Leur criminalisation au titre d’infractions relatives à la prostitution, les vulnérabilise. Cela fragilise leurs chances de réorientation sur le marché du travail (stigma). Et pour toutes les autres raisons explicitées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Bedford, l’actuelle loi C-36 doit être modifiée afin qu’aucune travailleuses du sexe (TDS) ne puisse être criminalisée, et ce, peu importe l’endroit où elle se trouve. Là-dessus, un consensus social relatif est acquis. Tant mieux. Mais la pénalisation par la loi C-36 de leurs clients, ainsi que de la communication de leurs services ou des tierces-parties non-coercitives (chauffeur, garde-du-corps, colocataire etc.), maintient indirectement les TDS qui souhaitent continuer leur travail, dans la clandestinité et l’insécurité économique, physique, sanitaire et sociale. Pire, en exacerbant la clandestinité et la marginalisation, elle renforce le pouvoir de coercition des réseaux d’exploitation. Au bout du compte, ce sont toutes les TDS, exploitées ou non, qui trinquent. La pénalisation des clients, de la communication et des tierces-parties annule les effets bénéfiques de la décriminalisation des TDS et/ou de leurs activités. Pendant ce temps, les entrepreneures de morale sont bien au chaud dans leur salon à donner des leçons de féminisme. Et les clients privilégiés ne seront jamais inquiétés : ce sont toujours les plus précaires qui écopent.
Il est donc temps d’écouter strictement tou·te·s les TDS, sans exclusion : celles et ceux qui ont choisi ; celles et ceux qui n’ont pas choisi ; celles et ceux qui se sentent quelque part entre les deux ; celles et ceux qui souhaitent améliorer leur conditions de vie et d’exercice ; celles et ceux qui souhaitent changer de moyen de subsistance ; celles et ceux qui font cela à plein temps ou de manière occasionnelle ; celles et ceux qui n’ont d’autres choix à cause de leur précarité et/ou des discriminations ; celles et ceux qui se sont marié·e·s ou sont en couple pour l’argent ; celles et ceux qui pratiquent l’assistanat sexuel pour les personnes handicapées ; etc. De ce point de vue, il convient donc de reconnaître impérativement toutes les réalités, sans en exclure une aux dépens d’une autre. La parole d’une survivante vaut celle d’une TDS fière, qu’elle soit danseuse, cam girl, actrice porno, escorte… ou qu’il s’agisse d’un homme. Par conséquent, il convient aussi d’entendre et de respecter toutes les solutions proposées par les premièr·e·s concerné·e·s, tout en s’assurant que les politiques qui en découlent ne viennent pas brimer les droits, la sécurité et la dignité des un·e·s ou des autres : c’est une question d’équilibre éthique.
Subséquemment, le débat statistique – savoir si la majorité des TDS sont exploitées ou non – est futile. D’abord, parce que les recherches sont contradictoires. Ensuite parce que, que l’on soit minoritaire ou pas, chacun doit pouvoir jouir des mêmes droits communs et de la reconnaissance de son autonomie morale et corporelle individuelle (« agentivité »). Enfin, parce qu’il faut s’en tenir à leurs expériences et leurs connaissances de terrain, ainsi qu’à celles du milieu communautaire, indiquant que comme tous les moyens de subsistance, l’exploitation est l’une des extrémités du continuum du travail sexuel, avec à l’autre extrémité, le libre arbitre. On ne peut donc pas systématiquement réduire cette question complexe au seul choix individuel ou à la seule domination patriarcale et capitaliste.
Ainsi, certain·e·s TDS expliquent que c’est un choix. D’autres plus souvent pensent que comme toutes les activités humaines, leur choix est relatif, car structuré par différentes contraintes systémiques telles la pauvreté, le sexisme, le racisme, le colonialisme, l’homophobie, la transphobie : certains jours sont plus faciles que d’autres. Fréquemment, trop peu de choix alternatifs sont offerts. Et c’est vrai aussi, certaines TDS sont exploitées et prises au piège. C’est pour cette raison légitime qu’il convient, si elles/ils le souhaitent, de les aider, les accompagner à leur rythme, sans chercher à les sauver, à les discipliner, à les culpabiliser ou à les faire chanter (Arrête ou on ne t’aide pas !). Laisser les personnes choisir leur émancipation : arrêter la prostitution ou en améliorer les conditions d’exercice par l’obtention de droits fondamentaux.
Le travail sexuel est souvent associé à la violence. Et s’il est effectivement traversé par des drames, la plus grande violence nommée par les TDS reste la criminalisation. Depuis l’entrée en vigueur de la loi C-36 au Canada, tou·te·s sont unanimes : hausse des demandes et des pratiques de services sexuels sans préservatif, baisse des tarifs obligeant à travailler plus, de plus en plus de clients exigeant des TDS de sacrifier leur sécurité pour protéger leur anonymat (appel avec numéro masqué donc impossibilité de retracer un mauvais client, limitation du temps de négociation dans la rue, etc.). Si la sécurité et la dignité de toutes ces femmes importaient tant aux tenant·e·s de la criminalisation de la demande, elles/ils ne s’acharneraient pas à la défendre alors que les organisations internationales non partisanes les plus respectées en ont démontré l’échec au travers d’étude longitudinales dans plus de 50 pays (Amnistie internationale, Human Rights Watch, Médecins du Monde, Global Alliance Against Traffic in Women, OMS, Commission mondiale sur le VIH et le droit, ONUsida, PNUD, Comité consultatif des droits de l’homme en France, Défenseur du citoyen français, etc.). Ce qui ne veut pas dire à l’inverse que la légalisation de la prostitution est la panacée… Bien au contraire. Surtout quand elle est décidée sans l’avis des premières concernées, dont la revendication principale dans ces pays est le droit de se syndiquer.
D’ailleurs, et c’est le plus important, aucun·e TDS en exercice ne demande la pénalisation de leur clients ou des tierces-parties non-coercitives, ni la légalisation de leur activité. Elles demandent par contre une décriminalisation totale du travail du sexe entre adultes consentant·e·s ; et l’application des lois en vigueur (harcèlement, voie de faits, viol, gangstérisme, pédophilie, coercition sexuelle, LNT, LSST, LATMP, IVAC, chômage...), et de pouvoir le cas échéant, bénéficier de ces lois sans conséquence criminelle pour elles/eux-mêmes.
Certes, la prostitution peut faire partie du continuum des violences faites aux femmes, et d’ailleurs personne ne le remet en question ! Mais alors, comme la première cause de violence faites aux femmes sur ce même continuum, c’est la violence conjugale, faudrait-il abolir la conjugalité ? Un travail du sexe équitable est possible, mais faut-il s’en donner les moyens tout en ayant une approche pragmatique et laïque, permettant de lutter contre l’exploitation sexuelle et la traite humaine, tout en garantissant à tout·e·s les TDS nos droits communs. Évidemment et en amont, le combat pour la justice sociale, contre la pauvreté et pour une éducation accessible à tou·te·s doit être le socle de toute politique en la matière. Vraiment, il est temps d’en finir avec les uniques postures, aveuglements et enfermements idéologiques sur la prostitution/travail du sexe. L’approche moralisatrice des prohibitionnistes néo-abolitionnistes, comme la stratégie agressive des radicales de la décriminalisation, est un échec.
[1] Telle que l’approche compréhensive et non-jugeante du PIaMP (Programme d’intervention auprès des mineur·e·s prostitué·e·s) : https://www.facebook.com/lepiamp/posts/3520646464644139
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