Édition du 18 juin 2024

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Arts culture et société

La Grève d'Eisenstein

L’action se déroule dans une usine de la Russie tsariste en 1912. Les conditions de travail sont insupportables, les cadences infernales et les salaires dérisoires. Parmi les travailleurs de l’usine, la révolte commence à gronder. Un ouvrier est accusé, à tort, d’avoir subtilisé un micromètre. Incapable de porter l’odieux de cette fausse accusation, il décide de s’enlever la vie. La grève est déclenchée sur-le-champ.

Le film se divise en six chapitres.
1er chapitre : Le calme règne dans l’usine.
2ième chapitre : Le prétexte à la grève se produit.
3ième chapitre : La production industrielle est arrêtée.
4ième chapitre : La grève traîne en longueur.
5ième chapitre : La provocation.
6ième chapitre : La liquidation du mouvement gréviste.

Dans ce film muet, il y a l’illustration d’une belle progression de la dynamique des événements qui entourent un conflit social dans lequel les intérêts des protagonistes sont diamétralement opposés. Dans l’usine-masse, la colère règne à l’état larvé. Il se produit un événement qui sert de prétexte au déclenchement des hostilités ouvertes. Les grévistes formulent leurs revendications. Les patrons répondent de manière hautaine et méprisante aux demandes ouvrières. La lutte se poursuit. La répression de l’arrêt de travail se déclenche et prend une grande ampleur. Des éléments du lumpenprolétariat sont utilisés en vue de corrompre les grévistes. Finalement, les forces de l’ordre viennent à bout de la grève en la réprimant sauvagement. Une analogie est faite avec une cruelle boucherie d’animaux. 

La grève apparaît ici dans sa logique dialectique avec ses causes et ses effets pour chacun des groupes sociaux en présence. Les pertes et les gains sont également présentés autant du côté des exploités que de celui des dirigeants de l’entreprise. Nous assistons à une production artistique qui vise très clairement à faire comprendre ce phénomène social qu’est la grève industrielle. La démonstration utilise une logique d’opposition binaire. Les héros du peuple se confondent avec la masse des grévistes qui n’a rien à se reprocher, alors que les membres du clan des salopards (les patrons, les traîtres, les agents répressifs) sont caricaturés à outrance. Les contremaîtres sont serviles à l’endroit de leurs supérieurs hiérarchiques. Les propriétaires-capitalistes sont corpulents et insensibles à la souffrance des gagne-petits fortement exploités. Les grands directeurs de l’entreprise se rassemblent dans des salons chics. Ils passent beaucoup de temps à boire et à fumer le cigare. Les traîtres à la classe ouvrière (la « racaille »), sont prêts à se vendre pour commettre divers méfaits défavorables aux grévistes. Eisenstein gratifie certains odieux personnages d’un surnom qu’il puise à même un bestiaire horrifiant (la « Chouette », la « Guenon », le « Bulldog », etc.). Pour chacune des personnes ainsi caractérisée, défile à l’écran l’image de l’animal qui lui correspond.

Eisenstein n’a que 26 ans quand il réalise ce premier long métrage. La révolution bolchévique en est à sa première décennie. Des débats théoriques animent et divisent certains membres influents de la communauté artistique communiste toujours à la recherche de « L’art prolétarien vrai ». 

Certaines images de ce film sont spectaculaires, d’autres extrêmement violentes. Le réalisateur nous présente des mouvements de foules et des émeutes complètement désordonnées. Il y a des batailles qui entraînent le décès de certaines personnes. Eisenstein expose son style cinématographique qu’il a qualifié de « cinéma coup-de-poing ». Par cette expression, il faut comprendre la présentation d’une série d’images qui ont un effet choc sur la pensée du spectateur ou de la spectatrice. Et des images susceptibles de produire un tel effet sur votre pensée, vous en verrez plusieurs durant ce film en noir et blanc. Il se clôt sur des images où on voit plusieurs cadavres de grévistes que résume une exhortation mémorable : « Ne l’oublie pas, prolétaire ! » 

Il est réellement dommage qu’Eisenstein soit mort si jeune (1898-1948) et qu’il n’ait pas été autorisé à réaliser une suite à son film La grève. Il aurait pu nous montrer comment, de 1917 jusqu’à la fin des années quarante, les syndicats ouvriers russes ont été subordonnés, absorbés et totalement contrôlés, d’abord par la Parti communiste et ensuite par l’état-parti. Je ne suis pas certain que celui qui se faisait qualifier de « Père des peuples » Joseph Staline, aurait accepté d’accorder des sous pour une œuvre cinématographique aussi puissante et subversive que celle d’Eisenstein. Quoi qu’il en soit, dès le début des années vingt, l’esprit révolutionnaire commençait à s’étioler chez certains hauts dirigeants communistes. Il n’y a que chez certaines personnes où une démarche artistique révolutionnaire semblait toujours subsister. Pour avoir osé tenir tête aux dirigeants, certains artistes l’ont payé très cher. Mais ça, comme dirait l’autre, c’est une autre histoire.

La Grève
Sergei Eisenstein
Russie : 1924 (réalisation) ; 1925 (sortie)

Yvan Perrier

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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