Les banquiers peuvent dormir tranquilles. Ce n’est pas le gouvernement socialiste qui viendra mettre de l’ordre dans les dérives du capitalisme financier. C’est une retraite en rase campagne que s’apprêtent à sonner le Parlement et le gouvernement avec la réforme du secteur bancaire, discutée à l’Assemblée nationale à partir du 12 février. Auditionnés par la commission des Finances de l’Assemblée, les dirigeants du Crédit agricole, de la Société générale et de BNP Paribas admettent ne pas être « spécialement gênés par cette loi » (selon les mots de la rapporteure du projet de loi, la députée PS Karine Berger) ! Et ils n’ont même pas à faire semblant.
Face à la faiblesse du projet dévoilé en novembre par le ministre de l’Économie et des Finances, Pierre Moscovici, on nous promettait des amendements pour « muscler » la loi. Il y a bien eu quelques avancées la semaine dernière. Mais « les amendements acceptés resteront cosmétiques », reconnaît un des porte-parole du groupe PS, Thierry Mandon, interrogé par Le Monde. « Il n’y aura pas de psychodrame. (…) On n’a pas la volonté de charger la barque des banques ». Tout est dit sur l’ambition de la majorité. L’enjeu de la loi est pourtant de taille : il s’agit de « remettre la finance au service de l’économie », de « refondre notre paysage financier pour les 20 prochaines années », tout en protégeant les dépôts des épargnants et les contribuables. La réalité est nettement moins idyllique.
Pourquoi faut-il « séparer » les banques ?
Pourquoi une loi sur les banques ? La France compte quatre banques « systémiques » (sur 14 au niveau de l’Europe). Des banques dont la faillite peut mettre tout le système bancaire en péril : BNP Paribas, BPCE (Banque populaire - Caisse d’épargne), Crédit agricole et Société générale. Petit rappel : BNP Paribas, la première banque française, pèse autant que le PIB de la France ! Soit 2000 milliards de dollars. Ses actifs ont augmenté de 34 % entre 2007 et 2010. Et la banque continue tranquillement ses stratégies d’optimisation fiscale. Sur 334 de ses filiales, plus d’un tiers sont situées au Luxembourg, 24 aux Iles Caïmans... Un modèle d’entreprise éthique, donc. Qui, s’il s’effondrait, mettrait le pays par terre.
Pour reprendre le contrôle sur la finance, François Hollande avait fait une promesse [1] : les banques de dépôt et les banques d’affaires seraient séparées. D’un côté, les activités spéculatives, de l’autre, les activités utiles à l’économie. L’idée centrale : on ne spécule pas avec l’épargne des citoyens. Car le modèle français, c’est celui de la « banque mixte » - celui de la Société générale, de BNP Paribas ou du Crédit Agricole. Une seule entité juridique, pour deux types d’activités bancaires : d’un côté, les banques collectent les dépôts et octroient des prêts – et ont alors un rôle de création de monnaie. De l’autre, elles interviennent sur les marchés financiers, pour le compte de leurs clients ou pour elles-mêmes, en vue de réaliser des profits financiers.
Ces « banques mixtes » seraient plus solides, affirment leurs dirigeants, qui ne veulent pas entendre parler de séparation. Solides ? Ce serait oublier qu’en 2008 la Société générale a été renflouée par le contribuable américain, à hauteur de 11,9 milliards de dollars, lors du sauvetage de l’assureur AIG. Et BNP a reçu 4,9 milliards. La même année, l’État français a mis 360 milliards d’euros à disposition des banques, sous forme de garanties de prêts interbancaires, pour assainir la situation. Solides, vraiment, les banques françaises ? Selon le dernier rapport de l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), publié le 16 janvier, les tests confirment « la relative vulnérabilité que constitue la dépendance des banques françaises au refinancement interbancaire court-terme ». Sur sept banques soumises au stress test, l’une d’entre elles ferait faillite en une semaine en cas de crise, et une autre en 3 mois. A moins que la banque centrale européenne n’intervienne...
Comment le contribuable subventionne la spéculation
Le principal défaut des banque mixtes ? En cas de faillite, les dépôts des clients sont exposés. Et la garantie de l’État – pour les banques de dépôts – s’étend de fait au département « marché ». Un soutien implicite des pouvoirs publics à la spéculation, qui fait des contribuables les prêteurs en dernier ressort. En résumé : une banque mixte, ça fait plus de dégâts quand ça tombe. « Surtout, cette garantie permet aux banques mixtes de se financer elles-mêmes à plus bas coût sur les marchés financiers, car les investisseurs savent fort bien qu’en prêtant à telle banque, ils bénéficient de la garantie de l’État français », explique l’économiste Gaël Giraud, chercheur au CNRS. Résultat : des taux d’intérêts plus favorables pour les banques mixtes que pour les banques d’affaire « pures ». Soit l’équivalent d’une subvention annuelle de 48 milliards d’euros aux grandes banques françaises [2]. Un chiffre à comparer aux 18 milliards de profits réalisés en moyenne chaque année par les trois principales banques françaises, et aux 11 milliards d’impôts acquittés en 2010 par l’ensemble des banques françaises, précise Gaël Giraud.
Cette garantie, qui permet d’emprunter à faible coût, encourage le développement des activités de marché, et la totale déconnexion avec l’économie réelle [3]. Seuls « 22 % des actifs bancaires français sont consacrés aux crédits aux ménages et aux entreprises non-financières », rappelle l’ONG Finance Watch. Séparer les banques de dépôt et d’affaires vise « simplement à ne pas faire subventionner par la société la croissance des 78 %, dont seule une fraction est consacrée à l’économie réelle. »
La réforme s’attaque à… 1 % des activités bancaires !
D’où l’intérêt de séparer ces activités. Sauf que... il n’est pas question dans le projet de loi de « séparation » mais de « filialisation ». Chaque banque mixte doit simplement « cantonner » dans une filiale un certain nombre d’activités jugées spéculatives. « Les grands groupes bancaires français ont déjà filialisé la plupart de leurs métiers », souligne Gaël Giraud. C’est la filiale Cetelem qui gère les prêts à la consommation de BNP Paribas. « Exiger la filialisation revient donc à un statu quo ». Avec toujours autant de risques : « AIG, premier assureur du monde [4], a été mis en quasi-faillite à la fin de septembre 2008 par l’une de ses filiales, qui pesait 0,3 % du chiffre d’affaires d’AIG, une filiale parisienne qui était sous contrôle de la Banque de France », rappelle Gaël Giraud. A cause d’opérations à fort effet de levier, une petite filiale peut accumuler des dettes plusieurs milliers de fois supérieures à ses fonds propres. Un amendement adopté en Commission des finances stipule que les pertes d’une telle filiale (regroupant les activités spéculatives) ne seront pas couvertes par le groupe bancaire. Reste à voir comment cela se traduira concrètement.
Surtout, peu d’activités financières sont au final visées par la réforme. Elle concernera moins de 1 % des activités des banques ! C’est Frédéric Oudéa, PDG de la Société générale, qui a fini par lâcher ce chiffre, alors qu’il était auditionné par la Commission des Finances [5]. Consternation dans la salle. On se doutait que le volume des activités « filialisées » serait extrêmement faible. Mais pas à ce niveau ! « Aucune des activités de marché significatives des banques ne sera affectée par cette filialisation », avançait Finance Watch dans une analyse du projet en janvier. Ni la spéculation sur les produits dérivés, ni celles sur les matières premières agricoles.
Pire que le « secret défense » : les données détaillées des banques
Pourquoi les députés ont-ils découvert ce chiffre deux semaines seulement avant l’ouverture des débats ? Parce que les banques ont refusé toute évaluation des activités concernées, « compte tenu du très petit nombre de banques concernées et pour des raisons de confidentialité et de respect du secret des affaires ». Impossible, donc, de mesurer l’impact de la loi ! Un flagrant « déni de démocratie », estime Finance Watch. Cela signifie également que les actionnaires des banques n’ont pas accès à ces données, rappelle l’ONG. Les intérêts des dirigeants sont-ils supérieurs à ceux des citoyens, contribuables, actionnaires, clients et salariés confondus ?, questionne Finance Watch, pour qui cette absence d’étude d’impact semble inconstitutionnelle [6].
Quel est le critère utilisé pour évaluer si une activité doit être filialisée ? L’ « utilité ». Mais pour le gouvernement, une activité financière utile, ce n’est pas seulement un prêt pour aider une PME à démarrer, c’est une activité... réalisée avec un client. Donc la quasi-intégralité des opérations des banques, y compris les plus spéculatives et les plus déconnectées de l’économie réelle. Exemple ? La vente à un fonds spéculatif basé aux Iles Caïmans d’un « credit default swap » sur dette souveraine, ou l’achat d’un produit spéculatif sur les matières premières agricoles, sont considérés comme utiles au sens du projet de loi, car réalisés avec un client. Les députés s’échinent depuis quelques semaines à préciser les contours de la filialisation, qui restent pour le moment bien obscurs. Nul doute que les banques sauront inventer de multiples stratégies de contournement.
Les pleins pouvoirs à l’oligarchie financière
« Bercy ne prétend même plus que le projet de loi vise la séparation des banques de dépôt et d’affaires. Et les députés ne sont pas dupes », soutient Gaël Giraud. L’ambition se réduit à obliger les banques à se doter d’un testament en cas de faillite. On ne cherche plus à prévenir les risques, mais on essaye d’anticiper les obsèques d’un établissement bancaire en cas de grave difficulté financière. C’est ce qu’on appelle le régime de résolution bancaire. En cas de faillite, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) gèrera le démantèlement ou le sauvetage. Et prendra la décision de mettre à contribution les Français ou de pénaliser actionnaires et créanciers. « Le projet de loi ne détaille pas le régime de résolution. Il se contente d’en indiquer l’esprit. C’est extrêmement léger », critique Gaël Giraud.
L’Autorité de contrôle prudentiel est aujourd’hui une administration adossée à la Banque de France chargée de « contribuer à la stabilité du secteur financier » et de « protéger la clientèle ». En cas de crise bancaire, le projet de loi fait reposer la décision sur deux personnes : « Le directeur général du Trésor et le gouverneur de la Banque de France, qui disposent de la majorité absolue pour décider si et comment la banque sera renflouée », détaille Gaël Giraud, qui pointe « un complet court-circuit démocratique » et « un véritable conflit d’intérêts ». Car c’est la Banque de France qui reste le principal créancier des banques privées, et n’aura aucune envie de décider leur démantèlement en cas de faillite ! Bref, les pleins pouvoirs sont donnés à l’oligarchie financière et le rôle du Parlement est évacué.
BNP Paribas, plus puissante que l’État français ?
Autre instance de contrôle, le Conseil de régulation financière (ex-Conseil de régulation financière et du risque systémique - Coréfris) se voit doter de nouveaux pouvoirs... mais toujours non contraignants. Dans son Conseil de huit membres, aux côtés du ministre, des présidents de l’ACPR et de l’Autorité des marchés financiers (AMF), on trouve trois « personnalités qualifiées ». Dont Jean-François Lepetit, membre du Conseil d’administration de BNP Paribas, et Jacques de Larosière, conseiller de BNP Paribas.
Le lobby bancaire est dans la place. « L’AMF et l’ACPR ont énormément de mal à faire valoir leur point de vue vis-à-vis des banques, c’est une guerre continuelle avec le lobby bancaire, raconte Gaël Giraud. C’est comme si on demandait à des gendarmes à bicyclettes de faire respecter le code de la route sur un circuit de Formule 1 ». Pourquoi Bercy s’est-il fait aussi facilement dicter son projet de loi par les banques ? « Quand vous êtes haut-fonctionnaire à Bercy, vous savez qu’à 45 ans, vous allez plafonner dans votre carrière. Si vous ne voulez pas moisir dans votre bureau, vous allez pantoufler dans une banque, avec un salaire multiplié par 10 ou 50 », avance le chercheur. Un haut fonctionnaire ne mord pas la main qui lui donnera à manger demain.
Paradis fiscaux : encore un effort !
Les députés ont cependant réussi à (presque) gagner de rares escarmouches. Comme sur les paradis fiscaux. Un amendement (PS/EELV), voté en Commission, stipule que les banques devront publier chaque année la liste de leurs filiales, avec effectifs et chiffres d’affaires. Une avancée intéressante. Mais pourquoi ne pas en profiter pour demander le montant des profits réalisés par chaque filiale ou celui des impôts payés ? Ce qui aurait permis de mettre en lumière les filiales qui réalisent des profits, avec peu de salariés et sans payer d’impôts. Bref, de lutter vraiment contre les paradis fiscaux.
François Hollande voulait aussi mettre un frein au Trading à haute fréquence (THF), ces opérations financières réalisées chaque microseconde par des robots informatiques. La loi les limite un peu [7], mais les interdictions ne s’appliquent pas aux « activités de tenue de marché ». Résultat : « 80 % à 90 % du trading haute fréquence ne sera pas concerné par l’interdiction », évalue Christophe Nijdam, analyste bancaire chez AlphaValue.
Pierre Moscovici, ministre des banques ?
« L’état actuel du projet de loi français ne résout aucun des problèmes qui motivent la nécessaire séparation des activités bancaires. Il cumule à vrai dire les faiblesses de tous les projets de loi déjà existants », conclut Gaël Giraud. Qui prône une réforme de type Glass Steagall Act (GSA), votée aux États-Unis en 1933, actant une réelle séparation des banques. Pour la rapporteur du projet de loi, Karine Berger (PS), séparer les banques serait revenir à la « préhistoire ». C’est oublier que les banques mixtes ont été autorisées en France par la loi bancaire de 1984. Les premières banques mixtes sont nées bien plus tard, avec la fusion du Crédit Agricole et du Crédit Lyonnais, et celle de BNP et Paribas en 2000. Une séparation authentique des banques équivaut simplement à revenir au paysage bancaire français de 1995.
Pierre Moscovici, ministre de l’Economie et des Finances, nous avait prévenus : « Mon rôle (…) n’est pas de déstabiliser le secteur dont j’ai la charge », affirmait-il devant l’AMF en novembre dernier. Le « ministre des banques » résume alors sans ambigüités l’ambition du gouvernement : « Cette reforme est faite dans l’intérêt même du secteur financier, dans l’intérêt de sa protection, dans l’intérêt de son image, dans l’intérêt également de cette réconciliation que je souhaite entre les banques et les Français. » Le monde de la finance n’est plus le « véritable adversaire » désigné par François Hollande avant son élection. Bien au contraire. « Cette loi bancaire, ambitieuse et rigoureuse » permettra aux acteurs financiers « de redoubler d’effort pour faire ce que vous savez admirablement faire, servir vos clients, tous vos clients et financer notre économie, à un moment crucial de son histoire », poursuit le ministre. Et de citer l’auteur latin Tite-Live : « Il faut oser ou se résigner à tout ». Le gouvernement a visiblement tranché.
Agnès Rousseaux
Photo : Jarra
Notes
[1] « Maîtriser la finance commencera ici par le vote d’une loi sur les banques qui les obligera à séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives. Aucune banque française ne pourra avoir de présence dans les paradis fiscaux. Les produits financiers toxiques, c’est-à-dire sans lien avec les nécessités de l’économie réelle seront purement et simplement interdits. Les stocks options seront supprimées. Et les bonus encadrés ». Discours de François Hollande au Bourget, janvier 2012.
[2] 12 milliards d’euros pour le Crédit Agricole, 6 milliards d’euros pour BNP Paribas, 5 milliards d’euros pour la Société Générale, et 24 milliards d’euros pour Banque populaire-Caisse d’Epargne.
[3] Le volume total de produits dérivés a été multiplié par 7 en l’espace de douze ans. Il atteint aujourd’hui 700.000 milliards de dollars. Soit 12 fois le PIB mondial.
[4] Dont le sauvetage a couté plus de 130 milliards de dollars au contribuable américain
[5] Selon Frédéric Oudéa, les activités de banque de marché représentent 15 % à 20 % du Produit net bancaire (chiffre d’affaires) des banques, et « moins de 10 %, voire 5 % » de ces activités pourraient être isolées dans une filiale. Ce qui veut dire que seulement 0,75 % à 2 % de l’activité des banques sera impacté par le projet de loi.
[6] « La loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution prévoit notamment dans son article 8 que l‘étude d’impact accompagnant une loi inclut « l’évaluation des conséquences économiques, financières, sociales et environnementales, ainsi que des coûts et bénéfices financiers attendus des dispositions envisagées pour chaque catégorie d’administrations publiques et de personnes physiques et morales intéressées, en indiquant la méthode de calcul retenue ». » Source : Rapport de Finance Watch
[7] Par l’interdiction d’annuler une opération moins d’une demi-seconde plus tard, et d’annuler plus de 80 % des ordres passés dans une même journée.
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