Édition du 17 décembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Quand c’est le 1% qui mène la lutte des classes

La lutte des classes, on le sait, cela se joue à plusieurs. Des groupes sociaux, certains bien constitués et les autres moins, ont divers projets qui peuvent être conflictuels ou convergents. C’est le moteur de l’histoire, comme le disait Marx. Certains de ces groupes ont une réalité matérielle bien définie, par exemple les grands propriétaires industriels ou terriens, les opérateurs financiers et d’autres. De l’autre côté, on retrouve les « prolétaires », c’est-à-dire la grande masse des gens qui ont essentiellement leurs capacités et forces de travail à vendre. Entre ces groupes sociaux et même à l’intérieur de ceux-ci, il y a d’autres fractures, de genre par exemple, ou générationnelles. Il y a des systèmes de domination plus ou moins opaques sur la nationalité, voire l’ethnie. Et donc avec tout cela, ce n’est jamais simple. Si cela l’était, il est probable que le 1% aurait été mis de côté depuis longtemps.

C’est ainsi que la lutte des classes est toujours un enchevêtrement complexe. L’art de la politique devient alors la capacité de constituer des « blocs sociaux », des alliances, qui permettent de construire un pôle hégémonique, un projet qui rallie la grande majorité. Les processus de transformation qui ont réussi l’ont été parce que des mouvements sociaux et des partis progressistes avaient pris l’initiative : ils avaient comme l’a proposé le philosophe communiste Antonio Gramsci construit une identité, autour d’un projet, de références culturelles, de pratiques émancipatrices. Ceux qui n’ont pas réussi à faire cela ont échoué, laissant la place au 1%. Car si le 1% domine, c’est que sa force n’est pas seulement basée sur la violence. C’est, toujours selon Gramsci, l’« hégémonie », soit la capacité de projeter un projet qui attire, qui coalise. C’est ainsi que le 1 % élabore tout un faisceau d’alliances, de relations, de liens de patronage et de cooptation, ce qui fait qu’autour de cette petite minorité, des groupes sociaux, des tas de gens en fin de compte, finissent par penser que la structure de domination les protège, leur donne assez de miettes et que de toutes façons, c’est dans l’ordre « naturel » des choses qu’il y aie des dominants et des dominés.

Cette lutte de classes est incessante. Chaque camp, connaît des hauts et des bas, des rebondissements. C’est la sagacité, l’intelligence stratégique des uns et des autres qui fait bouger les rapports de forces.

Tout cela m’amène au Brésil.

Dans les années 1980-90, un camp populaire s’est peu à peu mis en place dans ce pays autour de grands mouvements sociaux comme la CUT (syndicalisme), le MST (les paysans) et des organisations communautaires de base (souvent associées à l’Église catholique). Ce processus de convergence n’a pas été spontané, il a été construit par des militant-es et des intellectuel-les, pour la plupart impliqués dans le Parti des travailleurs (PT), la nouvelle gauche brésilienne. Ils et elles ont si bien fait leur travail qu’ils ont dans la réalité érigé un bloc hégémonique, qui s’est imposé sur la scène politique (via l’élection de maires, puis de députés), mais aussi sur la scène sociale et locale, dans les institutions, les quartiers, la culture. Quand Lula a été élu à la présidence du Brésil en 2002, il était en quelque sorte le résultat de ce processus moléculaire.

Une fois arrivé là, le PT et derrière lui un grand bloc pour la transformation n’avait pas pris LE pouvoir, mais une petite parcelle du pouvoir. L’autre grand camp, celui du 1%, restait effectivement très fort, dans l’économie surtout, mais aussi dans une bonne partie des appareils et dispositifs qui font en sorte d’influer sur la vie de la grande masse. Par exemple, ce sont quelques grandes méga entreprises qui contrôlent l’univers médiatique. Au niveau des quartiers et des populations démunies, les Églises évangéliques, souvent inspirées de l’extrême-droite religieuse américaine, ont acquis énormément d’influence.

Pendant plusieurs années, la gauche et la droite se sont faites une guerre « soft », cherchant à s’épuiser les uns les autres, à miner le camp adverse. Pour la gauche, le choix a été de ne pas confronter le puissant bloc dominant directement, ce qui aurait impliqué, par exemple, de socialiser l’économie qui est restée, en dehors du secteur public, aux mains d’une petite caste. On a également choisi de ne pas développer davantage la bataille des idées pour confronter la prolifération des idées et des pratiques réactionnaires.

Des débats très vifs sont survenus alors dans le camp progressiste sur ces choix : fallait-il aller plus rapidement, pour disloquer le pouvoir du 1 % ? Ou bien au contraire, avancer à petit pas, en évitant, autant que possible, l’affrontement ? On sait que des débats semblables ont toujours confronté les mouvements sociaux et la gauche en général, pas seulement en Amérique du Sud, pas seulement au Brésil, mais partout dans le monde.

De l’autre côté, la droite a fait son travail. Elle a manipulé les intervenant-es politiques, qui sont dépendants du 1 %. Ils se reconnaissent dans le 1%, et vivent dans des conditions qui les rapprochent du 1%. Il faut savoir que le Brésil est le pays le plus inégalitaire au monde. Le 1% est composé de milliardaires dans une proportion qui dépasse de loin ce qu’on connaît ici. Autour du 1%, il y a un autre 10 % qui s’en met plein les proches, dont les élus du « congresso » (l’assemblée nationale). Une autre masse considérable de gens s’ajoute à cela, qui ont des privilèges, parfois petits, parfois importants, dans l’organisation du travail, le commerce, voir les services publics où par exemple, des professions comme dans la santé ou l’enseignement universitaire sont très bien pourvues.

La construction d’un bloc réactionnaire a été cependant rendue possible du fait de l’affaiblissement progressif de l’autre camp. Des pratiques inacceptables se sont multipliées sous la bannière du PT. Malgré plusieurs avertissements, Lula a préféré « jouer » dans le système plutôt que de l’affronter, dans la gestion gouvernementale par exemple, où on « échangeait » des votes contre de l’argent. Des mauvais choix ont été effectués, par exemple pour privilégier des méga projets (jeux olympiques, grands barrages, etc) plutôt que de se concentrer à améliorer le parc des logements, le transport public, l’éducation de base. Ce sont ces défaillances qui ont permis à la droite de remonter la côte, pas tellement parce qu’elle attire les secteurs populaires, mais parce qu’elle réussit à les démobiliser, à les décourager, à les rendre passifs.

Il y a plein d’autres facteurs qui ont également joué dont évidemment l’influence énorme des investisseurs et gouvernements de la mondialisation néolibérale, qui ont agi, plus ou moins en coulisses, pour affaiblir le gouvernement progressiste, le forcer à des compromis honteux, à jouer sur les erreurs et défaillances. Ainsi, l’économie brésilienne est encore devenue plus dépendante qu’avant envers ses exportations de matières premières (au lieu de s’industrialiser et de s’autonomiser), sous la pression des « marchés » financiers internationaux qui ne sont pas, comme on l’entend dans les médias, une entité métaphysique, mais un ensemble de capitalistes bien branchés et bien mondialisés.

Aujourd’hui, on voit cette meute triompher en aboyant contre la « corruption » de la présidente Dilma, alors que c’est cette clique qui a construit ce système pourri à la base de la gouvernance brésilienne, sans compter le fait que pratiquement tous les leaders de la droite sont des voleurs, des menteurs et des arnaqueurs, cachant leurs argents dans des paradis fiscaux, évitant de payer leurs impôts, trichant constamment sur les conditions dans lesquelles ils développent « leurs » affaires.

Le 1% se retrouve donc en position de force. Il a progressé dans la « guerre de position » (une autre expression de Gramsci). Il dispose de relais bien organisés et peut faire agir les appareils répressifs (armée et police) dont le commandement est presque « naturellement » à droite.

Il est probable qu’il y aura de grands affrontements, surtout si la présidente Dilma est effectivement déchue. On pourrait alors voir la droite au gouvernement s’acharner à détruire les acquis accumulés au fil des années, criminaliser les mouvements sociaux, aligner les politiques du Brésil sur ceux des États-Unis.

Reste à voir ce que feront les mouvements populaires, qui sont un peu désarçonnés mais qui ne sont pas à terre non plus et qui savent qu’il faudra reconstruire ses forces pas à pas.

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