est d’assurer la stabilité des prix – donc de lutter contre l’inflation – et la stabilité financière. La Réserve fédérale s’est vu adjoindre la responsabilité de soutenir la croissance et l’emploi. Mais elle est la seule dans ce cas. Le mandat de la BCE est réduit à sa plus simple expression : la lutte contre l’inflation et la supervision du système financier.
Pressentant ce que sa définition a de dérangeant, Éric Monnet tente d’éclaircir son propos : « La banque centrale ne peut se penser indépendamment de l’État-providence. Elle y contribue de manière directe lorsqu’elle assure les conditions de financement de la dette publique. Elle l’est de manière indirecte en préservant les économies contre une trop forte inflation ou contre les crises financières et la déflation qui saperaient les fondements et l’organisation de l’État. […] On tend à minimiser ou à relativiser le rôle qu’elle joue pour assurer la légitimité et le financement des États modernes. »
Mais garantir le financement des États et assumer celui de l’État-providence, ce n’est pas la même chose. Dès leur création au début XIXe siècle, les banques centrales, formées alors comme des consortiums de banques privées, se sont donné comme mission, à côté de la création de la monnaie, la surveillance de la dette publique. Ce dernier point s’est encore renforcé après la fin de Bretton Woods et l’abandon des parités fixes. Parce que la dette est une composante essentielle de la création monétaire, une sorte de seconde monnaie échangeable et fongible à tout moment, permettant d’assurer une garantie en collatéral pour tous les acteurs financiers. Ceux-ci comme les banques centrales ont besoin des dettes publiques, mais ils entendent que celles-ci soient à leur service, stables et prévisibles, afin de préserver la stabilité du système monétaire et financier.
Dans ce processus, si les banques centrales se sont trouvées associées à participer au financement de l’État-providence, c’est par raccroc et encore de façon éloignée, parce qu’il existait, au sortir de la guerre, un certain consensus politique et social sur la construction d’un État-providence (santé, chômage, éducation, retraites), d’ailleurs financé essentiellement au départ par la fiscalité et les cotisations sociales.
Dans le cas de la BCE, cette fonction a même été exclue d’emblée : ses statuts lui interdisent tout financement des États. Et ce n’est qu’avec la crise de la dette dans la zone euro au début des années 2010 que l’institution monétaire européenne est sortie de son cadre, en rachetant des dettes publiques en seconde main. Mais il en allait de la survie de la zone euro.
Devant le New York Stock Exchange, le taureau, symbole des marchés boursiers en hausse. © SPENCER PLATT / Getty Images via AFP
Au nom de la stabilité financière
Si jamais il y a eu soutien des banques centrales à l’État-providence, celui-ci s’est de toute façon totalement évanoui avec la montée du néolibéralisme et « la croyance dans l’autorégulation des marchés financiers », comme Éric Monnet le reconnaît lui-même. Les banques centrales se sont alors érigées en clés de voûte d’un capitalisme globalisé et financiarisé.
Cette transformation peut même être précisément datée : elle remonte au krach d’octobre 1987. Par peur d’un écroulement financier, Alan Greenspan, alors président de la Fed, décida de sortir l’artillerie monétaire lourde. Des milliards de dollars furent déversés en quelques jours dans les circuits financiers au nom de la stabilité du système financier. Depuis, à chaque crise comme en 2008, mais aussi au moindre à-coup, à la moindre crise de nerfs des acteurs financiers, les banques centrales sont toujours prêtes à intervenir, pour couvrir les spéculations débridées, et fermer les yeux sur les bulles d’actifs démentielles, voire pour les entretenir. Toujours au nom de la stabilité du système monétaire et financier.
Elles n’hésitent pas à tordre le bras à des gouvernements, à dicter la forme et la nature « des réformes structurelles nécessaires ». En la matière, les président·es de la BCE sont allé·es le plus loin, remarque Éric Monnet. En 2011, Jean-Claude Trichet considéra comme son devoir d’adresser une lettre comminatoire à Silvio Berlusconi, alors président du Conseil italien, pour lui imposer les « réformes impératives », toutes visant au démantèlement de pans entiers de l’État-providence. Et souvent en s’appuyant sur des principes économiques erronés, comme le fameux coefficient multiplicateur.
La participation de la BCE à la troïka dans le cadre du plan de « sauvetage » de la Grèce et du mécanisme de stabilité financière constitue aussi uneincursion sans précédent d’une banque centrale dans le domaine politique et social, loin de ses missions premières. « Au cours de la première décennie de l’existence de la zone euro […], il est indubitable que la BCE a favorisé une interprétation de son mandat insistant sur l’économie de marché plus que sur les autres dimensions possibles de la politique européenne, jusqu’à attaquer certains principes de l’État-providence », concède l’auteur. Un choix qui, selon lui, pose un problème de « légitimité démocratique ».
Car, au nom de l’indépendance de l’institution monétaire européenne, cette politique, qui récoltait manifestement l’assentiment de l’exécutif européen, n’a jamais donné lieu à débat ou explication. Faute d’instances délibératives constituées, il n’a jamais été possible de discuter des orientations de la BCE. Les seules contestations ont eu lieu devant la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe, ce qui ne peut que cantonner la discussion dans une sphère juridique, en lieu et place d’un véritable questionnement politique.
Les mêmes réserves peuvent être exprimées sur la politique monétaire ultra-accommodante menée par la BCE à destination des acteurs financiers. Entre le rachat des dettes privées, par le biais de l’assouplissement quantitatif (quantitative easing), les conditions exceptionnelles – mais qui se prolongent depuis plus de sept ans désormais –de financement et de refinancement des établissements bancaires à des taux négatifs - ce qui revient, comme le relève Éric Monnet, à subventionner les secteurs bancaire et financier –, les aides hors norme données au monde financier finissent par interroger. « Puisque la Banque centrale opère toujours en prêtant au secteur financier, il est toujours légitime de se demander si les faveurs accordées aux banques sont bien justifiées au nom de l’intérêt général et non pour sauvegarder des intérêts particuliers », écrit l’auteur.
Se réapproprier l’évaluation des politiques monétaires
Poser la question, c’est déjà apporter un début de réponse. Alors que les bilans de banques centrales occidentales ont explosé depuis la crise financière de 2008 – celles-ci venant en soutien de tout –, les tombereaux de monnaie créés par cette politique ont essentiellement été captés par la sphère financière, sans profiter au reste des acteurs économiques.
C’est cette tendance qu’il convient d’inverser, selon l’auteur, afin de mettre la politique monétaire au service de toutes et tous. Inévitablement, cela amène à inscrire les actions des banques centrales dans le champ politique, de les soumettre à discussions et donc de toucher au sacro-saint principe de l’indépendance. Il ne s’agit pas, précise-t-il, bien sûr, de soumettre toutes les actions des banques centrales à délibération : en cas de crise, de mouvements erratiques, celles-ci ont besoin de conserver toute leur liberté d’intervention immédiate, et parfois leur mystère, afin de pouvoir défaire les démons de la spéculation. Mais leurs actions à long terme doivent pouvoir être évaluées, débattues.
La présentation, une ou deux fois par an, de la politique monétaire de la BCE devant le Parlement européen ne s’apparente pas à ce nécessaire contrôle. Pour Éric Monnet, il faut réinscrire le rôle des banques centrales dans leur complexité et les interactions avec les politiques budgétaires, fiscales, les banques privées et autres institutions financières, assurer la coordination avec les États et leurs actions. Mais cela suppose aussi que les responsables politiques, les parlementaires et autres se dotent à la fois d’une expertise, d’une capacité d’évaluation et de contrôle qu’ils n’ont pas.
Si ce livre a une utilité, c’est bien celle d’insister sur la nécessité pour les démocraties de se réapproprier les questions monétaires, qu’elles n’ont que trop abandonnées, et d’ouvrir le débat sur l’évaluation et le contrôle de l’efficacité de leurs actions, et surtout au profit de qui.
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Éric Monnet, La Banque Providence. Collection « La République des idées », Le Seuil, 106 pages, 11,80 €
Martine Orange
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