S’il est vrai que 46,4 % des ménages américains ne devront rien au fisc en 2011 selon les estimations de l’organisation non partisane Tax Policy Center, ce fait ne relève pas nécessairement d’une injustice profonde perpétrée à l’endroit des payeurs d’impôt. Car ,si près de la moitié des ménages américains ne paient pas d’impôt, c’est bien souvent parce qu’ils n’ont tout simplement pas les revenus suffisants pour le faire.
Mais pour une certaine droite économique, c’est un discours servi à toutes les sauces : les pauvres ne paient pas d’impôt, donc ne contribuent pas aux recettes fiscales de l’État et par conséquent « profitent » de services publics auxquels ils ne contribuent pas financièrement. Une telle affirmation fait cependant fi du fait que les plus pauvres d’entre nous contribuent bel et bien aux revenus du gouvernement, que ce soit en payant diverses taxes à la consommation ou par le biais des déductions à la source sur chaque paie. Et même si certains des moins fortunés recouvrent une partie de ces sommes par des retours d’impôt à la fin de l’année fiscale, au final ils auront contribué davantage à l’assiette fiscale que ce qu’ils auront bénéficié en terme d’exemptions. Pour les États-Unis, une analyse du Congressional Budget Office a ainsi évalué qu’en 2007 le cinquième des ménages les moins fortunés – avec un revenu moyen de 18,400 $ - a vu 4 % de ses revenus être accaparés par les différentes taxes fédérales.
Il est vrai qu’en pourcentage, la contribution des moins fortunés est beaucoup moins importante que celle des ménages à revenus élevés. Mais cela relève du principe de la progressivité fiscale, principe passablement mis à mal ces vingt dernières années. Par exemple, au Québec, de seize qu’ils étaient avant 1988, les paliers d’imposition sont passés à cinq, puis à trois aujourd’hui. De même, depuis les années 1950 s’est opéré un réel déséquilibre fiscal qui a vu les particuliers assumer une part sans cesse grandissante de l’impôt par rapport aux grandes entreprises. Et avec la volonté actuelle de vouloir tarifer davantage les services publics, c’est donc toute une nouvelle structure fiscale qui se met en place.
Alors que sous couvert de finances publiques précaires on enjoint la population à se serrer la ceinture, il semble que certains bénéficient d’un jeu plus important. Et le discours des Rick Perry et autres émules du Tea Party – relayé ici par certains instituts de recherche économique tels que l’Institut économique de Montréal ou l’Institut Fraser – continue de faire mouche malgré les limites flagrantes de leur raisonnement. On cible les classes les plus démunies, plutôt que de s’attaquer aux plus privilégiés de la société. Les récentes tractations au Congrès américain pour relever le plafond de la dette américaine témoignent de ces positions.
Pour ces partisans de la taxation des pauvres, il ne saurait bien entendu être question de se tourner vers les plus privilégiés de la société pour renflouer les caisses de l’État. Que de broutilles irions-nous chercher de ce côté ! Il n’y a tout simplement pas assez de riches pour que le jeu en vaille la chandelle. Sans compter que cela ferait fuir les investisseurs et serait un frein au développement économique. Mais les hauts cris de cette droite décomplexée relèvent davantage du mythe et ne résistent pas à l’analyse des faits.
D’abord, il n’est pas vrai que les riches souffriraient de manière indécente d’une taxation supplémentaire. Même qu’ils s’en trouvent pour demander à être taxés davantage ! Dans une tribune publiée dans le New York Times (2), le milliardaire Warren Buffet appelle les gouvernements à taxer plus lourdement les millionnaires. Devant ce qu’il considère un déséquilibre flagrant entre le sacrifice des plus fortunés face à celui du reste de la population, le patron du fonds d’investissement Berkshire Hathaway propose de hausser les impôts pour les Américains dont le revenu dépasse le million de dollars et de le faire encore davantage pour ceux qui dépassent le cap des 10 millions.
La proposition de Warren Buffet n’est évidemment pas partagée par l’ensemble de ses collègues fortunés, comme en fait foi notamment la réponse de Charles Koch (3), à la tête de l’empire économique du même nom. Ce dernier affirme que soutenir des entreprises comme la sienne et encourager des « investissements à but non lucratif » est plus bénéfique pour la société qu’envoyer de l’argent à Washington. Évidemment, il ne faut pas s’y méprendre, les investissements à caractère caritatif auxquels se réfère Charles Koch sont par exemple l’organisme Americans for Prosperity, think tank financé en grande partie par la famille Koch et un des principaux soutiens financiers et idéologiques du Tea Party.
Il n’en demeure pas moins que Buffet est loin d’être seul à soutenir que les riches pourraient contribuer davantage en matière fiscale. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, des voix se font entendre pour rééquilibrer le régime fiscal. On peut remonter à l’automne 2009, alors qu’un médecin retraité allemand, Dieter Lehmkuhl, appelait à l’instauration d’un impôt sur la fortune pour aider à redresser les finances de son pays (4). On attend toujours que de tels appels se manifestent ici par contre…
La sortie de Warren Buffet est aussi venue rappeler qu’une plus grande ponction fiscale chez les riches ou les grandes entreprises n’est pas nécessairement synonyme de ralentissement de l’investissement. Il rappelle qu’aucun investisseur digne de ce nom ne se priverait d’une bonne affaire par crainte de voir ses revenus taxés. Une assertion qui a été confirmée par les études du Centre canadien des politiques alternatives, qui démontrent que sur le long terme les hausses ou baisses d’impôt n’ont qu’un effet marginal sur les taux d’investissement.
Dans une de ces études (5), signée Jim Stanford, on relève, par une analyse des flux de trésorerie des entreprises de 1961 à 2010, que « les données historiques ne prouvent nullement que des réductions des taux d’impôt ont stimulé directement l’investissement ». Et analysant du même coup les récentes baisses d’impôt annoncées par le gouvernement Harper, l’auteur démontre que « la réduction en trois points des taux d’impôt que proposent les Conservateurs coûterait au Trésor 6 milliards de dollars par année, mais elle entraînerait seulement quelque 600 millions de dollars de nouveaux investissements des entreprises par année ».
Comme on le voit, contrairement à ce que voudrait nous faire croire un certain discours qui a de plus en plus la cote, l’injustice fiscale n’est pas nécessairement là où on prétend qu’elle se trouve. Et ce que vient surtout rappeler la sortie de Warren Buffet, c’est qu’en économie il n’existe point de règles immuables et de lois auxquelles nul ne pourrait se soustraire. Il n’existe rien de tel qu’une « logique du gros bon sens » ou de choix économiques qui relèveraient de l’évidence, comme se plaisent à le soutenir les apôtres du « tout-marché ». La conduite de l’économie est faite de choix, tous plus ou moins teintés idéologiquement et qui doivent répondre à priori à une question fondamentale : à quelles fins devraient servir les échanges économiques ? Et à cet égard, pour reprendre une fameuse formule, « ce qui est bon pour General Motors n’est pas nécessairement bon pour les États-Unis ».
(1) Ruth Marcus, « Rick Perry : Tax the Poor ! », sur http://www.truth-out.org/what-slacker-nation/1313432377.
(2) Warren E. Buffet, « Stop Coddling the Super-Rich », New York Times, 15 août 2011, sur http://www.nytimes.com/2011/08/15/opinion/stop-coddling-the-super-rich.html?_r=1.
(3) Lee Fang, « Billionare Koch Responds to Buffet, Refuses Call for Shared Sacrifice », sur http://www.truth-out.org/billionare-koch-responds-buffet-refuses-call-shared-sacrifice/1314027523.
(4) Pierre Dubuc, « Des millionnaires veulent pétré taxés davantage », sur http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=2074.
(5) « Les réductions de l’impôt sur le revenu des sociétés sont inefficaces sur le plan économique », sur http://www.policyalternatives.ca/newsroom/news-releases/les-reductions-de-limpot-sur-le-revenu-des-societes-sont-inefficaces-sur-le-.