Hernán Soto (HS) : Qu’as-tu pensé de la campagne présidentielle au Chili ?
Franck Gaudichaud (FG) : De façon générale, je l’ai trouvé fade et peu enthousiasmante. Peu de débat politique véritable sur des questions de fond, beaucoup de « bla bla », peu de contenu. Cependant, il faut noter que les neuf candidats au premier tour, incluant la candidate de la droite Evelyn Matthei, ont été amenés, d’une manière ou une autre, à tenir compte partiellement des thèmes qui ont surgi des grandes mobilisations étudiantes de 2011-2012. En particulier : la réforme fiscale, la gratuité et la qualité de l’enseignement, la réforme de la constitution de 1980, héritée de la dictature de Pinochet (1973-1989). Il importe également de souligner la présence, pour la première fois depuis la fin du régime militaire, de deux candidatures anti-néolibérales : celles de Roxana Miranda et de Marcel Claude, qui ont ouvert un espace aux idées de transformations démocratiques, à la gauche du Parti communiste et qui, même si elles n’ont pas eu un poids significatif dans les urnes, ont permis de porter le débat public vers des thèmes essentiels comme la nationalisation du cuivre, la récupération de l’eau (mise en concession au service des multinationales), la nationalisation des agences de fonds de pensions (AFP) et de parler d’un ensemble de mesures immédiates et nécessaires en faveur des classes populaires.
Dans l’ensemble, la campagne a été plombée par l’idée, confirmée à longueur de sondages, que la victoire de Michelle Bachelet était acquise, du fait d’une popularité incontestée et insubmersible. Analysant la campagne de sa coalition, la Nouvelle Majorité (Nueva Mayoría), qui a réunit pour la première fois l’ex-Concertation [1] et le Parti communiste, je pense que les responsables de l’équipe de campagne de Bachelet ont fait un excellent travail préparatoire en termes de communication de masse et de marketing politique (ceci grâce notamment à un budget énorme). Mais la campagne électorale en elle-même a été véritablement inconsistante, froide, distante, technocratique, vide de citoyenneté active. Crainte de la rue ? Probablement.
Au final, le résultat fait état de la claire victoire électorale du projet « Bacheletiste » et de sa vision d’un néolibéralisme partiellement réformé par le haut (reconfiguration que je qualifie de « transformisme progressiste néolibéral ») ; ceci sans tenir compte du poids impressionnant de l’abstention. En réalité, le jour du triomphe électoral, on n’a pas vu d’enthousiasme délirant, y compris de la part des militant-e-s de la coalition victorieuse [2]. Du fait de ce manque de participation citoyenne et militante, on pouvait être assez étonné par la manchette de l’hebdomadaire du Parti communiste El Siglo qui, après la victoire, invitait la population à « prendre d’assaut l’histoire » au côté de Michelle Bachelet ! Cela me semble vraiment exagéré car même si le gouvernement Bachelet prétend ouvrir une « nouvelle ère », il représente surtout la continuité des vingt ans de gouvernements sociaux-libéraux de la Concertation (1990-2010) et de leur gestion loyale du modèle économique hérité de la contre-révolution civilo-militaire de Pinochet.
Dans cette campagne, par delà les discours, ce qui m’a davantage intéressé est la prise de position des principaux groupes économiques du pays et le fait qu’ils se soient montrés nettement favorables à Bachelet. C’est là pourtant un fait majeur, souvent passé sous silence par les analystes et journalistes qui ont couvert l’élection. La droite la plus dynamique, celle représentant la grande bourgeoisie commerciale et les intérêts du capital financier international a expliqué que le gouvernement de Bachelet ne représente aucun danger. Au contraire, c’est un gage de stabilité dans un moment de fortes convulsions sociales. Il est également significatif que les grandes entreprises aient apporté à la candidature Bachelet trois fois plus de fonds qu’à la trésorerie de Matthei, ainsi que cela a filtré dans la presse.
Le programme de Bachelet omet, ou plutôt rejette, les transformations profondes, le changement de modèle et se concentre sur des « modernisations » de la fiscalité, l’éducation et les institutions. La promesse du passage graduel et en six ans (donc au-delà du mandat) à l’éducation gratuite – via des financements de l’Etat pour le secteur public mais aussi pour le privé – est la plus ambitieuse, dans un pays où la marchandisation de l’éducation est l’une des plus avancée du monde. Il y a des omissions notables et calculées, comme le traitement des investissements étrangers qui reçoit explicitement des garanties dans le texte du programme [3] ; et le silence à propos des concessions de mines de cuivre aux entreprises transnationales, question primordiale puisque ce pays concentre le plus grand gisement de la planète. Aucune allusion non plus aux dépenses militaires, ni à la nécessaire redéfinition radicale du rôle des forces armées. Aucune position claire à propos de l’organisation d’une assemblée constituante pour mettre fin – plus de vingt-trois ans après son édification – à la Constitution illégitime de 1980, rien non plus de fondamental sur une réforme de la législation du travail (la constitution, comme le code du travail, ont été rédigés pendant la dictature). Par contre, le programme soutient explicitement l’Alliance du Pacifique avec le Pérou, la Colombie, le Mexique et le soutien des Etats-Unis (tout en précisant que cette alliance n’exclut pas forcement d’autres accords régionaux). Il s’agit là de l’un des axes géostratégiques de la politique états-unienne vis-à-vis du continent, qui vise aussi à trouver une harmonisation possible avec le Partenariat transpacifique, en vue d’isoler la Chine et la Russie. L’ensemble porterait un coup à l’Alba, au Mercosur et à l’Unaus [4]. C’est pourquoi, je trouve juste la déclaration de Evo Morales – le président bolivien – déclarant le lendemain de l’élection qu’il ne pensait pas que Bachelet soit réellement « socialiste », malgré le nom porté par son parti, et que si elle l’était vraiment, il lui faudrait retirer immédiatement le Chili de l’Alliance du Pacifique afin d’adhérer à l’Alba et au système d’intégration bolivarien.
HS : Qu’y a-t-il de remarquable selon toi dans les mouvements sociaux du Chili de la dernière période, leurs forces et leurs faiblesses ?
FG : Comme je le disais, je crois que les principaux thèmes de la campagne présidentielle, comme l’appel à une assemblée constituante, la gratuité et qualité de l’éducation, la réforme fiscale et autres, sont le produit des mobilisations sociales de 2011 et 2012 et de l’irruption de celles et ceux d’en bas. Elles ont forcé la classe politique à les inclure dans leurs propositions ou, du moins, à les mentionner quoi que de façon instrumentale et canalisée. Si ces grandes mobilisations n’avaient pas eu lieu, il est très probable que ces thèmes ne seraient même pas apparus dans cette campagne.
Dans la dynamique des mouvements sociaux, il y a deux questions essentielles qui affleurent : les difficultés de l’articulation des diverses luttes et espaces mobilisés, qui restent hétérogènes par leur composition sociale et caractéristiques, et n’ont pas trouvé les voies de la confluence autour de revendications communes. L’autre question, peut être plus fondamentale encore : le passage de la mobilisation sociale vers des formes d’organisations porteuses de propositions politiques anticapitalistes amples, capables de donner une stabilité et des objectifs à des mouvements sociaux, marqués par des « oscillations thermiques » qui fragilisent la continuité des luttes et la réussite de leur action dans le champ politique.
Autour des mouvements sociaux s’entrecroisent de nombreux autres débats. Durant un forum auquel j’ai été invité à l’université du Chili, j’ai pu noter qu’il existe dans la jeunesse une profonde tendance à rejeter l’engagement politique au profit de la figure du « social ». Ceci peut s’expliquer – et se comprendre – au vue de la perte de toute légitimité des hommes (et femmes) politiques et d’un système institutionnel forgé par la dictature au profit des dominants et d’une gauche qui s’y est adaptée. Mais expliquer cette situation ne signifie pas approuver en termes stratégiques. Car, à défaut d’organisation politique indépendante, après chaque explosion sociale ; ce sont toujours les mêmes qui reprennent le pouvoir. Le manque de nouveaux outils politiques anticapitalistes – démocratiques et non dogmatiques – entraîne facilement la cooptation par les appareils traditionnels, comme cela a pu être le cas du dirigeant Ivan Fuentes de Coyhaique (sud du pays) finalement intégré par la Démocratie-chrétienne ou avec l’intégration parlementaire de plusieurs figures des luttes étudiantes de 2011, aujourd’hui députés aux côtés de l’ex-Concertation (tels que Camila Vallejo, Karol Kariola et Giorgio Jackson).
Je ne crois pas non plus qu’il soit sérieux d’attribuer aux étudiants la fonction d’avant-garde du changement social qui orienterait les classes populaires, comme le font certains collectifs. Bien qu’on doive se rappeler le rôle important des étudiant-e-s depuis 2011, en particulier dans la bataille pour l’hégémonie culturelle, on ne peut les considérer comme uniques conducteurs des luttes. Les étudiant-e-s ne peuvent se substituer aux travailleurs et à la classe ouvrière comme marqueur du confit capital-travail. On a vu, heureusement, encore que modestement, les étudiants se joindre aux salariés du cuivre, pêcheurs, travailleurs forestiers , portuaires, employés des services et autres, durant les fortes mobilisations de divers secteurs du mouvement social, comme de celui des habitants de quartiers marginalisés (pobladores).
HS : Parlons de l’abstention.
FG : On a beaucoup écrit sur ce sujet car c’est un phénomène massif et qui concerne la politisation des classes populaires. Les abstentionnistes forment la première majorité électorale du pays (Bachelet a été élue avec 25% des voix puisque l’abstention a dépassé les 50% des inscrits). Il reste beaucoup de choses à analyser. Du point de vue des gauches, il y a lieu de réfléchir sur ce thème car l’abstention pourrait à un moment donné compromettre un développement vraiment démocratique radical. En effet, l’abstention concerne en majorité les secteurs appauvris, mais aussi la jeunesse, les étudiant-e-s, qui d’ailleurs ne participent guère plus aux élections nationales qu’à celles de leurs organisations syndicales, de même pour les organismes professionnels, les syndicats de salariés et autres organisations sociales et associatives de base. Il est évident que le système politique actuel manque cruellement de représentativité et totalement de légitimité ; il est l’héritier de la dictature – malgré les réformes de 1990 et 2005 –, et de ce fait, l’abstention est un signe de rejet du système et de mal-être citoyen. Mais il faudrait pousser plus avant l’analyse. Voir l’abstention comme une expression pure d’un mécontentement populaire massif et d’un rejet organisé et conscient anti-néolibéral est une erreur que font certains observateurs à gauche. Malheureusement, il reste beaucoup de chemin à parcourir pour atteindre ce niveau de rejet organisé. A mon sens, ce qui domine encore c’est un abstentionnisme propre aux « sociétés néolibérales triomphantes », avec prédominance de l’individualisme anomique, de la méfiance envers l’action collective, qui résulte il est vrai du sentiment de n’être pas représenté dans le système politique actuel. Finalement, un individualisme souvent plus régressif que positif, happé par l’hyperconsommation mais aussi une vie quotidienne difficile, faite de travail, d’endettement massif, de précarité généralisée, etc.. Pour le moment du moins, car les basculements et bifurcations peuvent être rapides sur ce plan.
Il est cependant exact que des secteurs militants ont réalisé et appelé à une « abstention active » et à une « grève électorale » : intellectuels critiques, petits collectifs marxistes et libertaires, citoyen-ne-s qui refusent de participer à la « farce électorale » du système binominal de Pinochet, etc ; il faut les reconnaitre, mais admettre qu’ils sont encore très minoritaires. J’ai lu des déclarations de l’historien critique Gabriel Salazar qui soutient que l’abstention serait le produit des mobilisations massives et du rejet populaire du système. Ceci me semble une erreur en tant que déduction linéaire et mécanique, assez éloignée des rapports de forces et de classes réels. Il y a lieu de remarquer l’enquête du Latinobarometro sur le degré de politisation et de dépolitisation dans les pays d’Amérique Latine. En tête de la politisation apparaît le Venezuela et en fin de cortège le Chili, dans lequel une majorité des interrogés ne savent pas comment se positionner entre la droite et la gauche, preuve d’une perte de repères profonde et produit des renoncements successifs de la social-démocratie ou de la Concertation. Dans un pays qui a connu l’Unité populaire et l’expérience des Cordons industriels dans les années 1970, on voit l’abysse laissé par le coup d’Etat dans les consciences collectives jusqu’à nos jours …
Bachelet aura justement la tâche ardue de maintenir cette « démocratie néolibérale de basse intensité » et, en même temps, d’essayer d’éviter l’irruption incontrôlée de mouvements sociaux lors de son mandat de quatre ans. Entre les deux tours de l’élection, le quotidien conservateur El Mercurio a publié un article du sociologue Eugenio Tironi (sobrement !) intitulé « Réforme ou révolution ». Selon lui, les résultats électoraux montreraient qu’il y a au Chili une forte aspiration à des changements, mais qui doivent être réalisés de façon « graduelle, institutionnelle et modérée », à rebours de toute option « rupturiste » ou révolutionnaire et ceci confirmerait, selon lui, la proposition de réformes de Michelle Bachelet, destinée à éviter des ruptures pouvant provenir de la rue. Tironi termine son texte en affirmant que Bachelet aura pour mission de répondre aux espérances qu’elle a suscitées. Cette opinion, qui émane d’un intellectuel organique de l’ex-Concertation et artifice de la transition démocratique néolibérale de 1990, est intéressante pour comprendre ce à quoi on peut s’attendre dans les années à venir. La stratégie de la Nueva Mayoría, c’est-à-dire l’ancienne Concertation à laquelle s’est intégré avec armes et bagages le Parti communiste (contre quelques sièges de députés), est de proposer une voie de réformes partielles et stabilisatrices, cherchant à donner une nouvelle légitimité à un modèle qui a pourtant été décrié durant des mois par les luttes de la jeunesse (et avec de forts indices de soutien de l’opinion publique). Cette voie étroite peut être plus ou moins viable au niveau parlementaire, si le gouvernement coalise ses forces (hétérogènes) et isole les secteurs les plus durs de la droite (désormais minoritaire au Congrès) et, en même temps, parvient à désarmer les luttes les plus radicales ou à les contrôler-neutraliser (avec l’aide du PC) dans les marges du système institutionnel en vigueur et du programme social-libéral de Bachelet. Rien de moins sûr car de nombreuses mobilisations sont déjà annoncées pour mars-avril 2014 et les grèves de travailleurs des ports montrent une conflictualité sociale en hausse du côté du travail également.
Notes
[1] La « Concertation de partis pour la démocratie » a gouverné le Chili de 1990 à 2010 et est une coalition qui regroupe le PS, la Démocratie-chrétienne et plusieurs petites organisations social-démocrates ou de centre.
[2] Voir Franck Gaudichaud, ESSF (article 30673), « Un dimanche de vote à Santiago du Chili », 18 décembre 2013 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article30673
[3] www.michelle bachelet .cl/ programa
[4] Lire à ce sujet : Christophe Ventura, « Des projets concurrents pour l’intégration régionale de l’Amérique du Sud », 1er janvier 2014 : http://www.medelu.org/Des-projets-concurrents-pour-l
* http://www.medelu.org/Regards-critiques-sur-le-Chili
* Article traduit de l’espagnol par Denise Mendez. Version révisée et actualisée par l’auteur du texte publié dans la revue Punto Final, Santiago, n° 797, janvier 2014 (www. puntofinal.cl).