Contribution collective aux débats qui agitent le mouvement par Annick Coupé (ancienne porte-parole de Solidaires), Thomas Coutrot (Attac), Nicolas Haeringer (350.org) et Aurélie Trouvé (économiste atterrée).
Reprendre la parole et passer à l’action : tels sont sans doute les motivations premières des milliers de personnes qui occupent en ce moment les places de France. La parole, confisquée par une classe politique de professionnels hors-sol et des grands médias verrouillés. L’action collective, devenue si difficile en ces temps de précarité encore assombris par l’état d’urgence. Et pourtant, nous voici embarqués avec jubilation dans un mouvement social totalement inédit en France, dont l’ampleur et les conséquences sont encore imprévisibles.
L’étincelle a été cette loi Travail, dont on se demande encore comment elle peut recevoir aujourd’hui certains soutiens syndicaux. Car elle fait prédominer l’accord d’entreprise, lieu privilégié du chantage à l’emploi, sur la loi et les conventions de branche. Et elle fait du licenciement économique une décision de routine, en l’autorisant dans le cas d’une simple « dégradation importante de la trésorerie » ou d’une baisse de l’activité pendant quelques mois – circonstances banales de la vie des affaires. Vidant de sens la notion de « cause réelle et sérieuse du licenciement », elle précarise brutalement le CDI, le rendant bien plus flexible que le CDD.
Cette agression s’inscrit dans « l’état d’urgence économique » décrété le 17 décembre 2015 par Pierre Gattaz, le président du Medef, pour profiter du choc provoqué par les attentats de Paris et Saint-Denis. Mais la stratégie du choc a échoué et le corps social a réagi fortement. La pétition #LoiTravailNonMerci, le site web #OnVautMieuxQueCa, les journées de grèves et de manifestations organisées en mars par les organisations syndicales combatives ont exprimé ce rejet majoritaire dans la société. Le mouvement a pris toutefois une dimension nouvelle le 31 mars avec l’initiative #NuitDebout en faveur de la « convergence des luttes ».
D’une lutte contre une nouvelle réforme néolibérale du droit du travail, on est désormais passé à un rejet de « la loi Travail et son monde ». La référence explicite, largement présente dans le mouvement, à la lutte de Notre Dame des Landes – contre « l’aéroport et son monde » – est signifiante : l’ambition du mouvement n’est pas seulement de mettre en échec un projet mensonger, inutile et nuisible, mais de rejeter le monde qui l’a produit et de commencer à en construire un autre. En France, quatre années de présidence Hollande et de promesses méprisées, allant jusqu’à l’infâme projet de déchéance de nationalité et la scandaleuse loi Travail, débouchent sur un constat largement partagé : il n’y a plus rien à attendre ni à négocier. L’oligarchie qui nous gouverne, de « gauche » comme de droite, n’est plus un interlocuteur car elle a fait sécession. Avec les 1%, nous n’avons plus de monde en commun.
Mais comment expliquer la forme Nuit Debout ? Bien sûr les exemples étrangers, multiples depuis cinq ans, sont des inspirations. Comme pour les Indignés/Occupy, face aux abus des riches et au mépris des gouvernants, la révolte s’investit sur les places qui deviennent alors des « zones libérées », des Zad urbaines où l’on peut échanger, résister, expérimenter et construire. On y retrouve son souffle, on y libère sa parole, on y écrit de nouveaux récits, des utopies concrètes pour refonder un vivre ensemble. A quelques centaines d’abord, puis quelques milliers, bientôt peut-être beaucoup plus.
Joue aussi la mémoire des puissants mouvements de 2003 et de 2010 contre la réforme des retraites, et de leur échec malgré une longue succession de gigantesques manifestations largement soutenues par l’opinion publique. Il fallait donc innover.
Ce travail de réappropriation de la parole et de la créativité constitue un « nous » populaire. Il reconstruit du commun entre des individus jusqu’ici séparés par la concurrence et entre des luttes elles-aussi impuissantes car divisées. Le salariat éparpillé en multiples statuts, tétanisé par la précarité et la peur du déclassement, ne parvient plus à occuper les usines ou les bureaux : il occupe les places. On voit bien la puissance politique possible de cette créativité populaire. Mais elle est encore en devenir. Comment faire pour que Nuit Debout déploie véritablement sa puissance et commence à changer la société, au-delà des places occupées ?
Appeler à la rédaction d’une constitution ou à la grève générale suppose la question résolue. On doit bien sûr commencer à y réfléchir, mais rédiger une nouvelle constitution ne deviendra d’actualité qu’en réponse à l’affirmation d’une puissance constituante. Or Nuit Debout n’est encore qu’un début de pouvoir destituant. Le blocage de l’économie par la grève serait une arme précieuse, mais la Nuit Debout se construit pour l’instant sans grèves. Il faut donc, sans attendre, imaginer des objectifs et des formes d’action différentes qui s’appuient sur l’énorme énergie déjà disponible.
En 2010, des AG interprofessionnelles avaient initié des blocages de dépôts de carburant et de plate-formes logistiques qui auraient pu faire basculer le rapport des forces s’ils s’étaient étendus. Plus largement, ces dernières années ont vu une progression inédite en France des actions de désobéissance civique, une tradition de lutte jusqu’ici peu enracinée dans notre pays. Notre-Dame des Landes, Sivens et autres projets inutiles et fermes industrielles, lanceurs d’alerte, actions antipub, faucheurs de chaises dans les banques impliquées dans les paradis fiscaux, actions lors de la COP 21 et maintenant contre les multinationales pétrolières à Pau ou à Paris...
Face à une oligarchie retranchée dans son bunker d’où elle gouverne contre le peuple, le blocage et la désobéissance civique deviennent des outils clés. Le scandale Panama Papers s’est ajouté à l’agression de la loi Travail pour démontrer le cynisme des élites. Des actions de désobéissance non violente mais déterminée contre le Medef, les banques et les multinationales peuvent aujourd’hui contribuer au rapport de forces qui permettra des victoires, tant sur la loi Travail que sur les paradis fiscaux et les énergies fossiles.
Contre la loi Travail et son monde, contre l’évasion fiscale et les crimes climatiques, les pétitions, les grèves et les manifestations, les occupations de places sont indispensables mais ne suffiront pas : en lien avec la place de la République et toutes les places occupées, avec les syndicats et associations, avec les citoyen.ne.s mobilisé.e.s, inventons les actions de désobéissance non violente et résolue qui frapperont les imaginations et renforceront le pouvoir citoyen.