Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Projet de satiété*

*Du latin Satis (assez), qui désigne la satisfaction et par conséquent la disparition d’un besoin par un acte consommatoire

Si on en croit une citoyenne interviewée récemment à l’émission À la mode Salvail, l’austérité serait une maladie venue d’Australie. Une maladie contagieuse qui infecterait le discours d’un nombre grandissant de politiciens et causerait des troubles envahissants du tissus social.

J’ai dans mon entourage une personne atteinte d’une autre maladie dévastatrice, celle-là beaucoup plus rare. Au contraire de l’austérité, cette condition appelée syndrome de Prader-Willy ne s’attrape pas ; c’est en fait une maladie génétique caractérisée par un trouble grave du comportement alimentaire. Le problème vient du fait que certains gènes localisés sur le chromosome 15 des personnes atteintes ne s’expriment pas. Leur silence empêche le signal de satiété de se faire entendre comme il le devrait lorsque l’estomac est rempli à pleine capacité. Chez ces personnes, la faim n’a pour ainsi dire pas de fin. C’est ainsi que les Prader-Willy développent une véritable obsession pour la boustifaille, un désir brutal et insatiable qui les pousse à se lever la nuit pour mettre la main sur de la nourriture, n’importe quelle nourriture : chaude, froide, surgelée, congelée, même celle destinée aux meilleurs amis de l’homme ! Sans contrôle extérieur pour freiner cette surconsommation, les individus atteints développent invariablement une condition d’obésité dégénérative qui réduit dramatiquement leur espérance de vie.

La vision d’un être humain se gavant jusqu’à se faire exploser les entrailles est pour moi un spectacle difficilement soutenable. Pourtant, ce malaise n’est rien en comparaison de celui que je ressens de plus en plus souvent par la simple observation du comportement de mes semblables, ceux que l’on appelle couramment « les consommateurs ». Le malaise m’envahit chaque fois que je traverse ces méga-centres commerciaux remplis à craquer de gens qui ont craqué pour tellement de choses inutiles qu’ils n’ont pas assez de mains pour les transporter. Il m’envahit aussi devant ces publicités chantant l’apologie de l’insatisfaction permanente : « vous méritez plus, nous allons vous en donner plus et ensuite vous en voudrez plus, parce que, plus n’est jamais assez quand on peut économiser plus en achetant plus ».

Mais, lorsque les Gérald Fillion de ce monde prennent un air sérieux pour nous expliquer en termes simples et clairs que si le monde entier avait un rythme de consommation égal au nôtre, il faudrait non pas une mais deux autres planètes équivalentes à la Terre pour le soutenir, pour ensuite nous annoncer l’air satisfait : « bonne nouvelle, le nombre de transactions a atteint de nouveaux sommets dans le marché du détail »… là vraiment, j’en ai plus qu’assez.

A ces moments, je voudrais gravir le plus haut sommet de la plus haute montagne et crier aussi fort que me le permet ma petite voix qui ne porte pas : Mais n’êtes vous pas rassasié ? N’avez-vous pas assez consommé ? Et l’écho de me répondre alors avec sa voix de mère-grand aux longues dents : « Mais mon enfant, c’est pour mieux protéger l’économie croissante canadienne, qu’il faut consommer, consommer, consommer ».

Si à une époque, empêcher la famille était un sacrilège, aujourd’hui l’acte consommatoire est devenu LE devoir sacré de tout citoyen honnête. On jurerait que la société toute entière est atteinte d’une altération chronique de son chromosome 15, et que nous avons collectivement oublié l’existence même de la notion de satiété. Je préfère ici ne pas trop songer à la définition qu’obtiendrait, dans un vox pop, ce petit mot de 7 lettres, entré dans le langage il y a plus de 1000 ans.

Mais la bêtise de la rue n’a d’égale que celle des élus, qui non contents de poser le mauvais diagnostic se proposent de prescrire à leurs concitoyens non pas un remède mais bien une maladie. Cette grande opération de rigueur budgétaire, qui consiste à priver l’état de ses organes vitaux dans des domaines comme l’éducation, l’environnement, la culture et la santé n’a au fond qu’un seul et unique objectif : réduire la société à une collection d’individus consommateurs dont la principale fonction sera de se mettre au service de la bête économique. Loin de nous sortir du gouffre, le bistouri de l’austérité contribuera à nous y enfoncer, aggravant les problèmes sociaux et environnementaux que le culte de la consommation et de l’économie de croissance engendre.

En fin de compte, ce n’est pas de mesures d’austérité dont notre société souffrante a besoin, mais bien d’un « projet de satiété », qui nous amènerait à nous satisfaire des richesses que nous offre notre territoire et à les partager pour que tous, incluant les moins nantis d’entre nous, puissent enfin se sentir rassasiés.


Andrée Gendron
Biologiste, citoyenne, Homo sapiens
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À propos de l’auteure :

L’ auteure est biologiste et travaille dans le milieu de la recherche scientifique. Elle s’intéresse aux réflexions visant à trouver des alternatives viables au modèle économique fondé sur la croissance et la surconsommation. En tant que citoyenne, elle s’est impliquée activement dans son milieu pour favoriser la préservation du patrimoine naturel. Elle a co-fondé le Projet Rescousse, un organisme sans but lucratif consacré à la protection de la biodiversité (www.rescousse.org).

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