Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La Grande Transition 2019 : Organiser la résistance

Grande transition 2019

Québec solidaire s'est-il transmué en un parti populiste de gauche ?

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Québec solidaire s’est-il transmué en un parti populiste de gauche ? C’est la question qu’on ne pouvait que se poser après avoir écouté Ludvic-Moquin-Beaudry au panel du samedi soir de la Grande transition, celui qui traitait des « Grandeurs et misères du populisme de gauche ».

En effet il a exposé avec beaucoup de clarté les principaux principes du populisme de gauche tels que définis par le politicologue argentin Ernesto Laclau (aujourd’hui décédé1), tout en laissant supposer que ce populisme de gauche aurait été le modèle emprunté par la nouvelle direction de QS pour définir la stratégie qui serait devenue la sienne, en particulier pour préparer les dernières élections et permettre la progression de QS comme la victoire électorale qu’il a connue (25 000 membres, 16% de l’électorat, 10 députés).

Il a ainsi rappelé quels étaient les principes du populisme de gauche à la Laclau : ceux d’articuler des « demandes équivalencielles » (c’est-à-dire des demandes rassembleuses) permettant de réunir des secteurs sociaux aux intérêts apparemment hétérogènes et d’aider ainsi à la reconstitution d’un peuple plus homogène capable de se définir, sur un mode antagonique, par rapport aux élites ou à la caste au pouvoir et d’en faire son adversaire politique déclaré..

Puis il a aussi insisté sur le fait que l’arrivée de Gabriel Nadeau Dubois, puis des militants et militantes d’Option nationale avaient permis de mettre de l’avant une nouvelle stratégie qui s’inspirait de ces principes. Notamment en adoptant « un cadre populiste dans le discours » et en faisant de Manon Massé la première porte-parole du parti, parce que tout de sa personnalité charismatique en faisait « une figure d’identification » capable d’incarner cette « opposition à la vieille classe politique asservie à des intérêts puissants » que voulait devenir Québec solidaire.

C’est aussi à partir de ces principes populistes qu’il faudrait comprendre le type de messages très ciblés et concrets qui ont servi à faire connaître le programme électoral de QS ainsi que les pratiques de « mobilisation terrain » qu’il a développées avec succès, tout comme le choix de la cible électorale qu’il avait privilégiée : celle des jeunes.

Ce populisme de gauche, est-ce une orientation assumée comme telle depuis longtemps par la direction de QS, ou plutôt est-ce une tentative de théorisation a postériori menée par Ludvic et quelques-uns de ses amis politiques pour rendre compte des succès actuels de QS ? Il est pour l’instant difficile de trancher en toute connaissance de cause. Quoi qu’il en soit, au-delà de l’intérêt de disposer enfin d’une théorisation plus cohérente de la possible nouvelle orientation du parti (bravo pour ce début de clarification !), on peut trouver cependant bien étrange (et révélateur ?) que de telles questions –centrales pour un parti comme QS— n’aient pas pu faire l’objet de vastes débats internes et semblent s’être muées de facto en une orientation qui n’a jamais été débattue, ni questionnée, ni mis en perspective au sein de QS.

D’autant plus qu’au cours de ce panel, le point de vue de Ludvic Moquin-Beaudry a été vite tempéré et mis en perspective par les autres panellistes qui chacun à leur manière ont mis en lumière les limites d’une telle stratégie, les problèmes de fond qu’elles pouvaient soulever. Nous nous arrêterons ici plus particulièrement sur le point de vue développé par Josep Antentas de la tendance anticapitaliste de Podemos (Barcelone) qui –sur la base même des difficultés et échecs rencontrés par Podemos— a fait ressortir toute la nécessité de prendre très au sérieux le phénomène du populisme de gauche ainsi que les dangers qu’il emporte nécessairement avec lui.

Vous trouverez ci-dessous l’entrevue que nous avons menée avec lui à ce propos pendant La Grande Transition.

Pour écouter l’audio de l’entrevue, cliquez ici

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Pierre Mouterde : Josep, est-ce que tu peux reprendre la distinction que tu as faite hier soir entre le populisme communicationnel et le populisme de gauche plus traditionnel, et cela pour montrer leurs caractéristiques communes, mais aussi leurs différences ainsi que les problèmes qu’ils peuvent soulever ?

Josep Antentas : En fait le type de populisme que l’on a connu à travers l’expérience de Podemos consistait à construire un projet politique très axé sur le travail électoral et qui concevait la politique que l’on faisait d’abord comme une stratégie de communication. Dans ce cadre là, la politique, c’est essentiellement de la communication et rien d’autre, tout en essayant parallèlement de créer une espèce de bloc social transversal qui pouvait aller au-delà de la gauche traditionnelle. Je crois que cela a été utile pour sortir la gauche espagnole de l’isolement, elle qui avait abordé la crise (2008-2011) de façon très routinière. Mais finalement, cette idée s’est cristallisée dans un type de projet qui a créé beaucoup de confusion idéologique et qui, au lieu de créer un nouveau bloc social transversal, a permis que se développe une politique plus traditionnelle de « catch all party » tout comme un discours plus modéré orienté vers le centre.

P.M. : Au-delà de la question purement communicationnelle, est-ce que tu pourrais définir plus précisément les caractéristiques de ce modèle sociopolitique qu’incarne le populisme de gauche dans Podemos ?

J.A. : Podemos a défini une sorte de projet politique nouveau, mais dans lequel le seul but était de gagner les élections. Tout était axé sur l’idée qu’il fallait gagner. Cela a permis de rompre avec cette culture d’être minoritaire dans la gauche, cette culture de la défaite. Mais la victoire à laquelle on pense, c’est la victoire électorale. En fait Podemos a une vision très limitée de ce que ça veut dire gagner. Ce n’est pas dire : il nous faut gagner politiquement, dans le sens de parvenir à transformer la société. Non, c’est dire : il faut gagner les élections. La victoire électorale pour moi, c’est une partie d’une victoire plus large, d’une victoire politique, sociale et culturelle. On peut gagner les élections et perdre politiquement. C’est le cas de Syriza. Podemos a développé une vision trop limitée de ce que ça veut dire gagner. À Podemos, tout ce qu’on fait comme parti, est subordonné au fait qu’il faut gagner les élections. Finalement, le parti devient une machine qui s’est dotée d’une tactique de communication sensée être la meilleure pour gagner les élections. Il n’est plus un outil pour mobiliser ou pour faire avancer la conscience politique. Le parti fait le type de choses qu’il faut faire pour gagner les élections. Et sur le plan du discours, cela implique qu’on s’adapte au niveau de conscience. On dit les choses qui marchent pour mobiliser ceux qui sont critiques face à la finance, aux marchés financiers, mais on ne dit pas des choses qui vont au-delà. Donc le parti ne sert pas pour stimuler la conscience politique. Et pour s’adapter, on essaie d’éviter les choses qui sont compliquées. En plus cela s’est combiné à une idée de la politique qui était très autoritaire et qui n’était pas participative ni démocratique. C’était finalement l’idée d’une libération par le haut. C’était une sorte de despotisme qu’on pourrait illustrer par la formule « tout pour le peuple, mais sans le peuple ». Finalement, cela a fait naître un modèle de parti très hiérarchique et très vertical qui a suivi un processus de bureaucratisation très rapide, et sans aucune idée d’auto-émancipation.

P.M. : Justement, cela paraît important, car au départ, on avait tous les yeux tournés vers lui à cause de cela : Podemos paraissait un parti antisystème…

J.A : Oui

P.M. Alors en quoi le populisme de gauche lui a fait perdre cette dimension radicale, de transformation émancipatrice ?

J.A. : Au départ Podemos est né de plusieurs courants politiques qui avaient bien des différences entre eux, mais qui s’entendaient sur l’idée que dans la conjoncture politique espagnole des années 2011/2012, il y avait de la place pour faire des choses nouvelles. Le succès initial de Podemos, c’est qu’il a été perçu comme un parti anti-austérité, mais aussi un parti critique de la politique traditionnelle. La figure d’Iglesias, c’était ça, un type qui critique les banques et qui n’est pas un politicien conventionnel. Ça, c’est la base du succès. Mais le noyau populiste a réussi à imposer ses propres critères et finalement le modèle qui a été créé, on l’a appelé « la machine de guerre électorale ». Finalement, Podemos est un parti qui a grandi au niveau électoral parce qu’il y avait un contexte politique de mal être social, de malaise social, etc., mais le projet émancipateur du parti était très limité. Finalement, c’est un parti qui veut gouverner l’État, qui veut s’insérer dans l’État. Mais pour quoi faire ? Pour faire un peu mieux, pour re-partager un peu la richesse, mais pas pour faire de grandes transformations.

P.M. : La dimension anticapitaliste n’était donc plus là ?

J.A. : Non, non ! Ni même je crois une dimension anti-austérité forte. La dimension anticapitaliste, bien sûr, a été écartée, tout autant d’ailleurs que celle de mener des politiques sous le signe d’un réformisme radical. Finalement, il s’agissait seulement d’arriver au pouvoir pour faire des choses minimales, faire des choses qui sont correctes, mais qui en restent là.

P.M. : Quels conseils tu pourrais donner à un parti comme Québec solidaire pour ne pas tomber dans ces travers-là ?

J.A. : Le premier conseil, c’est de bien étudier les expériences comme Podemos, la France insoumise… parce que s’il y a des erreurs là, c’est mieux de ne pas les répéter une autre fois. Je crois aussi que la question de la démocratie m’apparaît centrale. Si un parti qui veut démocratiser la société est dans son fonctionnement interne plus autoritaire que la société, il y a là une contradiction de fond. L’idée de garder une culture démocratique dans l’organisation, est donc quelque chose de fondamental. Tout comme de garder une culture démocratique par rapport aux mouvements sociaux. Ensuite, il y a l’idée que l’émancipation doit être conçue comme une auto-émancipation, c’est le propre de la pensée de Marx : ce sont les travailleurs qui doivent s’émanciper eux-mêmes. C’est donc une idée qui doit rester centrale. Je crois qu’un parti comme Québec solidaire ou n’importe quel parti de gauche doit défendre ce type d’idées et ne pas tomber dans l’idée d’un socialisme conçu par en haut. Il y a aussi cette autre idée que même si un parti est puissant au niveau électoral, même s’il commence à avoir des élu-e-s, il ne peut pas axer son travail que sur la politique électorale. Ce doit être un parti qui a le projet d’intervenir dans la société, intervenir dans les mouvements sociaux, intervenir aussi dans le monde de la culture et dans le monde intellectuel. Pas simplement de créer un appareil électoral traditionnel. Comme Podemos qui est devenu un appareil électoral, un appareil typique. Nous, dans l’État espagnol, face à ce modèle électoral, on a essayé de contre-proposer l’idée d’un parti-mouvement. Un parti-mouvement cela peut vouloir dire beaucoup de choses, mais ça veut dire essentiellement que le parti, ce n’est pas qu’une machine électorale : on veut bien faire aux élections, on veut bien gagner les élections, mais en même temps le parti doit être une organisation qui travaille dans la société, dans les mouvements, qui sait organiser les mobilisations… et pas seulement mener un travail électoral professionnel. Et après il faut penser à toutes les choses typiques que l’on connaît comme la limitation de mandats, le contrôle démocratique de la direction ou du groupe parlementaire. Toutes les leçons historiques du mouvement ouvrier nous le rappellent. Il y a eu plus d’une fois dans l’ histoire, des partis politiques de gauche qui ont connu des processus de bureaucratisation. Il faut reprendre à notre compte ces leçons pour éviter que cela se reproduise une autre fois.


1)Pour ceux et celles qui seraient intéressés à approfondir cette question, vous trouverez dans le glossaire du livre Une gauche en commun, dialogue sur l’anarchisme et le socialisme à la rédaction duquel j’ai participé avec Marcos Ancelovici, Stéphane Chalifour et Judith Trudeau, une définition du populisme de gauche et des problèmes qu’il peut poser. En voici quelques passages :
« Ernesto Laclau (1935/2014) est un théoricien politique argentin qui avec sa compagne belge Chantale Mouffe (1943/), ont élaboré un nouveau type d’approche socio-politique dite « post marxiste ». (…) Prenant appui sur l’expérience péroniste de l’Argentine et de ce qu’on appelle en Amérique latine le national-populisme, ils vont considérer que dans une situation de crise d’hégémonie, le populisme peut être ce mécanisme d’interpellation démocratique et populaire particulièrement positif, permettant de favoriser la lutte pour l’égalité en organisant la captation et la mobilisation de sentiments populaires anti-oligarchiques, anti-impérialistes et anti États. À condition cependant que puissent être réunis trois éléments formels (des « signifiants vides », expliquent-ils, sans contenus spécifiques !) permettant de constituer une hégémonie alternative : 1) la mise en route d’une mobilisation sociale autour de mots d’ordre équivalents et par conséquent unifiants, 2) l’existence de symboles idéologiques communs ; 3) la présence d’un dirigeant comme facteur agglutinant.
C’est ce qui les amène dans Hégémonie et stratégie socialiste (1985), à donner comme objectif à la lutte politique, non pas le socialisme et donc le dépassement du capitalisme, mais « une démocratie radicale et plurielle » pensée « (…) comme articulateur des luttes contre les différentes formes de subordination –de classe, de sexe, de race, de même que ces œuvres auxquelles s’opposent les mouvements écologistes, antinucléaires et anti-institutionnels ».
Il ne s’agit donc pas pour eux d’abolir les classes sociales, mais au nom de la lutte à l’égalité, de rassembler la pluralité des exclus à travers un discours anti-système qui met en avant comme antagonisme premier, celui qui opposerait les élites au peuple. Ernesto Laclau (La raison populiste (2005)) et Chantale Mouffe (Pour un populisme de gauche (2018)), sont chacun à leur manière, considérés aujourd’hui comme parmi les principaux inspirateurs du mouvement politique espagnol « Podemos ».

Pierre Mouterde

Sociologue, philosophe et essayiste, Pierre Mouterde est spécialiste des mouvements sociaux en Amérique latine et des enjeux relatifs à la démocratie et aux droits humains. Il est l’auteur de nombreux livres dont, aux Éditions Écosociété, Quand l’utopie ne désarme pas (2002), Repenser l’action politique de gauche (2005) et Pour une philosophie de l’action et de l’émancipation (2009).

Josep Maria Antentas

Josep Maria Antentas enseigne sociologie à la Universitat Autònoma de Barcelona (UAB) et est membre de la rédaction de la revue Viento Sur.

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