Lorsque l’on discute de laïcité, on oppose en général 2 modèles : le républicain français versus le libéral anglo-saxon. Or, Jean Bauberot décrit 7 modèles de laïcité à la française (http://www.garriguesetsentiers.org/2016/05/les-7-laicites-francaises-de-jean-bauberot.html). Il est donc impératif de contextualiser l’émergence du modèle républicain qui a accouché de la loi française sur la laïcité de 1905. À l’époque, le mouvement antirépublicain pro-royaliste et donc anti-laïque était fondé sur un véritable combat idéologique entre l’Église catholique et les tenant.es de la République. Il y avait des morts. Et après des siècles de guerre de religion (croisades, protestantisme), la laïcité est donc apparue comme l’élément cardinal de la survie de la République et du peuple fasse à une institution catholique pro-monarchique qui voyait son pouvoir politique et social diminuer et qui souhaitait la mort de la démocratie. Le catholicisme était majoritairement univoque et être catholique militant, c’était alors largement pratiquer un catholicisme politique. Les français.es ont alors décidé d’imposer une apparence de neutralité idéologique à tous les fonctionnaires : différencier idéologies politique et religieuse étant alors impossible dans le cas des politisé.es croyant.es. Parallèlement, la société française a commencé à se séculariser. Et aujourd’hui, là-bas comme ailleurs, les idéologies politiques traversent toutes les religions. On peut croire en Dieu, pratiquer ou non une religion, et partager des idéologies politiques aussi variées qu’il en existe. Bref, on peut être juif et libéral, protestant et intégriste, catholique pro-avortement, musulmane et féministe, lesbienne et voilée etc. L’habit de fait clairement plus le moine. De ce fait, l’anachronisme entre nos sociétés modernes pluralistes et la laïcité républicaine, qui continue à projeter une représentation univoque traumatique et intégriste de LA religion, est de plus en plus patent.
Si je suis militant à QS, c’est pour une raison simple : lutter contre les inégalités. Toutes les inégalités : économiques, sexuelles, de genre, raciales, de capacité, linguistiques, territoriales, etc. Pour cela, le féminisme nous a offert un outil formidable dans la conception des politiques publiques : l’analyse différenciée selon les sexes. Et nous avons construit notre programme, notamment à partir de cette analyse différenciée selon les sexes. Puis ensuite, nous avons compris que cet outil féministe pouvait et devait s’appliquer aussi aux autres rapports sociaux sources d’inégalités. Et nous avons ainsi inclus dans notre méthodologie politique l’analyse intersectionnelle.
Or, est-ce que l’interdiction des signes religieux là où elle est appliquée a permis de réduire les inégalités susmentionnées ? Aucune donnée probante ne permet d’affirmer que oui. À l’inverse, est-ce que l’interdiction des signes religieux là où elle est appliquée a augmenté les inégalités susmentionnées ? L’analyse différenciée selon le sexe et l’analyse intersectionnelle nous permet d’affirmer que oui (je listerai quelques exemples plus bas). Pourquoi alors, sur la question des signes religieux, QS suspendrait ses valeurs et sa méthode ?
Selon moi, cet attachement aux valeurs et à la méthode solidaires devrait subsumer toutes autres considérations. Mais qu’à cela ne tienne, les solidaires pro-option A avancent des arguments. Notamment : (1) la stratégie électoraliste ; (2) l’impériosité de (l’apparence de) neutralité pour les agents de l’État en position de coercition ; et (3) la théorie de l’apaisement.
(1) Je ne m’attarderais pas sur la stratégie électoraliste. Tenant.es de l’option A comme de l’option B pensent que leur choix est la meilleure stratégie électorale. Chaque camp a des arguments valables. Reste que nous sommes d’un côté comme de l’autre dans de pures spéculations, qui n’ont aucune légitimité dans la conception et l’interprétation d’un programme qui doit refléter avant tout nos valeurs. Les plateformes électorales sont là pour jouer le rôle d’adaptation à la conjoncture sociale et électorale, pas le programme. Cela dit, on reproche à QS depuis sa création d’être trop radical et pas assez à l’écoute de la majorité francophone. Pourtant, nos gains électoraux n’ont cessé d’augmenter, sans pour autant abandonner nos idées impopulaires, comme par exemple, l’indépendance.
(2) Vient alors l’argument de l’apparence de neutralité, centrale pour les tenant.es de l’option A, sans jamais l’expliciter vraiment, sinon par tautologie, par parti-pris purement idéel. Alors repassons par le réel : quelle différence significative, en termes (d’apparence) de neutralité, l’apparence de neutralité obligatoire de la police française produit par rapport à la police américaine dont le port de signes religieux est autorisé ? Moins de profilage racial ? Moins de bavures ? Moins de plaintes pour agression sexuelle classées sans suite ? Poser la question c’est y répondre. Mais la question n’est pas là nous répond-on. Car l’apparence de neutralité serait en fait une question d’uniforme : l’apparence de neutralité serait une des raisons d’être de l’uniforme ! Pourtant, le mot « uniforme » apparaît 8 fois dans le rapport Bouchard-Taylor. 1 fois en tant que nom commun pour parler de l’adaptation de l’uniforme de la GRC au turban sikh. 7 fois à titre d’adjectif. Parce que dans la vraie vie, si certaines professions utilisent des uniformes, c’est pour des raisons de sécurité physique ou sanitaire (tissu ignifugé des pompiers, ou tissu antibactérien des chirurgiens et du personnel hospitalier), de reconnaissance et d’identification (policier, douanier), de solennité pour marquer l’autorité ou la séparation des pouvoirs (juge). Ces raisons n’étant pas exclusives les unes des autres. Jamais il n’est question de « neutralité » dans la justification de l’uniforme. C’est une pure vue de l’esprit, un argument a posteriori, qui n’a aucune base légale ou épistémologique, inventé de toute pièce par les tenant.es de l’option A de manière à contourner l’inconstitutionnalité manifeste de leur position avec les Chartes québécoise et canadienne des droits et libertés.
D’ailleurs, les corps de métiers qui utilisent l’uniforme ne le rendent pas obligatoire en tout temps pour l’ensemble de la profession concernée. Le chef du SPVM ou les inspecteurs de police ne portent pas un uniforme en tout temps : est-ce parce qu’ils sont par nature plus neutres, ou apparemment plus neutres, que la fameuse constable 728 ? Les juges du tribunal administratif du travail ne portent pas obligatoirement d’uniforme, de même que les procureurs syndicaux et patronaux qui y défendent leurs parties : ces gens-là seraient-ils moins neutres, ou apparemment moins neutres, que les procureurs de la Couronne ? On se demande d’ailleurs pourquoi les douaniers ou les agents de la DPJ, qui possèdent aussi un pouvoir de coercition, ne sont pas inclus dans les interdictions proposées par le rapport Bouchard-Taylor, alors même que la présidence et la vice-présidence de l’Assemblée nationale, qui ne portent pas d’uniforme non plus, y sont. Incohérent ? Tellement.
Ironie de l’histoire, les seuls uniformes au Québec dont la raison d’être est entre autres l’apparence de neutralité [en termes de classes sociales] sont ceux de la clientèle des écoles confessionnelles ou des quelques écoles qui ont gardé cette relique… religieuse.
Pour autant, aucun petit arrangement avec le réel ne semble troubler les tenant.es de l’option A, qui nous expliquent qu’uniforme ou pas uniforme, l’apparence de neutralité devrait s’appliquer de la même manière aux signes religieux qu’aux signes politiques, puisqu’il s’agit de signes idéologiques. Sauf qu’au Québec, l’interdiction aux agents de l’État des signes politiques est une question de droit du travail, d’apparence de loyauté envers son employeur – l’État. Ce n’est pas une question d’apparence de neutralité qui concernerait la liberté de conscience cosmogonique ou métaphysique des individus. Ici, les tenant.es de l’option A opèrent soudainement une hyperbole laïciste consistant en un calque anhistorique des raisons historiques franco-françaises détaillées en début d’article, d’interdiction de tous les signes idéologiques aux fonctionnaires. Sauf que nous ne vivons pas dans la France de 1905 ou sous le régime de Duplessis où catholique rimait alors avec politique.
Nous sommes au Québec en 2019, dans une société pluraliste et sécularisée, voire même plus sécularisée que son ethnocentriste cousine française, dont le modèle devenu archaïque n’a pas empêché les dérives susmentionnées, ni le déni persistant de la culture patriarcale, ni des milliers de catholiques intégristes de manifester contre le mariage pour tous en 2013, et de s’opposer aujourd’hui, avec la complaisance de la classe politique qui les invite en commission parlementaire, à la procréation médicalement assistée pour les couples de lesbiennes et les femmes célibataires. Ne cédons pas à la même panique morale pseudo-laïque et conservatrice. Nous vallons mieux que ça.
(3) Et c’est justement là qu’advient l’ultime argument des tenant.es de l’option A : elle permettrait d’apaiser la situation, de couper l’herbe sous le pied de ceux qui instrumentalisent la laïcité à des fins racistes ou xénophobes, de passer à autre chose. La comparaison sociologique avec la France devient alors ici pertinente. En effet, c’est précisément cet argument qui était tenu par les promoteurs de la loi française de 2004 sur l’interdiction des signes religieux aux élèves des écoles publiques. On nous avait assuré que ça s’arrêterait là, que ça apaiserait les problématiques liées aux relations interculturelles (immigration, insécurité culturelle). On connait la suite. En bon petit soldat universaliste dénué de toute reflexivité critique, j’étais de ceux qui soutenaient cette loi sur les signes religieux à l’école et qui péroraient qu’elle ne visait pas plus les lycéennes voilées que les collégiens portant la kippa. J’ai compris en immigrant dans notre Québec interculturaliste qu’il s’agissait, en faits, d’un aveuglement idéologique.
Ayant vécu 10 ans au côté d’une cité toulousaine, 5 ans en banlieue parisienne polyculturelle au moment de l’adoption de la loi de 2004, alors éducateur dans un lycée polyvalent de cette même banlieue, j’ai vu de mes yeux vu les effets délétères d’une laïcité républicaine ainsi dévoyée : déscolarisation de jeunes filles, revoilement affirmatif, ethnicisation des rapports sociaux, instrumentalisation par les intégristes, renforcement des racismes, récupération de la laïcité par les islamophobes, terrorisme, loi inapplicable de 2010 sur l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, interdiction à l’école des jupes longues islamistes (sic.), interdiction des mères voilées dans les sorties scolaires, chasse aux sorcières en burkini, et aujourd’hui en hidjab sportif. L’état du vivre-ensemble en France est catastrophique, et j’affirme que le dévoiement de la laïcité française en est en partie responsable. Ne dévoyons donc pas la nôtre, car j’affirme que nous connaîtrions les mêmes catastrophes.
Mais le Québec n’est pas la France voyons ! (Je l’ai même dit plus haut). Certes, mais il se trouve qu’à propos de la laïcité contemporaine – pas celle de 1905 ni celle de la Révolution tranquille – l’idéologie dominante hexagonale est malheureusement ici omniprésente et structurante. Parmi certain.es militant.es ultra médiatiques on le sait, mais surtout pour ce qui nous concerne, parmi le collectif laïcité de QS et les tenant.es de l’option A qui ne se rendent pas toujours compte qu’ils défendent en fait une version light de la laïcité française. Or en 1998, on m’expliquait avec assurance que jamais ô grand jamais le Québec ne connaîtrait de pente glissante comme l’ADQ, la Meute ou Alexandre Bissonnette. On nous affirmait aussi au moment de la pseudo crise sur les accommodements raisonnables que légiférer par proscription arrêterait la progression de l’intolérance. Et pourtant. L’histoire du dévoiement de la laïcité française se reproduit bien ici. Ne nous leurrons donc pas, l’option A n’apaisera rien. Car la discrimination, même limitée, agit toujours de manière métonymique : elle produit de la violence symbolique et de la stigmatisation pour l’ensemble des individus visés. Il faut donc résister et éduquer, et non complaire par un compromis qui n’aboutira qu’à une compromission.
On me rétorquera pour finir que la laïcité libérale provoque du communautarisme et que les pays qui l’ont adoptée connaissent les mêmes types d’inégalités. Certes, il existe du sexisme, du classisme et du racisme dans toutes les sociétés (et d’ailleurs du communautarisme en France comme ailleurs). Mais alors, si deux modèles différents produisent les mêmes effets, pourquoi choisir celui qui institutionnalise des discriminations ? Il faut se rendre à l’évidence : les arguments des tenant.es de l’option A sont spéculatifs et angéliques au mieux, fallacieux au pire. Encore plus face aux évidences objectives des tenant.es de l’option B. Espérons que les délégué.es de QS continueront de faire de la politique autrement, c’est-à-dire dans le Réel.
Bon CN, et vive la démocratie participative !
Sébastien Barraud, MA anthropologie, éducateur, conseiller syndical, membre de QS Hochelaga-Maisonneuve
Un message, un commentaire ?