Dans tous les débats qui ont duré deux jours, une question transversale, un « fil rouge » : comment changer le rapport de forces ? Comment avancer ? Dans la mouvance militante, on n’est pas là pour autre chose. Les intellectuel-les « de profession » qui ont participé (profs et étudiant-es) devaient s’y faire et laisser de côté leurs lubies académiques : on est là pour changer le monde, comme disait le vieux sage.
De vieux-nouveaux débats ont permis d’approfondir cette question toujours présente. Il y a quelques années, une pensée simpliste prenait beaucoup de place dans le sillon d’une interprétation naïve de l’expérience zapatiste. On pouvait, selon John Holloway, « changer le monde sans prendre le pouvoir ». Holloway n’avait rien compris, car les Zapatistes ont pris le pouvoir. Bien sûr, ils ne sont pas restés « assis » dessus. Ils l’ont bouleversé, chamboulé, démocratisé, décentralisé. Dans cette perspective, il ne s’agit pas de rester en marges, de se contenter de faire des microprojets et d’attendre que le changement ne survienne par magie. Il faut prendre les choses à bras le corps, les deux pieds dans la glaise. Le pouvoir, ce n’est pas une « chose », un édifice, un gouvernement, un lieu, mais un rapport social, un ensemble de « dispositifs » comme l’expliquait Michel Foucault. Ce pouvoir est ancré dans toutes sortes de hiérarchies profondes, de classe, de genre, entre les peuples, et ce pouvoir, à l’ombre du capitalisme, est extrêmement puissant. C’est bien plus qu’une « caste » (le 1 %). C’est plus qu’une armée, une police. C’est plus qu’une poignée de « méchants » capitalistes et de « méchants » bureaucrates (ce qui n’enlève pas à ce 1 % leur méchanceté, leur veulerie, leur haine du peuple).
Ce pouvoir, structuré autour un vaste ensemble d’institutions, de structures, de méthodologies, est bien appuyé sur une conception du monde, un « paradigme » pourrait-on dire, qui pénètre toutes les pores de la société. Et c’est ainsi que ce pouvoir se perpétue, encastré dans la quotidienneté et les structures matérielles et symboliques de la société.
Une fois qu’on a compris cela et qu’on arrête de rester enfermés dans des dogmes, on peut se poser alors la deuxième question : comment confronter ce pouvoir ? Par où commencer ?
C’est là où la discussion de la Grande transformation est devenue encore plus intéressante. Nos contre-pouvoirs, nos imaginations, nos luttes, nos moyens, nos stratégies, représentent également une force considérable, contre-hégémonique. Il n’y a pas de quoi être pessimistes et aller brailler dans son coin. L’histoire avec un grand H, mais aussi celle avec un petit h, est traversé de ces résistances qui confrontent, encerclent et battent le pouvoir. Il est important de réfléchir à cela, à partir de ce qui se passe aujourd’hui comme ce qui s’est passé hier.
Dans la dernière période, des tournants ont été observés, au Québec et ailleurs dans le monde. Il y a une réelle poussées des luttes, impulsée par de nouvelles générations. D’une certaine manière, le capitalisme, sous des formes tellement diverses, a perdu, en bonne partie du moins, la « bataille des idées ». On n’y croit plus. On pense qu’on est sur le Titanic, qu’on fonce droit vers l’iceberg. La culture populaire, surtout audio-visuelle, est pleine de catastrophes, de fins du monde. C’est exagéré, déformé, tordu, mais cela reflète quelque chose de réel. Des populations en apparence tranquille sou subjuguées, sortent massivement dans la rue pour dire : « on n’en peut plus. On ne vous croit plus ». Et alors c’est la pagaille. Des démagos en tout genre en profitent : « c’est la faute aux Musulmans, aux immigrants, aux paresseux… » « Il faut remettre de l’ordre ». Ce virage vers la droite et la violence est évident, très puissant mais probablement moins fort que le prétendent les médias, qui sont la plupart du temps les relais des pouvoirs en place.
Et il y a les autres petites et grandes insurrections, résistances, utopies en marche, qui interpellent, secouent, poussent toutes les gauches de ce monde.
Au Québec, on a des signes de ces deux processus contradictoires, vers le populisme de droite d’une part, et vers la gauche d’autre part.
Et alors qu’est-ce qu’on fait ? La discussion à la Grande Transition a été assez en profondeur sur cela. Par exemple, l’avancée remarquable de Québec Solidaire doit nous faire réfléchir. Ou, disons-le autrement, à nous faire penser aux prochaines étapes. QS, c’est un laboratoire, une bouillonnement, une initiative qui porte le sceau d’une nouvelle énergie en bonne partie de ce qu’on peut appeler la « génération 2012 ». C’est le croisement de bien des luttes. C’est aussi, et même les plus ardents partisans de QS qui étaient très nombreux à la Grande transition l’ont dit, un moyen, et non une fin. Plus encore, c’est un des moyens, et pas le seul. C’est entre autres un moyen de faire porter la voie citoyenne dans les enclaves du dispositif du pouvoir qui s’appelle l’assemblée nationale, qui est une parcelle de l’État. Il faut donc reconnaître cela et j’ai été frappé du fait que plusieurs camarades libertaires disaient la même chose : « une chance qu’on a QS ».
Pour autant, le pouvoir, le dispositif du pouvoir comme on le disait antérieurement, est quelque chose de bien plus vaste, bien plus complexe et bien plus pernicieux que l’assemblée nationale. C’est évident qu’on se trompe si on pense vraiment « changer le pouvoir » en faisant élire des camarades à l’assemblée nationale ou même, rêvons un peu, en « gagnant des élections ». Sans le peuple auto-organisé, sans une solide armature organisationnelle et intellectuelle, sans un projet à court et à long terme cohérent, le pouvoir ne changera pas. On a trop vu le même film des bonnes intentions d’origine socialiste ou social-démocrate s’enliser dans les méandres du « vrai » pouvoir. C’est encourageant de constater que les nouvelles générations militantes sont conscientes de cela.
Et d’ailleurs, ce n’est pas seulement au Québec. Nos camarades états-uniens, espagnols, catalans, allemands, français, qui étaient de précieux témoins dans nos discussions de la Grande Transition, ont expliqué comment leurs luttes, qui ont monté très fort au début de la décennie sont actuellement dans une pente glissante, entre autres parce que les gauches ont été trop fascinées par des avancées électorales dont l’impact a été à court terme et plus ou moins mitigées. Meagan Day de la Democratic Socialist Alliance (États-Unis) nous a raconté comment la campagne de Bernard Sanders et l’élection récente de plusieurs candidats de gauche à divers niveaux de la politique américaine, sont en fait une conséquence, et non une cause, d’une grande effervescence à la base, des syndicalistes, des Africains-Américains, des femmes, des diplômés-précaires et d’un tas de population qui s’organisent, résistent et réussissent parfois à faire chambranler le dispositif, comme on l’a vu récemment dans la vague des grèves enseignantes, où on retrouve surtout, et ce n’est pas un hasard, des syndicalistes, des Africains-Américains, des femmes et des jeunes.. Pour Meagan, c’est là où la DSA est la plus performante, dans les quartiers, les lieux de travail, partout où le monde résiste.
C’est la perspective qu’on a entendue également de plusieurs militants et militantes au Québec. QS doit évidemment éviter d’avoir le « vertige » de ses succès. Sur la lutte aux changements climatiques comme sur tout le reste, ce n’est pas dans les débats parlementaires que l’essentiel va être joué. Ce n’est pas non plus par le « lobby » d’organismes et de personnalités qui ont le « privilège », pensent-ils d’eux-mêmes, de côtoyer le pouvoir. On peut effectivement rencontrer Legault ou Trudeau, leur dire la vérité en pleine face, et même faire des propositions. Mais on le sait trop bien, c’est une question de rapport de forces, et non pas de finasseries et de trois secondes de gloire à la télévision. Et ce rapport de forces, c’est le peuple auto-organisé, soutenu par des organisations, réseaux et autres formes organisationnelles en tout genre. Y compris Québec Solidaire.
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