On s’intéressera ici à un seul aspect particulier : le rapport à la violence ou, devrait-on dire, aux violences, car il convient de distinguer la violence perçue, la violence fantasmée et la violence réelle.
La violence fantasmée, celle qui fait frémir le bon bourgeois, est une rumeur amplifiée, répétée en boucle, utilisant de façon fort opportune les quelques vitrines cassées par des groupuscules qui n’ont rien à voir avec les revendications des contestataires, et elle est montrée comme étant la résultante première sinon unique de l’activité des mouvements sociaux. En conséquence et à force, elle finit par être totalement identifiée à l’activité desdits mouvements sociaux. En cela, les processus à l’œuvre, tant dans le monde politique dominant que dans le monde médiatique, sont tout à fait comparables en France en 2018 et au Québec en 2012.
De la même manière, on s’acharne à exiger des représentantEs des mouvements de contestation qu’elles et ils condamnent cette violence et on fait l’impasse sur la répression ainsi que sur la violence d’État, pourtant à l’origine des manifestations.
Au Québec, en 2012, l’Association pour une solidarité syndicale étudiante refusait de dénoncer la violence afin de ne pas faire dévier le débat sur un sujet secondaire. En France, en 2018, on la condamne directement.
Au Québec, en 2012, on dénonçait, du côté des manifestantEs, la violence de la police. En France, en 2018, on en réclame plutôt la protection. Au Québec, en 2012, les manifestantEs se dissociaient de la violence des quelques casseurs en les isolant ou en s’en éloignant. En France, en 2018, on réclame un cordon de sécurité pour isoler les manifestantEs des casseurs.
Cette distanciation des mouvements sociaux par rapport aux groupuscules perturbateurs a surpris un temps la bonne bourgeoisie, mais cette dernière a vite trouvé la parade en faisant pérorer des « commentateurs », lesquels diffusent maintenant l’idée qu’il y a une frange importante parmi les manifestantEs qui soutiennent les casseurs et que les vitrines cassées sont le fait des éléments extrêmes d’un seul et même mouvement, le mouvement de contestation sociale.
En France aujourd’hui, tout comme au Québec en 2012, on soumet la contestation à la même injonction paradoxale : manifestez pacifiquement et ne tolérez pas la violence, mais vous pouvez être certainEs que nous ne bougerons pas à moins d’y être forcés. En bref : seule la violence pourrait nous faire changer, mais la violence nous confirme dans notre intention de ne pas changer, donc de réprimer.
En France aujourd’hui, comme au Québec en 2012, personne sauf les manifestantEs ne dénonce la violence d’État : la précarité institutionnalisée, le chantage à l’activité, la destruction du code du travail, la réduction des aides de toute sorte et le renforcement de la subvention aux plus riches, l’application de taxes régressives (touchant les plus pauvres) et la réduction de la fiscalité des fortunes, etc. Cette violence-là, les gouvernants la nient et les médias grand public font comme si elle n’existait pas.
La violence des casseurs est bien réelle, mais elle est circonscrite et micro-locale. La violence fantasmée est composée d’une part par l’amplification itérative de ces images micro-locales et de l’autre par la perception exagérée et sans cesse relayée par les médias grand public de frustration et de danger quand les grévistes exercent ce qui est leur droit le plus fondamental pour affronter la destruction du filet social. La protection sociale pour laquelle il a fallu se battre est d’ailleurs présentée comme étant un privilège, par un retournement de sens dont la bourgeoisie possède un art consommé, alors que les privilèges des riches sont présentés, selon le même processus, comme un droit inaliénable, accessible à tous. À condition, oublie-t-on de préciser, d’être né de la cuisse de Jupiter, comme le bon prince-président et sa caste.
La violence d’État est tue, camouflée, minimisée, angélisée sous les oripeaux des vertus individuelles, alors qu’elle est bien réelle, généralisée et systémique. Elle s’applique à grande échelle dans ses effets délétères (faim, isolement, détresse psychologique extrême, maladie, dénuement) à toutEs les fonctionnaires si utiles au service public, à toutes les ouvrières et ouvriers, à toutes les personnes âgées, aux chômeuses et chômeurs, aux sans-abris, aux artisanEs, à toutEs laisséEs-pour-compte de l’économie du tout au marché, obligéEs de se vendre corps et âmes aux prédateurs mercantiles dont l’État, qui n’a pas rapetissé mais a seulement changé de vocation, s’est fait le chevalier servant.
Francis Lagacé
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