Ces thèses ne sont que la suite d’un travail sur la place de la connaissance scientifique dans l’imaginaire occidental et les préliminaires d’un travail au long cours. Elles se situent résolument du côté de la réflexion philosophique qu’impose l’ère nucléaire et sur les traces de Günther Anders [2].
Première thèse
Ce 6 août 1945, l’énergie nucléaire s’est d’emblée massivement imposée à la conscience de l’humanité comme un commandement adressé à chacun, car, dès le lendemain, tous les pouvoirs (sauf Staline qui fulminait), tous les journaux, tous les intellectuels, tous les éditorialistes, tous les philosophes, sauf Albert Camus et Günther Anders, se sont abandonnés à cette lourde menace, ou pire, l’ont célébré comme une grande révolution scientifique, voir la promesse d’une ère nouvelle pour l’humanité [3]. Mais entre l’exhortation générale à célébrer le progrès, et la conscience diffuse qu’un meurtre de masse venait peut-être encore d’être commis (les photos publiques d’Auschwitz dataient de quelques semaines), tout s’est passé comme si une gigantesque injonction subliminale avait été adressée à l’humanité dans son ensemble, que l’on pourrait ainsi formuler : « tu admireras ma science du désastre », autrement dit, « tu honoreras ce qui détruit l’humanité à laquelle tu appartiens ». Ainsi, comme aux temps des Pharaons, la prosternation fut générale devant cette éclatante démonstration de toute-puissance et, dès le premier jour, le grand oeuvre du refoulement fut initié : il fut à la mesure de la menace qui pesait pour la première fois sur l’ensemble du vivant et de l’écosphère. Cet été-là, les trois coups mortifères de la toute-puissance occidentale ont retenti [4] ; le second acte de cette tragédie n’est pas terminé.
Deuxième thèse
Toutes les premières photos (vues du ciel, et transmises par les militaires), montrent la dévastation des villes d’Hiroshima et Nagasaki (il faudrait plutôt dire leur volatilisation) qui fut si complète que les mots manquèrent pour le dire. Et c’était bien un des buts poursuivis en exhibant ce désastre après-coup, car, outre l’aspect purement destructif de cette nouvelle arme scientifique, les autres résultats recherchés furent largement atteints, que l’on pourrait résumer dans la formule suivante : ficher au creux des inconscients une munition anti-personnelle à retardement destinée à faire des trous dans l’ordre symbolique du sujet (le langage) longtemps après l’explosion. Depuis, ces trous dans l’ordre symbolique n’ont fait que croître et sont devenus les niches d’une nouvelle servitude, car un des moyens dont dispose l’idéologie pour devenir inintelligible et invulnérable, c’est justement d’infiltrer le langage, les mots de chaque jour. D’autre part, cette forte sidération des consciences a constitué ce que l’on pourrait appeler l’expérimentation princeps (à cette échelle) de la « stratégie du choc », laquelle inaugure ainsi (combinée au dispositif à 360°) l’usage d’un des leviers de la gouvernance propre au totalitarisme démocratique [5]. Condition non suffisante, mais nécessaire : c’est dans la critique radicale de cet ordre symbolique embarqué (embedded) et dans celle de l’imaginaire qu’on lui propose à peu de frais, que le sujet a des chances de maintenir une parole vivante, et le monde de survivre.
Troisième thèse
Levinas avait attiré l’attention sur le fait, pour lui paradoxal, qu’une civilisation, qui avait proclamé la valeur absolue de la personne, a industriellement massacré ou laissé massacrer six millions d’êtres humains du seul fait qu’ils étaient juifs, tziganes, homosexuels, internés en psychiatrie ou opposants. Il ajoutait que, malheureusement, la culture occidentale n’avait pas pu l’empêcher. Or, le premier génocide du siècle, également perpétré par l’Allemagne, le fut entre 1904 et 1908 en Namibie, contre les Herero [6] tandis qu’à ce moment-là, les pratiques eugénistes fleurissaient aux Etats-Unis, en Allemagne (et en Suède jusque dans les années 1970 [7]). Une constatation s’impose : la culture fut infiltrée de l’intérieur et ce n’était certainement pas de ce côté-là qu’un rempart solide pouvait être dressé [8]. Parce qu’ils sont l’avers et le revers d’une même « médaille occidentale », il faut, n’en déplaise aux antiquaires de l’Histoire et de la Philosophie, considérer ensemble Auschwitz et Hiroshima, qui ont marqué à jamais la conscience de l’humanité et le devenir de la planète de leurs sceaux indélébiles. Ce n’est pas seulement que la mort industrielle et scientifique y montrait son vrai visage, en 1945 ; il s’est alors ouvert une nouvelle période de l’histoire humaine et de l’Anthropocène dont toutes les dimensions sont encore méconnues ou très largement mésestimées, ce qui fait que l’on parle encore de manière laudative des trente années qui ont suivi la seconde Guerre mondiale comme de « trente glorieuses » années alors que jamais, depuis la nuit des temps, la Terre, le vivant et l’humanité n’avaient été confrontés à d’aussi dures épreuves. Un seul exemple : qui se soucie de ce que, depuis 1945, les plus de 2 400 explosions atomiques – et tous les autres avatars du nucléaire – auront provoqué plus de soixante-cinq millions de morts, c’est-à-dire plus que la seconde Guerre mondiale [9] ?
Quatrième thèse
Au-delà de leurs spécificités, Auschwitz et Hiroshima ont plusieurs traits en commun dont l’un d’entre eux est capital : ce sont des crimes commis contre l’Humanité [10]. De ce fait, la génération d’après-guerre a eu en cadeau dans son berceau les signifiants des plus radicales expériences de déshumanisation que le monde ait jamais connues. L’effet de ces désastres n’est toujours pas apuré dans les consciences et la civilisation occidentales, ce qui contribue à mettre entre parenthèses tout sens moral et à refouler ce qui en fait l’inhumanité radicale. La transmission entre générations en est profondément affectée (sur quel crédit moral la parole des ascendants peut-elle encore s’appuyer ?), ce que l’avènement de l’image télévisuelle, puis de l’informatique généralisée, redouble par la prévalence d’une procédure de connaissance qui se voudrait immédiate dans les deux sens du terme, c’est-à-dire sans aucun intermédiaire et « en temps réel ». C’est ainsi que la parole des ascendants et la langue maternelle sont progressivement mises hors jeu. Or, cette transmission entre générations, c’est l’apprentissage de la butée, de la limite ; quand il fait défaut, il se fait par le passage à l’acte avec tous les effets délétères et mortifères que cela entraîne. Cet état des choses (valable aussi bien au plan individuel ou collectif que politique) est porteur des plus gros dangers pour notre monde en tant que nous avons acquis les possibilités technoscientifiques de tout détruire d’une manière systémique, que ce soit violemment, très lentement, ou même en faisant passer cet anéantissement minutieux pour un projet salvateur (Cf. les projets de géo-ingénierie nanotechnologique comme recours contre les effets des surcroîts de gaz à effet de serre).
Cinquième thèse
Tout cela (y compris les profonds traumas de guerres) constitue le terreau d’une évolution sociale et psychique inédite qui a été favorisé et s’incarne à merveille dans « l’American Way of life » : la jouissance de l’objet [11] et la tyrannie de l’immédiat fondent une double « forclusion du sujet » [12]. Les dispositions psychiques elles-mêmes, qui permettaient de penser, de sublimer, ont progressivement été dévaluées : ce qui est de l’ordre de la Culture, de la création, de la réflexion critique, est partout mis au ban sans avoir même besoin de le formuler, encore moins de le planifier ; l’efficacité immédiate, le taux de retour sur investissement ou l’image de marque sont devenus les critères d’un utilitarisme universellement admis et promu. Cela a engendré, avec le leurre généralisé d’un prétendu individualisme [13] (en fait un conformisme totalement et vulgairement formaté), une irrésistible mèreversion » [14] de la démocratie dont la figure s’est progressivement tournée vers une sorte de totalitarisme démocratique. La mise en place de cet État politique doit beaucoup à un coup de maître initial, encore très largement sous-estimé (car peu étudié et pour partie encore inaccessible), qu’a représenté le Manhattan Project durant les années de guerre.
Sixième thèse (Première forme du déni)
Les secrets de la famille occidentale (qu’est-ce qui a conduit à Auschwitz et à Hiroshima ?), d’indicible après-guerre, sont devenus innommables à la seconde génération et deviennent inimaginables pour la troisième, celle d’aujourd’hui. Cela a aussi entraîné des ruptures de mémoire qui compliquent la nécessaire conscience du « peu d’avenir que contient le temps où nous sommes » [15]. En plus de la difficulté accrue qui s’ensuit pour affronter l’immensité de ces crimes voilés contre l’humanité, cela entraîne évidemment leur refoulement. Il en résulte que la mort à grande échelle véhiculée par l’énergie atomique (et cette civilisation industrielle) a été prise dans la banquise de profonds dénis, ce qui a fortement contribué à anesthésier la conscience de LA CHOSE et de ses dangers à tous les niveaux de la société civile, technicienne, scientifique, philosophique et politique. La privatisation des exploitants en cours depuis trente ans, avec son cortège de démotivations et de suicides connus après-coup, d’externalisations et de départs massifs à la retraite, occasionnent d’autres types de ruptures de mémoire propre aux macro-systèmes sociotechniques à interactions complexes et couplages forts [16] qui sont totalement inédits par leur extension et leur diversité. D’autres facteurs historiques, sociaux, organisationnels et techniques, notamment le vieillissement des installations jusqu’à soixante ans, comme le souhaite EDF, augmentent la probabilité d’une occurrence de catastrophe nucléaire majeure dans ce pays jusqu’à la rendre inéluctable.
Septième thèse (autres formes du déni)
La France entretient de drôles de liens avec sa mémoire historique, et pour cause. D’août 1944 à octobre 1945 s’est mise en place une étrange victoire, comme il y eut une drôle de guerre de septembre 1939 à mai 1940, une profonde défaite de juin 1940 à juin 1944, une curieuse collaboration durant ces quatre années et, pour finir, une étrange et troublante libération importée d’outre-atlantique et initialement prévue en AMGOT [17]. Que l’historiographie française ait eu besoin d’être ébranlée, trente ans après, par un chercheur étranger, Robert Paxton, pour ouvrir les yeux sur ce douloureux passé, n’est pas sans signification pour ce qui nous préoccupe. Ici plus que partout ailleurs, le nucléaire s’est établi sur le profond déni d’une réalité historique plus que désagréable à affronter et, de plus, la réitération de ces amers souvenirs quelques années plus tard, en Indochine et en Algérie. C’est ce déni, largement partagé dans la société française, qui coule encore, souterrainement, dans tout l’imaginaire de la classe politique ; c’est ce qui explique le statut intouchable de LA CHOSE (qu’ils espéraient comme une rédemption) et qui en conserve une part de sacré à leurs yeux : « l’indépendance énergétique et militaire de la Nation » (largement appuyée sur un néocolonialisme plus destructeur que l’ancien [18]). Érigé en principe intangible qui infuse dans la haute administration, dans les grands corps et parmi les technocrates, ce profond déni est caractéristique de l’imaginaire des politiques français : ils veulent encore tous croire dur comme fer que le nucléaire français est exceptionnellement sûr et qu’il n’y a donc pas lieu d’affoler la population, ni même de s’en préoccuper. Cela constitue
évidemment une des meilleures manières de préparer l’avènement d’un accident majeur. Ce fut exactement l’état d’esprit du « village nucléaire » japonais (politiques, administrateurs, régulateurs, industriels et exploitants confondus [19]) à la veille de Fukushima – un état caractérisé par une incompétence à peine croyable, la dissimulation, les malversations, une impréparation maximale – et ce sera exactement la même chose en France.
Huitième thèse
C’est dans les premières semaines et les premiers mois suivants Nagasaki, avant la création de la « joint commission [20] » puis de l’ABCC [21], que se sont mis en place les termes d’un débat sur les contaminations aux faibles doses qui n’en finit pas depuis plus de soixante ans, alors que c’est une question de santé publique de première importance. Étudier ce qui s’est vraiment passé juste après le désastre, au Japon, en 1945, reste d’actualité : autant que l’on sache, des pans entiers de cette réalité sont encore sous le sceau du secret. J’emploie l’expression autant que l’on sache, car, au fur et à mesure que l’on se penche sur l’histoire de cette industrie nucléaire civile et militaire, on prend conscience qu’elle est marquée du double sceau du secret et de la mort. Cette question mériterait également d’être examinée d’un point de vue épistémologique : au village nucléaire international qui dénie ces effets en les nommant « stochastiques », c’est-à-dire non déterministes, il faudrait renvoyer l’indéterminisme fondamental qui caractérise tout ce qui concerne les phénomènes engendrés par le bombardement neutronique non contrôlé d’un noyau d’uranium ou de plutonium.
Neuvième thèse
Les dimensions exceptionnelles du « Manhattan Project » n’ont pas été suffisamment étudiées ou prises en compte pour de multiples raisons et dans de multiples domaines. Or ce projet inaugure un « dispositif à 360° » caractéristique d’une dérive des États, synchrone de l’impériale « American Way of life » et non négociable depuis ses débuts. Sur le mode d’une rationalité calculatrice sans vérité, avec la science pour puissant référent universel, le totalitarisme démocratique qui s’est progressivement mis en place n’a pas pris pour modèle celui des années 30 en Europe. Le « plus jamais ça » est donc totalement inadéquat pour décrypter cette mutation économique et politique du lien social. L’encerclement idéologique des individus qui s’en est suivi a pour pendant la misérable « circularité des raisons de vivre » que la production industrielle de masse a imposé avec la consommation de ses produits par ses propres producteurs.
Dixième thèse
Ce que contient la piscine N°4 de Fukushima, ce ne sont pas seulement trois cents tonnes d’assemblages neufs et irradiés, c’est l’équivalent de trois « coeurs » de réacteurs (50 % de plus qu’à Tchernobyl). Elle contient le danger, suspendu à trente mètres de hauteur, de rayer de la carte une grande partie du Japon, avec des conséquences mondiales imprévisibles [22]. Qu’en disent les autorités, le village nucléaire international et les médias, en particulier en France ? Les uns sont dans leur déni constitutif, quant aux autres [23]… Au temps de l’Anthropocène, la notion de catastrophe sous-entend la dévastation totale de l’écosphère comme horizon, même si les spécificités, les spatialités et les temporalités des diverses catastrophes ne sont pas prévisibles. Depuis les années 40, le monde est devenu un laboratoire d’essais de la toute-puissance à l’échelle1:1. Les animaux sont devenus des produits industriels dès 1865 à Chicago, les êtres humains de la chair à canon, des cobayes [24], des ressources, des variables d’ajustement selon les besoins, et le vivant, aujourd’hui brevetable, est en passe d’être entièrement aux mains de trusts états-uniens.
Onzième thèse
Tout comme il y eut des Faurisson, il y a des négationnistes de l’Anthropocène : il est de la toute première importance de comprendre que le nucléaire fut (et reste) le cadre dans lequel ils ont grandi et vécu. En ce sens, avec Auschwitz, le nucléaire reste une clé de voûte capitale de l’imaginaire occidental qui mène le monde à sa perte. Le nucléaire représente le saut de la mort où certains veulent entraîner l’Humanité et l’écosphère. La déconstruction de cet imaginaire, pièce à pièce, est une condition nécessaire, bien qu’insuffisante, pour préserver notre humanité au quotidien et aussi celle de nos descendants.
Douzième thèse
Tout comme le néolibéralisme financier n’a plus besoin de parler politique pour faire la politique du monde, mieux, pour mettre à genoux des dirigeants politiques partout asservis à leurs soifs de liquidités, le nucléaire n’a pas besoin de se défendre : la consommation de masse est son meilleur argument. Le pire, ce sont ceux qui ânonnent les arguments écologiques ou économiques d’EDF sans même avoir pris le temps de les vérifier ou ceux qui prétendent nous sortir de là, dans des décennies, tout en préservant la continuité de ce système mortifère sur plus de trente ans, c’est-à-dire au terme qu’EDF s’est fixé pour l’exploitation des centrales nucléaires.
Treizième thèse
Le nucléaire, essence du politique postmoderne.
Avec la domination sans partage du mode de connaissance scientifique, tous les verrous qui rendaient incontournable le réel et avivaient le DESIR ont sauté. Le réel a ainsi acquis un autre statut : de fondamentalement inatteignable, il est prétendument devenu à la portée de l’homme demain matin. Cela peut s’énoncer autrement : les sciences peuvent nous dire tout le vrai, plus rien ne peut échapper, la transparence est possible et toute entrave à la jouissance immédiate trouvera sa solution finale (c’est ainsi que doivent se penser les projets de géo-ingénierie). Ce paradigme de la toute-puissance est au coeur de l’invention et de l’utilisation de l’énergie atomique. C’est, avec ses dangers incommensurables, ce qui fait du nucléaire l’essence philosophique incontournable du politique postmoderne. En ce sens, la toute-puissance constitutive du nucléaire participe bien plus que d’une idéologie ou d’un récit de fondation. Elle s’appuie et relève d’une nouvelle conception de l’humanité, post-prométhéenne, et son anthropologie reste à faire.
Quatorzième thèse.
La synergie avec le néolibéralisme financiarisé est devenue envahissante, car la consigne sociale de celui-ci est de faire sauter toutes les bornes, de gommer la notion même de limite, pour pouvoir miser sur une croissance et une expansion sans fins, avec pour horizon une catastrophe planétaire à laquelle les uns et les autres préparent subrepticement les populations [25]. Au niveau individuel, il est devenu hautement recommandé de faire appel à la technoscience pour éviter d’avoir à se confronter au réel et à éprouver la perte, la solitude, la finitude, notre mortalité – autrement dit la condition humaine qui nous amènerait à réagir.
Quinzième thèse. Appels à la surrection des consciences.
La critique, pour identifier les éléments négatifs d’un ordre social et politique, a besoin d’un horizon de sens, et le seul qui vaille, en ces domaines, c’est celui de l’émancipation. Or, de ce côté-là, le ciel s’était bien obscurci, et pour de multiples raisons, depuis quelque temps. Ce qui fait que, souvent, l’analyse n’a plus de points d’appui, plus de repères, évite même soigneusement de développer toute problématique : « on se réfère à un ensemble de connaissances très élaborées mais qui deviennent sans conséquences, dont il ne sera rien tiré. C’est par exemple ce que l’on rencontre fréquemment dans certains discours académiques : une accumulation de connaissances très développées, très intéressantes, un déploiement de savoirs rigoureux et argumentés qui, pourtant, peuvent très bien ne jamais devoir engager leur auteur et se révèlent dès lors sans aucun effet [26] ». C’est le prix, depuis trente ans, des défaites, des reniements, de l’envahissement néolibéral et d’une forme de servage inédite dans l’histoire de l’humanité. Faute de cet horizon d’émancipation, le devenir catastrophique du monde et du vivant – qu’il ait pour origine des activités industrielles, nucléaires ou financières – est venu en prendre la place dans la critique. Et après tout, ce pourrait être un retour salutaire à la matérialité, à la réalité… de ce que nous vivons..
1) Le temps est venu de lancer, avec Internet, des groupes de recherche, des conférences ou des séminaires indépendants, bref toute forme d’élaboration intellectuelle indépendante, sans laquelle aucun changement de cap ne pourra se faire. Sans oublier que les réseaux informatiques ne pourront jamais rivaliser avec l’action coordonnée des hommes, le devenir de tous les « printemps arabes » est une malheureuse illustration de cette autre nécessité : celle de « penser le monde » avant que d’autres le fassent à notre place et s’emparent de l’espace de démocratie ainsi créé. Les militaires, les économistes, les politiques libéraux, avaient très tôt compris (dès 1947 avec la société du Mont Pèlerin) qu’il ne pouvait y avoir d’issue politique en leur faveur sans avoir au préalable gagné la lutte des idées : ils ont financé les radios, les télévisions, les universités, les « think-tank » par milliers pour défaire l’ex-URSS puis les mouvements contestataires des années 60 et préparé patiemment l’avènement néolibéral. Hormis cette lutte déterminée sur le terrain des idées, il n’y a pas d’autre possibilité de les empêcher de mener le monde et notre humanité à leur perte. Le nombre de décennies qu’il nous reste pour les arrêter se compte vraisemblablement sur les doigts d’une main … Pour le moment, ce que nous avons tous à y gagner, c’est qu’il n’y a pas non plus d’autre manière de rester humain, jour après jour.
2) En 2011, pour le vingt-cinquième « anniversaire de Tchernobyl » et suite à la catastrophe de Fukushima, j’ai rédigé un appel [27] intitulé : « Hiroshima, Tchernobyl, Fukushima : des crimes contre l’Humanité ». Cet appel à la conscience morale et politique, traduit en six langues (dont le japonais et le chinois) et qui a fait le tour du monde Internet, un certain nombre de philosophes et de personnalités avaient bien voulu le signer. Il s’agissait de : Paul Ariès, Marc Atteia, Marie-Christine Gamberini, Raphaël Granvaud, Alain Gras, François Jarrige, Eva Joly, Baudouin Jurdant, Paul Lannoye, Serge Latouche, Frederick Lemarchand, Corinne Lepage, Stéphane Lhomme, Jean-Marie Matagne, Jean-Marie Pelt, Pierre Rabhi, Jacques Testart, Alexeï Yablokov. Il m’a été proposé de le transformer en pétition internationale. J’ai préféré qu’il subsiste, fragile, à la surface de la mémoire, comme l’émotion qui suit l’écoute d’une oeuvre musicale, surtout quand l’artiste indique au public que le silence qui suit fait partie de l’interprétation qu’il vient de lui donner. J’ai eu la joie de constater que c’était le cas dans bien des pays et il n’est pas rare maintenant de voir CES CRIMES appelés par leurs noms. Cet appel est une illustration des possibilités immenses de chacun d’entre nous, pour peu que nous en sentions la nécessité en tant qu’être humain.
3) Une des marques essentielles d’une oeuvre artistique, c’est qu’elle bouleverse notre être. Et, lorsqu’une chape de plomb pèse sur les mémoires et les consciences, une oeuvre d’art peut contribuer de manière décisive à dessiller nos regards, car elle a ce pouvoir incomparable de nous rendre envisageable ce qui est socialement refoulé et/ou qui fait défaut dans l’élaboration intellectuelle. En France, des films comme Les sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, Le chagrin et la pitié de Marcel Ophüls, et Shoah de Claude Lanzmann, quelques réserves qu’on y fasse, furent des événements multidimensionnels aussi bien par leur propos que leur ampleur de vues. De même, les oeuvres de Primo Levi, Robert Antelme, David Rousset, Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jorge Semprun, Jean Améry, furent d’une importance décisive lorsque dans l’après-guerre, il fallut rendre la voix à ces rescapés des camps de la mort alors que l’on s’échinait à en étouffer la parole une seconde fois. Autrement dit, lorsque le silence ou le refoulement sont de mise, les artistes ont un rôle de dévoilement irremplaçable [28].
Or il s’est passé quelque chose de fondamental à Hiroshima sur le plan de la tragédie, du pathétique, du politique, de la vie elle-même. Souvenons-nous que les cinquante-cinq réacteurs japonais ont avant tout été construits sur les failles de cette mémoire. Il y aura d’autres Fukushima, ici même, car du point de vue de la mémoire, nous avons des béances au moins aussi imposantes que celles du peuple japonais, et le déni en plus (le parallèle entre les deux pays est d’ailleurs fort intéressant). C’est pourquoi nous attendons avec impatience des Canto Général écrits par des Patrick Chamoiseau, Édouard Glissant, Viviane Forrester, André Velter, Armand Gatti, Beaudoin de Bodinat et orchestrés par un Mikis Theodorakis. C’est un Sophocle, un Euripide ou un Eschyle que nous espérons, pour mettre en scène la tragédie, unique, que l’humanité et le monde sont en train de vivre.