Le choix du fleurdelisé comme drapeau national, adopté par le premier ministre Maurice Duplessis il y a 70 ans cette année, répondait aux pressions de l’Église catholique. Le clergé le préférait au drapeau des Patriotes et autres pavillons s’inspirant du tricolore français, fort populaire chez les Canadiens-français et les Acadiens, mais dont les connotations étaient suspectes car révolutionnaires, sinon anticléricales.
La petite histoire du fleurdelisé soulève un paradoxe bien d’actualité. Dans son programme, la Coalition Avenir Québec affirme que « après 10 ans de débat sur les signes et les accommodements religieux, il est plus que temps d’agir et d’adopter une véritable loi sur la laïcité de l’État ». C’est dans cette optique que la CAQ veut promulguer l’interdiction « du port de signes religieux au personnel en position d’autorité, ce qui inclut les enseignants », car ces signes religieux, susceptibles d’être portés sur la tête ou au cou de ces fonctionnaires, ne cadreraient pas avec la volonté d’affirmer la laïcité de l’État.
Sitôt élue, la CAQ a promis de légiférer en ce sens. Ses propositions ont l’appui d’une partie importante de la population, de nombreux intellectuels et faiseurs d’opinion et des groupes militant pour la laïcité. Sauf exception, la plupart d’entre eux conviennent que le port de signes religieux n’empêche pas un ou une employée de l’État de bien faire son travail. Mais ils plaident que les symboles ont leur importance. L’État doit être neutre, laïc, et par conséquent ses employés, s’ils sont en position d’autorité, ne peuvent afficher leurs croyances religieuses.
« La question du port de symboles religieux dans la vie civique est un légitime débat de société », écrivaient une trentaine de personnalités, dont plusieurs membres de groupes militant pour la laïcité, dans une lettre ouverte publiée en avril 2018. « En philosophie juridique, la laïcité consiste à évacuer complètement la présence religieuse de la sphère civique en raison du principe de la séparation entre la religion et l’État, dans une perspective de droits collectifs. »
On a beaucoup débattu de la place du crucifix à l’Assemblée Nationale. Mais personne ne semble voir l’omniprésent drapeau, qui est de loin le symbole le plus important de l’État. Tel un étendard rappelant la présence religieuse dans notre sphère civique et officiellement « chargé d’une croix blanche », comme le prescrit la Loi, il flotte sur tous les édifices du gouvernement du Québec. Peu habitués de voir cette croix, les immigrants d’autres confessions la remarquent peut-être plus que les citoyens déjà établis. En tous cas, le fleurdelisé claque au-dessus de leur tête à côté de l’unifolié dès qu’ils sortent de l’aéroport international de Montréal, pourtant de juridiction fédérale. Il apparaît en miniature sur tous les documents émis par le gouvernement québécois, carte d’assurance-maladie, permis de conduire, publications, correspondance, bordereaux de chèques, etc.
La croix a disparu des drapeaux de la majorité des pays du monde chrétien, notamment dans presque toute l’Amérique lorsque les colonies se sont libérées des anciennes puissances protestantes ou catholiques, Angleterre, Espagne, Portugal, France (voir le drapeau haïtien). En Europe, sauf exception, elle est restée sur les drapeaux de pays qui n’ont pas rompu avec l’Église ou avec la royauté, généralement associée au pouvoir religieux. Le premier exemple qui vient à l’esprit est l’Union Jack, alors que le chef de l’État, Élizabeth II, est à la fois reine du Royaume-Uni et gouverneure suprême de l’Église anglicane d’Angleterre. En Grèce, dont le drapeau arbore une croix blanche sur fond bleu comme au Québec, l’État ne s’est pas séparé de l’Église, à tel point qu’il paie le salaire des prêtres. La Suède, le Danemark, la Norvège, qui ont leur fameuse croix scandinave sur leurs drapeaux, sont des monarchies constitutionnelles : en vertu des règles de succession, le monarque suédois doit obligatoirement être membre de l’Église.
Voilà donc le paradoxe québécois. On veut bannir les signes religieux de la sphère civique pour affirmer la laïcité de l’État, sauf le signe le plus visible (la croix) sur le symbole le plus important (le drapeau). C’est, fait on valoir, une question de tradition. Cela pose une question : quelles traditions au juste ? Nos traditions de peuple qui se bat pour des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité ? Ou nos traditions de peuple soumis aux diktats de l’Église catholique ? À quelles traditions françaises adhérons-nous ? Celles des républicains laïcs, ou celles des rois chrétiens qui se croyaient choisis par Dieu ?
Voilà donc le paradoxe québécois. On veut bannir les signes religieux de la sphère civique pour affirmer la laïcité de l’État, sauf le signe le plus visible (la croix) sur le symbole le plus important (le drapeau).
Le tricolore : populaire et suspect
Comme on sait, les Patriotes brandissaient un autre drapeau, tricolore, qui s’inspirait des principes de la révolution française de 1789 (1). En 1832, les comités régionaux de Patriotes choisissaient leurs couleurs : le vert, le blanc et le rouge. Deux ans plus tard, ces trois couleurs, s’étendant de haut en bas en bandes horizontales, constituaient le drapeau officiel de la nouvelle société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, comme le note l’histoire du drapeau du Québec publiée chez l’Éditeur officiel :
« Ce tricolore vert-blanc-rouge flotta sur toutes les assemblées politiques de l’époque pré-révolutionnaire. Drapeau officiel de la rébellion armée de 1837-1838, il fut déployé au cours des combats. Il fut témoin de la victoire des Patriotes à Saint-Denis, de leur défaite à Saint-Charles et à Saint-Eustache (novembre 1837), aux mains des soldats réguliers britanniques. L’année suivante, il était toujours drapeau officiel des Patriotes lors de la proclamation de la République du Bas-Canada par Robert Nelson (2). »
En 1842, la Société Saint-Jean-Baptiste de Québec, fondée 10 ans après celle de Montréal, arborait spontanément le tricolore des Patriotes. Puis, quand la France s’allia à la Grande-Bretagne dans la guerre de Crimée (1854-1856), les Canadiens français se sentirent autorisés à agiter le tricolore français. Ils le firent en masse, et avec passion. « D’une manière générale, on semble unanime pour reconnaître que de 1854-1855 jusque vers les années 1903-1904, le tricolore de France tint lieu de drapeau national des Canadiens français (3) ».
Autrement dit, le tricolore (le vert blanc rouge en bandes horizontales des Patriotes, ou le bleu blanc rouge en bandes verticales de la République française) a été le drapeau dominant chez les Canadiens français pour la plus grande partie du 19e siècle. Même en 1939, un auteur notait que le tricolore était encore « arboré à profusion dans toutes nos fêtes (4) ».
C’était le cas non seulement au Québec, mais aussi en Acadie. « Le tricolore républicain français ayant été le symbole prédominant du mouvement nationaliste canadien français depuis le milieu du 19e siècle, plusieurs Acadiens s’y montraient également loyaux » (traduction libre), rappelle l’historien Perry Biddiscome. Le clergé acadien, du moins son aile réactionnaire, trouvait cette dévotion plutôt louche. Des religieux influents manifestèrent leur irritation. Le tricolore « constituait un symbole du républicanisme français, avec toutes ses connotations révolutionnaires et anticléricales », souligne Biddiscome. Le Père Phileas Bourgeois, professeur au Collège St-Joseph de Memramcook (Nouveau-Brunswick), se plaignait que « La France de nos jours n’est pas la France des rois chrétiens… nous voyons ses drapeaux flotter au vent du 14 juillet pour rappeler le ‘ça ira’ et la Bastille »… Un drapeau arborant une fleur de lis fut donc hissé sur le toit du collège en remplacement du tricolore. Selon Biddiscome, tout porte à croire que le clergé acadien favorisait le drapeau à fleur de lis, alors que l’élite acadienne lui préférait le tricolore. Celui-ci, orné d’une étoile jaune, finit par l’emporter au cours de la convention nationale des Acadiens, le 15 août 1884. La foule, joyeuse, entonna La Marseillaise.
Inquiets, le haut clergé et la droite réactionnaire se mobilisèrent aussitôt. Puisque calqué sur le tricolore français, le nouveau drapeau acadien fut dénoncé comme le drapeau « satanique » de la Révolution française. Il ne fallait surtout pas qu’il devienne aussi le drapeau officiel au Québec. Le débat s’engagea, opposant la gauche et la droite. Les attaques contre le tricolore qui avaient émergé dans la presse canadienne française de droite allèrent en s’intensifiant, écrit Biddiscome.
La croix et la bannière
En 1899, une coalition radicale et socialiste prenait le pouvoir en France et lançait une campagne anticléricale qui allait mener à la séparation officielle de l’Église et de l’État six ans plus tard. De nombreux membres du clergé canadien français faillirent s’étouffer d’indignation. Dénigrer le tricolore avec férocité était cependant une entreprise risquée, tellement il était populaire auprès de leurs ouailles, mais ils cherchèrent avec une énergie renouvelée à imposer un drapeau aux couleurs de la vieille France royaliste et catholique. En 1902, l’abbé Elphège Filiatrault hissait sur son presbytère de Saint-Judes (Saint-Hyacinthe) un pavillon constitué d’un « champ bleu orné de quatre fleurs de lis et traversé d’une croix blanche (5) » et qui est l’ancêtre de notre fleurdelisé (les différences sont mineures). Il reçut le nom de Carillon, car une bannière semblable aurait accompagné les troupes victorieuses du marquis de Montcalm dans la bataille du Fort de Carillon (au sud du lac Champlain).
Le Carillon, pendant un temps orné du Sacré-Cœur, fut béni en 1903 sous la présidence de Monseigneur L.-A. Pâquet, protonotaire apostolique et directeur du Grand Séminaire de Québec : « pénétrez bien vos âmes des idées et des sentiments dont il est le symbole », s’exclama-t-il. Premier élément symbolique : « la foi nationale, figurée par cette croix blanche que la France chrétienne, notre ancienne mère patrie, porta si longtemps et si glorieusement à son front (6) ». En 1938, Joseph-Papin Archambault, un Jésuite qui menait une guerre acharnée au socialisme (et plus particulièrement à la Co-Opérative Commonwealth Federation, ancêtre du Nouveau Parti démocratique) expliquait dans un tract que la croix, « signe de notre rédemption », avait bien sa place sur le drapeau (7). En 1944, c’était au tour du chanoine Lionel Groulx de faire l’éloge de ce « drapeau d’azur à une croix d’argent cantonnée de quatre fleurs de lis (8) ».
Finalement, le 21 janvier 1948, le premier ministre Maurice Duplessis décrétait l’adoption du fleurdelisé tel qu’on le connaît aujourd’hui. L’arrêté au conseil précisait qu’il répondait « aux traditions, aux droits et aux prérogatives de la province (9) ». Le mois suivant, Onésime Gagnon, ministre des Finances, sortait de son discours du budget pour évoquer le premier symbole du nouveau drapeau officiel du Québec : « La croix blanche de ce drapeau qui remonte à l’époque des croisades (…) nous rappelle nos origines catholiques ».
La fleur de lis (qui n’a pas grand chose à voir avec la plante éponyme, constituée de six pétales de taille identique) a elle aussi une valeur symbolique très chrétienne, rappelle l’historien Gilles Laporte dans un texte du Mouvement national des Québécois sur les origines du fleurdelisé : « À la suite de Clovis, les rois de France remplacent le vieux symbole païen du crapaud qu’on retrouvait jusque-là sur leurs armes par la fleur de lys. Cette dernière symbolise d’abord la trinité – la trinité chrétienne, bien sûr […]. Le lys pose aussi les fondements de l’ordre monarchique. » Laporte cite un extrait d’une chronique de Saint-Louis, roi de France en 1230 : « Les deux feuilles pareilles [de la fleur de lis], qui signifient la sapience et la chevalerie, gardent et défendent la troisième feuille, qui signifie la foi, et qui est placée plus haut au milieu des deux autres car la foi est gouvernée et réglée par la sapience et défendue par la chevalerie. Tant que dans le royaume de France ces trois feuilles seront unies ensemble en paix, vigueur et bon ordre, le royaume subsistera. »
Cela dit, le fleurdelisé est là pour rester. Il se classe parmi les plus beaux drapeaux en Amérique du Nord. Chercher à s’en débarrasser au nom de la laïcité serait une perte de temps et causerait une division stérile : il est trop tard pour adopter le drapeau des Patriotes ou une variante du drapeau acadien. Mais les ardents partisans de la laïcité devraient peut-être réfléchir au paradoxe que créerait l’interdiction du port des signes religieux en brandissant un étendard bien catholique. Ce bannissement risquerait lui aussi de provoquer une inutile division alors qu’il faudrait plutôt mobiliser l’ensemble des Québécois autour de priorités comme la protection de la langue française, la protection de notre identité commune face à l’invasion de la culture anglo-américaine via internet et la protection du climat.
Mais les ardents partisans de la laïcité devraient peut-être réfléchir au paradoxe que créerait l’interdiction du port des signes religieux en brandissant un étendard bien catholique.
Rappelons que la séparation de l’Église et de l’État n’est toujours pas officiellement faite au Québec. La loi proposée par le gouvernement caquiste ne la consacrera pas. La très riche Église catholique, assise sur de gigantesques biens immobiliers (à elles seules, les terres du séminaire de Québec couvrent 1600 km2 !), ainsi que toutes les organisations religieuses, continueront de profiter de leurs avantages fiscaux en étant exonérées des paiements de l’impôt. Les écoles confessionnelles continueront d’être subventionnées. Suggestion au nouveau premier ministre, soucieux de réduire la dette publique : il y a là des millions de dollars à aller chercher. Voilà ce que ferait un État vraiment laïc. Ce serait un geste plus courageux et plus profitable que de s’en prendre à quelques hijabs, dont on cherche encore en quoi ils menacent les droits collectifs.
(1) Jacques Archambault et Eugénie Lévesque, Le Drapeau québécois, Éditeur officiel du Québec, Québec, 1978, p. 15.
(2) Op. cit., p. 17.
(3) Op. cit., p. 18.
(4) C.-J. Magnan, Le Carillon-Sacré-Cœur, Drapeau National des Canadiens français, L’Action catholique, Québec, 1939, p. 26.
(5) Jacques Archambault, op. cit., p. 21.
(6) C.-J. Magnan, op cit., p. 22.
(7) Joseph-Papin Archambault, S.J., Le Drapeau canadien-français, L’œuvre des tracts, L’Action paroissiale, Montréal, 1928, p. 5.
(8) Lionel Groulx, Le Drapeau canadien français, ce qu’il est et pourquoi ?, éditeur : l’abbé Pierre Gravel, Montréal, 1944, p. 1.
(9) Jacques Archambault, op. cit., p. 26.
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