13 avril 2021 | tiré d’Entre les lignes entre les mots
| -* Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
L’émancipation des esclaves aux États-Unis ainsi que la lutte des Irlandais·es et des Polonais·es contre leur oppression nationale constituent des moments importants dans l’élaboration des thèses de Friedrich Engels et de Karl Marx sur la nécessité d’un mouvement ouvrier s’organisant de façon indépendante de la bourgeoisie et sur la question nationale comme levier pour assurer cette indépendance. Leur compréhension des rapports nationaux, qui sont imbriqués avec les rapports de classe, a été nourrie par leurs nombreux combats au sein de l’Association internationale des travailleurs (AIT), la 1re Internationale, en particulier dans le mouvement ouvrier du Royaume-Uni. Ils comprenaient que, pour assurer l’indépendance du mouvement ouvrier à l’égard de la bourgeoisie, il importait que non seulement le mouvement lutte pour les droits politiques, sociaux et économiques des groupes opprimés, mais aussi qu’il promeuve leur libération nationale, laquelle est une condition à l’émancipation même de la classe ouvrière de la nation dominante. Si le mouvement ouvrier ne fait pas la promotion des droits des groupes opprimés, alors les révolutionnaires doivent envisager de créer des organisations ouvrières des groupes opprimés sur une base nationale, non uniquement en fonction de l’État tel qu’il existe, ce siège du pouvoir politique.
Il n’y a donc pas, chez Engels et Marx, de fétichisme en ce qui concerne l’organisation du mouvement ouvrier. L’idée que dans un État, il faut une organisation unifiant les classes ouvrières pour la prise du pouvoir, n’est valide que dans la mesure où le mouvement ouvrier de la nation dominante est révolutionnaire, c’est-à-dire qu’il fait siennes les revendications des dominé·es. Dans le combat contre le réformisme nationaliste anglais des trade unions britanniques, Engels s’oppose, dans le cadre de l’AIT, à ce que les travailleur·euses irlandais·es soumettent leur propre organisation aux organisations ouvrières britanniques : « Les Irlandais, comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association que comme les égaux des membres de la nation dominante, et en protestant contre l’oppression (4) » Aussi, la classe ouvrière irlandaise de Grande-Bretagne doit maintenir ses propres organisations indépendantes du conseil fédéral britannique :
Si les membres d’une nation dominante invitent la nation qu’ils ont conquise et oppriment encore à oublier sa nationalité et sa position spécifique, à « faire abstraction de distinctions nationales », etc., ce n’est pas de l’internationalisme, c’est tout simplement leur prêcher la soumission au joug et tenter de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous prétexte d’internationalisme. C’est sanctionner la croyance, trop répandue parmi les travailleurs anglais, qu’ils sont des êtres supérieurs en comparaison des Irlandais, et constituent une aristocratie tout autant que les Blancs déclassés des États esclavagistes se considèrent l’être vis-à-vis des Noirs. Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit être nécessairement basé sur une organisation nationale distincte.
[…] En outre, les sections irlandaises d’Angleterre ne peuvent pas être séparées des sections irlandaises d’Irlande ; il n’est pas possible, en effet, que certains Irlandais dépendent d’un conseil fédéral à Londres et d’autres d’un conseil fédéral à Dublin. Les sections irlandaises d’Angleterre sont notre base d’opérations en ce qui concerne les travailleurs irlandais en Irlande ; elles sont plus avancées, se trouvant placées dans des conditions plus favorables, et le mouvement et la propagande en Irlande ne peuvent être organisés que par leur intermédiaire. Allons-nous donc détruire délibérément notre propre base d’opérations et anéantir l’unique moyen par lequel l’Irlande peut être effectivement gagnée à l’Internationale ? Car il ne faut pas oublier que les sections irlandaises, à bon droit, ne consentiront jamais à renoncer à leur organisation nationale distincte et à se soumettre au conseil britannique (5).
L’intervention d’Engels semble être une véritable hérésie sur le plan de l’organisation des classes ouvrières si on s’en tient à une interprétation étroite du marxisme (qu’il soit prétendument léniniste ou pas).
Cette position d’Engels et de Marx est peu connue ou délibérément mise sous le boisseau au profit de thèses sur leur incapacité à penser ou à comprendre les questions nationales ou, dans le meilleur des cas, sur leur volonté à s’en servir de façon strictement instrumentale, c’est- à-dire totalement subordonnée à la question de classe quand, dans leur vision, elle est inextricablement liée à la question des classes sociales. Elle est même décisive pour développer la conscience révolutionnaire aussi bien chez la classe ouvrière de la nation dominante que chez celle de la nation dominée. C’est peut-être ce qui explique que les textes d’Engels et de Marx sur l’Irlande n’ont jamais été publiés en français dans leur intégralité. Ils donnent un tout autre aperçu de la façon dont ils concevaient la lutte politique et, par conséquent, la lutte contre l’oppression nationale.
Comment expliquer cette absence de traduction en français des textes d’Engels et de Marx sur la question irlandaise ?
En France, les questions nationales ne semblent pas exister, seulement, prétend-on, des questions « régionales » ! L’intérêt n’y était donc pas. En Belgique, parce que les francophones ont historiquement dominé l’État, les textes d’Engels et de Marx sur l’Irlande auraient pu leur poser problème sur la question de leurs rapports avec les Flamand·es et les positions politiques à développer pour combattre l’oppression historique subie par les néerlandophones. Au Québec, c’est la faiblesse même du marxisme qui explique la non-traduction des textes d’Engels et de Marx, et un certain désintérêt aussi dans la mesure où le « marxisme » a été dominé par ses variantes staliniennes, lesquelles supposaient que la question nationale avait déjà trouvé sa solution, quand elles ne niaient pas l’existence même d’une nation opprimée (elle n’était même pas une nation, selon les critères empruntés à Staline (6) : elle devait rester subordonnée à la question de classe au profit d’un prolétariat mythique, à la fois asexué et non national (pancanadien), et cela, même si la classe ouvrière québécoise s’était dotée de ses propres organisations syndicales indépendantes de celles de la classe ouvrière du Canada anglais. Aux Antilles françaises et aux autres collectivités outre-mer ainsi qu’en Afrique francophone, c’étaient la question coloniale et l’impérialisme qui étaient au centre des préoccupations.
Bref, ces textes pourtant fondamentaux n’ont été connus que de façon partielle. Pourtant, au Québec, beaucoup lisent l’anglais et la compilation publiée par Progress Publishers (7) aurait pu susciter un certain intérêt. Cela n’a guère été le cas, y compris chez les organisations marxistes (trotskistes) favorables à l’indépendance du Québec. Peut-être parce que ces textes donnent une image passablement différente de la politique révolutionnaire telle que conçue par Engels et Marx et exigent une remise en question de certaines idées reçues. Pour l’essentiel, ces organisations s’appuyaient sur les thèses de Lénine (8) et, par conséquent, se limitaient à défendre le droit à l’autodétermination nationale des Québécois·es au Canada anglais sans revendiquer l’indépendance du Québec. Mais au Québec, elles promouvaient l’indépendance nationale, car c’était aux Québécois·es de le faire dans le cadre d’une organisation révolutionnaire pancanadienne ! La libération nationale du Québec ne semblait pas être le levier par excellence de la révolution socialiste au Canada. Ce sont sans doute les mêmes raisons qui expliquent que les analyses d’Engels et de Marx n’ont pas donné lieu « à autant de débats qu’on aurait pu s’y attendre » dans le monde anglo-saxon (9), et cela, même si elles ont été décrites comme essentielles par Lénine dans ses écrits sur l’autodétermination nationale (10).
Or, les textes rassemblés sur l’Irlande, comme ceux sur la guerre civile états-unienne qui ont été publiés par les mêmes éditeurs, nous indiquent autre chose : l’attitude par rapport à l’oppression nationale permet de juger si le mouvement ouvrier est révolutionnaire ou pas. S’il ne l’est pas, alors les classes ouvrières des nations dominées doivent s’organiser indépendamment de lui, si ce n’est contre lui. L’indépendance nationale d’une nation dominée peut et doit être une revendication du mouvement ouvrier aussi bien de la nation dominée que de la nation dominante. Elle est fondamentale pour permettre à ce mouvement de combattre la bourgeoisie de la nation dominante et, dans le cas de la bourgeoisie de la nation dominée, de la concurrencer sur un terrain qui est habituellement le sien, sinon cela constitue une entrave à l’indépendance politique de la classe ouvrière des nations dominante et dominée à l’égard de « leurs » bourgeoisies respectives. Enfin, la politique révolutionnaire ne tombe pas du ciel, elle s’inscrit dans des rapports sociaux nationaux, de sexe et de classe imbriqués qui évoluent sans cesse, ce qui oblige à repenser continuellement les revendications en fonction du niveau des consciences et de la dynamique des luttes.
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Engels et Marx n’ont jamais accordé une prééminence à la nation, y compris lorsqu’ils ont pris position en faveur de l’indépendance nationale de l’Irlande et de la Pologne. Les bases mêmes de leur analyse du développement des sociétés (« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes (11) ») n’accordent que très peu de valeur à la question de la nation en soi, tout simplement parce que la nation résulte elle-même historiquement de luttes entre les différentes classes sociales.
De plus, ces mêmes bases les amènent à opposer au nationalisme – une idéologie de rassemblement des classes sociales, une idéologie bourgeoise –, l’internationalisme prolétarien, c’est-à-dire une solidarité de classe, celle du prolétariat, par-delà les frontières nationales. Déjà, dans L’idéologie allemande (12), leur première élaboration du matérialisme historique, le concept d’universalisme prolétarien est opposé à celui de nationalisme. C’est en continuité avec cette thèse que Marx, dans un discours à Londres à un meeting international organisé par les Fraternal Democrats pour marquer le dix-septième anniversaire de la révolution polonaise de 1830, affirmait : « La victoire du prolétariat sur la bourgeoisie sera en même temps la victoire sur les conflits des nations et des économies qui, de nos jours, poussent chaque peuple contre l’autre. La victoire du prolétariat sera donc le signal de la libération de tous les peuples opprimés. » Conséquemment, la tâche des chartistes, c’est-à-dire du mouvement politique ouvrier qui s’est développé au Royaume-Uni au milieu du 19e siècle, n’était pas de « formuler de vœux pieux pour la libération des nations », mais de renverser leurs « propres ennemis à l’intérieur (13) ».
Leur prise de position pour l’émancipation nationale de l’Irlande découle des mêmes prémisses : « Le peuple qui subjugue un autre peuple forge ses propres chaînes (14). » La libération nationale des Irlandais·es devient une tâche nécessaire pour que la classe ouvrière anglaise puisse se libérer du nationalisme anglais – une idéologie qui la lie et la soumet à sa propre bourgeoisie. « L’antagonisme national entre travailleurs anglais et irlandais a été jusqu’à présent un des principaux obstacles sur la voie de tout mouvement tenté en faveur de l’émancipation de la classe ouvrière (15). » Aussi, pour la classe ouvrière anglaise, « l’émancipation nationale de l’Irlande n’est pas pour elle une question of abstract justice or humanitarian sentiment , mais au contraire the first condition of their own social emancipation [la première condition de sa propre émancipation sociale] (16) ». Autrement dit, l’indépendance de l’Irlande est un préalable à l’émancipation ouvrière en Grande-Bretagne, à celle du prolétariat anglais.
Dans une lettre à Kugelmann, Marx explicite sa pensée sur les liens entre la nécessaire libération nationale de l’Irlande et l’émancipation sociale de la classe ouvrière anglaise :
Je suis de plus en plus arrivé à la conviction – et il ne s’agit que de l’inculquer à la classe ouvrière anglaise qu’elle ne pourra jamais rien faire de décisif, ici en Angleterre, tant qu’elle ne rompra de la façon la plus nette, dans sa politique irlandaise, avec la politique des classes dominantes ; tant qu’elle ne fera non seulement cause commune avec les Irlandais, mais encore ne prendra l’initiative de la dissolution de l’Union forcée de 1801 (17) et de son remplacement par une confédération égale et libre. Le prolétariat anglais doit suivre cette politique non par sympathie pour l’Irlande, mais parce que c’est dans son propre intérêt. Sinon le peuple anglais continuera à être tenu en lisière par les classes dirigeantes, car c’est lui qui est contraint de se rallier à elles pour faire front contre l’Irlande.Tout mouvement populaire en Angle- terre même est paralysé d’avance par le différend avec les Irlandais qui forment, en Angleterre même, une fraction très importante de la classe ouvrière. Ici, la première condition de l’émancipation – le renversement de l’oligarchie foncière anglaise – reste impossible, car on ne pourra emporter la place d’assaut tant que les seigneurs fonciers garderont en Irlande leurs avant-postes fortement retranchés. Par contre, dès que le peuple irlandais prendra en main sa propre cause, dès qu’il sera devenu son propre législateur, dès qu’il se gouvernera lui-même et jouira de son autonomie, l’anéantissement de l’aristocratie foncière (en grande partie les mêmes personnes que les landlords anglais) deviendra infiniment plus facile qu’ici. En Irlande, le problème n’est pas seulement d’ordre économique : c’est la question nationale qui se pose en même temps, car, en Irlande, les landlords ne sont pas, comme en Angleterre, les dignitaires et les représentants traditionnels, mais les oppresseurs exécrés de la nation irlandaise. Et c’est non seulement l’évolution sociale intérieure de l’Angleterre qui est paralysée par les rapports existant avec l’Irlande, mais c’est encore sa politique extérieure et surtout sa politique envers la Russie et les États-Unis d’Amérique (18).
En fait, pour Marx, l’antagonisme qui oppose les ouvrier·ères anglais·es et irlandais·es « constitue le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise en dépit de sa bonne organisation ». Dans sa lettre à Meyer et à Vogt d’avril 1870, Marx soutient que l’émancipation de la classe ouvrière anglaise dépend de la capacité de cette classe à se libérer du nationalisme anglais, condition indispensable à la formation d’une conscience de classe.
Affirmer que l’émancipation de l’Irlande est la première condition à l’émancipation sociale de la classe ouvrière anglaise, c’est soutenir que pour se libérer de ses chaînes, cette classe doit absolument rompre avec sa propre bourgeoisie « nationale » et son nationalisme, une idéologie de collaboration de classes. Cette collaboration de classes s’effectue au détriment de la solidarité de classe avec la classe ouvrière irlandaise.
L’appui à la cause irlandaise ne répond donc pas à des motifs d’ordre national ; il est fonction de l’émancipation ouvrière.
La justification de l’appui à la cause polonaise semble à première vue davantage d’ordre stratégique, ou même instrumentale, que l’appui à l’indépendance de l’Irlande – c’est du moins ce que plusieurs commentateur·trices des travaux de Marx et d’Engels ont soutenu. Comme la Russie tsariste est la puissance réactionnaire par excellence de l’Europe, l’émancipation nationale polonaise porterait un dur coup à la Russie. Cette émancipation serait un facteur de désagrégation de l’Empire russe, d’affaiblissement de cette puissance contre-révolutionnaire, ce qui pourrait, potentiellement, ouvrir la voie à l’émancipation sociale des classes ouvrières de l’Europe tout entière. Pour Marx et Engels, les révolutions de 1848 ont nettement montré le rôle que jouait la Russie comme facteur de stabilisation de l’ordre social réactionnaire en Europe (19). Toutefois, cette interprétation, qui a un fondement dans des écrits de Marx, omet le fait que, pour Engels et Marx, la « libération de l’Allemagne ne peut donc pas être réalisée sans qu’on libère la Pologne de l’oppression allemande (20) ». D’autant plus que « la puissance dont un peuple a besoin pour opprimer l’autre se retourne en fin de compte contre lui », réaffirme Engels en 1874 (21), ce qui est une entrave à sa propre révolution. Rappelons que la Pologne était dépecée, partagée entre la Russie, la Prusse et l’Autriche-Hongrie. Ce qui a généré plusieurs insurrections contre les occupants, pour la réunification et l’indépendance du pays : 1830, 1848 et 1863.
Aussi longtemps qu’un peuple viable est enchaîné par un conquérant extérieur, il utilise obligatoirement tous ses efforts, toute son énergie contre l’ennemi extérieur ; sa vie intérieure est paralysée, il est incapable d’œuvrer à son émancipation sociale (22).
Autrement dit, la lutte pour des objectifs nationaux donne une impulsion au nationalisme, lequel masque les conflits de classe et remplace la solidarité des classes laborieuses par la solidarité nationale entre des classes censément antagonistes, ce qui constitue une entrave à l’émancipation.
Les questions nationales sont donc jugées essentiellement à travers le prisme des luttes de classes, lesquelles sont comprises à la fois comme internationales et nationales. À chaque époque de ces luttes appartiennent des questions nationales particulières, et les réponses à ces questions sont nécessairement fonction de la configuration particulière dans laquelle se déroulent les luttes.
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« Les ouvriers n’ont pas de patrie. […] Bien qu’elle ne soit pas, quant au fond, une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie en revêt cependant la forme (23). » Pour déchiffrer ce que Marx et Engels veulent dire, il faut comprendre ce qu’ils entendent par le terme de « nation ». Pour eux, la « nation » désigne la population d’un État. Souvent, ils ne distinguent pas l’État-nation, forme de l’État bourgeois, de la nation. En fait, comme le souligne Roman Rosdolsky, la lutte « nationale » du prolétariat concerne la prise du pouvoir d’État et ne passe pas par une lutte nationaliste ou n’exprime pas une indifférence aux questions nationales (24). Si, pour Marx et Engels, le prolétariat doit « s’ériger en classe nationale dirigeante », « devenir lui-même la nation », il doit d’abord se dresser dans les frontières des États nationaux, c’est-à-dire prendre le pouvoir, s’ériger en classe dirigeante à l’intérieur des États existants. C’est pourquoi le prolétariat sera provisoirement « encore national ». Pour Roman Rosdolsky, cette analyse n’implique pas « l’élimination de la formation linguistique/ethnique existante. […] Dans une société où, selon les termes du Manifeste, « l’autorité publique perd son caractère politique », où l’État en tant que tel « dépérira », il ne peut en tout cas plus y avoir de place pour des États nationaux distincts (25) ».
Les ouvriers n’ont pas de patrie parce que l’État national bourgeois est un instrument d’oppression qu’ils doivent détruire au profit d’un État ouvrier voué à l’internationalisation et au dépérissement. Pour Marx et Engels, l’État-nation bourgeois ne représentait qu’une phase du développement historique, une phase certes nécessaire, mais transitoire.
Il s’agit de la phase bourgeoise, car, « du seul fait qu’elle est une classe et non plus un ordre, la bourgeoisie est contrainte de s’organiser sur un plan national et non plus sur le plan local, et de donner une forme universelle à ses intérêts communs (26) ».
En fait, parce que le développement du capitalisme est inégal, des États-nations et des empires coexistaient dans l’Europe du 19e siècle, soit des formes d’États modernes et des formes « désuètes » , lesquelles sont des entraves au développement social et politique des classes sociales modernes, la bourgeoisie et le prolétariat. C’est uniquement à la suite de la Première Guerre mondiale que disparaîtront les empires en Europe (Autriche-Hongrie, Allemagne, Russie, Empire ottoman). Or, en 1848, pour Marx et Engels, l’une des tâches des révolutionnaires était de lutter pour faire triompher la révolution bourgeoise démocratique. Dans cette conjoncture historique précise, le mouvement ouvrier devait lutter pour l’apparition d’États nationaux nouveaux et unifiés, particulièrement en Italie et en Allemagne.
Cela peut sembler paradoxal puisque, pour construire une société socialiste qui détruira l’organisation en États, a fortiori, en États nationaux, le mouvement ouvrier devait, au milieu du 19e siècle, plonger dans la lutte pour créer de nouveaux États-nations bourgeois. Ce n’est qu’une apparence de paradoxe puisque chaque ère historique commande des tâches, des revendications et des formes de lutte précises. C’est pourquoi, avant 1848, Marx et Engels envisageaient une alliance de classe du prolétariat avec la bourgeoisie contre les classes et les ordres sociaux dominants de l’époque, à savoir les grands propriétaires terriens, la noblesse, les monarques et leurs bureaucraties.
Donc, l’engagement dans les révolutions démocratiques, dont la forme et l’idéologie sont nationales – il est question ici de révolutions nationales ou démocratiques bourgeoises –, posait inévitablement la question des alliances de classes dans la lutte pour la démocratie politique, c’est-à-dire dans l’établissement d’un État-nation bourgeois.
La leçon tirée des échecs révolutionnaires de 1848 va entraîner Marx et Engels à refuser désormais les alliances « démocratiques » des classes. Elle renforcera chez eux l’idée d’une opposition irréconciliable entre la bourgeoisie et le prolétariat, d’où la nécessité de l’action politique ouvrière indépendante de la bourgeoisie. La circulaire écrite en 1850 pour relancer la Ligue des communistes appelle à la vigilance contre « les petits bourgeois démocrates », car « les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible ». L’Adresse au conseil central de la Ligue des communistes allemands souligne qu’au « lieu de se ravaler une fois encore à servir de claque aux démocrates bourgeois, les ouvriers, et surtout la Ligue, doivent travailler à constituer, à côté des démocrates officiels, une organisation distincte, secrète et publique du parti ouvrier, et faire de chaque communauté le centre et le noyau de groupements ouvriers où la position et les intérêts du prolétariat seraient discutés indépendamment des influences bourgeoises ». Bref, « l’organisation autonome d’un parti du prolétariat » est vitale pour mener jusqu’à son terme la révolution, car « il est de notre intérêt et de notre devoir de rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives (27) ».
Ainsi, pour Marx, la défaite des révolutions de 1848 atteste que la bourgeoisie est désormais incapable de diriger les révolutions nationales démocratiques, rôle qu’elle avait joué lors des révolutions anglaise, française et états-unienne. La classe ouvrière était d’ores et déjà trop puissante. Par peur de cette classe, la bourgeoisie préfère s’allier avec l’ancien ordre des choses, passer des compromis avec la monarchie et la noblesse au détriment même de la démocratie. Ce n’étaient pas uniquement les méthodes de lutte qui distinguaient désormais ces deux classes !
Du point de vue de Marx et d’Engels, l’expérience de la Commune de Paris en 1871 renforce encore plus le caractère irréconciliable de l’antagonisme des classes. Dans son analyse de la Commune (28), non seulement Marx pose les bases d’une analyse de la dictature du prolétariat (État ouvrier), donc de la destruction de l’État national, mais décrit aussi le nationalisme comme une mystification, car le gouvernement national, le gouvernement de Versailles, s’est allié aux troupes ennemies d’occupation contre sa propre classe ouvrière, la classe ouvrière parisienne.
Le plus haut effort d’héroïsme dont la vieille société soit encore capable est une guerre nationale, et il est maintenant prouvé qu’elle est une pure mystification des gouvernements, destinée à retarder la lutte des classes, et si on se débarrasse de cette mystification, aussitôt cette lutte de classes éclate en guerre civile. La domination de classe ne peut plus se cacher dans un uniforme national ; les gouvernements nationaux ne font qu’un contre le prolétariat (29).
La classe dominante française s’est appuyée sur une armée étrangère pour mater sa propre classe ouvrière « nationale ».
L’expérience de 1871 renforce la leçon tirée des révolutions de 1848. À cette étape du développement du capitalisme, la classe bourgeoise a trop à perdre pour diriger la lutte pour la constitution d’États nationaux sans faire de compromis avec les forces de la réaction (noblesse, royauté, propriétaires fonciers, etc.). Seule la classe ouvrière peut le faire. Or, la Commune de Paris a posé d’emblée la question de la dictature du prolétariat, c’est-à-dire de l’État ouvrier, de la révolution sociale. La dynamique révolutionnaire est telle que la mobilisation de la classe ouvrière à des fins démocratiques bourgeoises déborde inéluctablement les limites de la démocratie bourgeoise nationale et, rapidement, cette classe lutte en son nom propre et pour ses propres buts et intérêts. Le nationalisme est d’autant plus rejeté que les possibilités d’alliances de classe pour des buts révolutionnaires n’existent pratiquement plus.
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Pour Marx et Engels, l’histoire mondiale est façonnée par la lutte des classes et non par les affrontements nationalistes, même si les luttes des classes en revêtent l’aspect.
Hélène Carrère d’Encausse avait raison d’affirmer que les héritier·ères de Marx et d’Engels n’ont pas trouvé de théorie nationale cohérente dans leur patrimoine (30). On ne trouve pas non plus, chez ces auteurs, une théorie sur la question tribale à l’époque du communisme dit primitif.
Pour Marx et Engels, la nation est elle-même un produit de la lutte des classes. Il ne peut exister chez eux une théorisation nationale indépendante de celle de la lutte des classes sociales. Concernant le marxisme, c’est peut-être l’un des plus grands faux débats.
Lorsqu’en 1875 la social-démocratie allemande exprimait, dans le programme approuvé à Gotha, son internationalisme en ces termes : « La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d’abord dans le cadre de l’État national, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples », Marx dans sa Critique qualifiait « d’étroitement national » le point de vue du nouveau parti ouvrier. Il est « absolument clair, argumentait-il, que la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe, ceci étant son champ de bataille immédiat ». Dans ce sens, de par sa forme, la lutte des classes est nationale, « non pas quant à son contenu (31) ». Puisque tout pays fait partie du marché mondial et du système des États, ce qu’il faut opposer à ce tout mondial, ce ne sont pas des phrases creuses sur la fraternité des peuples, mais c’est la solidarité réelle des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes. Marx explique ainsi sa pensée :
Le « cadre de l’État national actuel », par exemple l’Empire allemand, entre lui-même, à son tour économiquement, « dans le cadre » du marché universel, et politiquement « dans le cadre » du système des États. […]
Et à quoi le parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ? À la conscience que le résultat de son effort « sera la fraternité internationale des peuples » – expression ronflante empruntée à la bourgeoise Ligue de la liberté et de la paix, que l’on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande, pas un mot ! Et c’est ainsi qu’elle doit faire paroli face à sa propre bourgeoisie, fraternisant déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays (32).
L’internationalisme prolétarien est donc le fondement constitutif de la problématique marxiste à l’égard des questions nationales.
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Si Marx a travaillé à convaincre le conseil général et d’autres sections de l’AIT de soutenir la lutte de la Irish Republican Brotherhood (Fraternité républicaine irlandaise – FRI) (33) et s’il a intégré une analyse de l’Irlande dans son analyse du capitalisme, cela découle du fait qu’Engels et lui ont étudié l’Irlande en profondeur. Ils ont rencontré les dirigeants fenians. Ils étaient des lecteurs assidus des journaux nationalistes irlandais (modérés et radicaux), comme la Nation, le Irish People et le Irishman (34). Autant Marx qu’Engels entretenaient des liens personnels et politiques avec des Irlandais·es. Engels s’est rendu en Irlande à plusieurs reprises et la fille de Marx, Jenny, a écrit passionnément en 1870 sur le traitement des fenians emprisonnés (35).
De plus, il ne faut pas oublier le livre de jeunesse d’Engels (36). Dans cet ouvrage, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (37), Engels décrit en détail les conditions de vie et de travail abominables auxquelles sont soumis les ouvrier·ères en pleine révolution industrielle. Cependant, peu ont remarqué que, dans cet ouvrage, Engels répète souvent que les Irlandais·es représentent la frange la plus opprimée de la classe laborieuse en Angleterre. L’un de ses guides dans la découverte du Manchester ouvrier était Mary Burns, une ouvrière d’usine qui sera sa compagne pendant les deux décennies suivantes. Dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre, il mène une analyse subtile du rapport de la classe avec l’ethnicité/nationalité, abordant la question des travailleur·euses immigré·es irlandais·es sous plusieurs angles. Entre autres, il souligne que le « rapide développement de l’industrie anglaise n’aurait pas été possible si l’Angleterre n’avait disposé d’une réserve : la population nombreuse et misérable de l’Irlande ». Enfin, en 1843, avant que Marx et lui n’entament leur collaboration, Engels couvre, depuis Londres, le mouvement indépendantiste irlandais pour le compte d’un journal suisse, Der Schweizerischer Republikaner. Un article porte sur un meeting en plein air en Irlande où un vétéran du nationalisme, Daniel O’Connell, prononce un discours qui appelle à l’abolition de l’Union entre l’Irlande et l’Angleterre (38).
Les liens entre le nationalisme révolutionnaire en Irlande et l’internationalisme socialiste en Europe ont conduit à une redéfinition de l’internationalisme tel que théorisé à l’origine par Marx lors de la fondation de l’AIT et dans laquelle le fenianisme est crucial. Comme l’écrivait Engels dans un compte rendu de la réunion du conseil général du 14 mai 1872 :
Si les membres d’une nation dominante invitent la nation qu’ils ont conquise et oppriment encore à oublier sa nationalité et sa position spécifique, à « faire abstraction de distinctions nationales », etc., ce n’est pas de l’internationalisme, c’est tout simplement leur prêcher la soumission au joug et tenter de justifier et de perpétuer la domination du conquérant sous prétexte d’internationalisme. […] Dans un cas comme celui des Irlandais, le véritable internationalisme doit être nécessairement basé sur une organisation nationale distincte. Les Irlandais, comme les autres nationalités opprimées, ne peuvent entrer dans l’Association que comme les égaux des membres de la nation dominante et en protestant contre l’oppression (39).
Enfin, Engels a affirmé de façon énergique que « deux nations en Europe ont non seulement le droit, mais le devoir d’être nationalistes avant d’être internationalistes : les Irlandais et les Polonais. C’est lorsqu’ils sont bien nationalistes qu’elles sont vraiment internationalistes (40) ». Cette formulation étonnante suggère non seulement une imbrication, mais également une relation dialectique entre des formations politiques généralement considérées distinctes ou antinomiques. Ici, « le nationalisme de la nation opprimée se voyait donc uni dialectiquement à l’internationalisme prolétarien (41) ». Engels nous invite à être attentifs à la particularité de l’Irlande, un des deux seuls pays (avec la Pologne) qui nécessitent un internationalisme imbriqué dans un nationalisme anti- oppression et pour qui le nationalisme est paradoxalement une forme d’internationalisme (42).
Le contexte historique dans lequel cette nouvelle compréhension de l’internationalisme surgit, ce qui est déjà très clair pour Marx et Engels en 1869, est celui de la relation indissociable entre empire et capital, d’une part, et capitalisme et oppression nationale, d’autre part.
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Pour Marx, le fenianisme « se caractérise par une tendance socialiste (dans le sens négatif, en tant que dirigée contre l’appropriation du sol) et comme mouvement des classes inférieures (43) ». Le fenianisme (44) était un réseau transatlantique d’organisations – incluant la Confrérie des fenians aux États-Unis, la FRI en Irlande et celle en Grande-Bretagne : « Il est le fait en réalité d’Américains irlandais, d’Irlandais en Amérique. Ce sont eux les inspirateurs et les dirigeants (45). » Leur but avoué était de renverser la domination britannique en Irlande par des moyens violents afin d’y établir une république irlandaise indépendante. Au cours des années 1860, les membres de la FRI se préparaient à s’engager dans de nouvelles stratégies d’insurrection, dont des attaques militaires de type guérilla. Cela s’inscrivait dans une variété d’autres formes de lutte – création de nouveaux journaux nationalistes en Irlande, déclenchement et financement d’une rébellion militaire armée en Irlande, organisation d’un soulèvement à Kerry, à Cork, à Dublin et à d’autres endroits en 1867, organisation d’un raid au château Chester pour y saisir des armes et tentative de libérer des militants emprisonnés en Angleterre. En 1867, instituant le « gouvernement provisoire » de l’Irlande, les membres de la FRI annoncent leur « but [de] créer une république fondée sur le suffrage universel, et qui doit garantir à tous la valeur intrinsèque de leur travail ».
La presse britannique a décrit la lutte irlandaise comme du terrorisme. Les représentation – véhiculées dans les articles de journaux, les caricatures et la théorie politique – « racialisaient » couramment l’insurrection irlandaise en soutenant implicitement que le fenianisme était la manifestation de la barbarie irlandaise. Ces idées sur le terrorisme avaient plusieurs fonctions idéologiques : dépolitisation de la violence indépendantiste irlandaise et justification de la répression de l’État non seulement de la résistance feniane, mais aussi des protestations de la classe ouvrière britannique.
Considérer le fenianisme comme une forme de terrorisme justifiait l’utilisation de mesures contre-insurrectionnelles de répression extrême comme celles de la suspension répétée de l’habeas corpus en Irlande ainsi que le recours aux détentions prolongées des membres présumés de la FRI, l’utilisation de la photographie des prisonniers fenians au profit des forces de la répression, la collaboration de l’État avec l’Église catholique et l’invocation de l’état d’urgence pour rationaliser la violence contre les immigrant·es irlandais·es en Grande-Bretagne. En conséquence, pour Marx, les troubles en Irlande fournissaient « le seul prétexte du gouvernement anglais pour entretenir une grande armée permanente qui, en cas de besoin, comme cela s’est vu, a été lancée contre les ouvriers anglais après avoir fait ses études soldatesques en Irlande (46) ».
C’est dans le contexte de cette « panique feniane » que Marx reconsidère la libération nationale irlandaise et identifie l’Irlande comme « le point le plus faible (47) » de la Grande-Bretagne. Au fil de ses lettres, articles et notes de discours préparés pour les activités de l’AIT et ses diverses sections, Marx explique pourquoi l’indépendance de l’Irlande de la Grande-Bretagne est le catalyseur nécessaire à la révolution socialiste internationale. En 1870, il écrivait à Paul et Laura Lafargue :
Pour accélérer l’évolution sociale de l’Europe, il faut précipiter la catastrophe de l’Angleterre officielle. Pour cela, il faut frapper en Irlande : c’est son point le plus faible. La perte de l’Irlande, c’est la fin de l’« Empire » britannique, et la lutte des classes en Angleterre, qui jusqu’à présent a un caractère chronique, mais ne sort pas de sa léthargie, prendra des formes aiguës. Mais l’Angleterre est la capitale mondiale du landlordisme et du capitalisme (48).
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En Angleterre, pays capitaliste « par excellence », donc potentiellement le pays où pouvait se produire une révolution prolétarienne, la réalité des classes ne correspondait pas à la conscience de classe. Les ouvrier·ères anglais·es étaient si imprégné·es de mépris, en réalité de racisme, envers les Irlandais·es – aussi bien contre la minorité irlandaise dans la classe ouvrière britannique que contre les habitant·es de l’Irlande – qu’iels avaient tendance à être solidaires de la classe dominante anglaise. Marx était tellement convaincu de la gravité de cette situation qu’il entretenait une correspondance privée avec des camarades de l’AIT, dans le but de clarifier sa position et de préparer le débat dans l’organisation :
Ce qui est primordial, c’est que chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles : les prolétaires anglais et les prolétaires irlandais. L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante et devient ainsi un instrument que les aristocrates et capitalistes de son pays utilisent contre l’Irlande. Ce faisant, il renforce leur domination sur lui-même. Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais. Il se comporte à peu près comme les Blancs pauvres vis-à-vis des Noirs dans les anciens États esclavagistes des États-Unis. L’Irlandais lui rend avec intérêt la monnaie de sa pièce. Il voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande. Cet antagonisme est artificiellement entretenu et développé par la presse, le clergé et les revues satiriques, bref, par tous les moyens dont disposent les classes dominantes. Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation. C’est le secret du maintien au pouvoir de la classe capitaliste, et celle-ci en est parfaitement consciente (49).
Cet « antagonisme », tel que Marx le décrivait, était l’obstacle le plus important aux efforts de l’AIT et, ultimement, ce sur quoi le pouvoir capitaliste était fondé. En effet, cette « panique feniane » représentait un important défi pour les membres de l’AIT, dont certains résistaient à fournir leur plein soutien à la cause irlandaise.
Cette compréhension de la place de l’Irlande dans le capitalisme britannique a conduit Marx et Engels à mettre la question irlandaise au centre de leur stratégie politique internationaliste à la fin des années 1860. Marx et Engels encourageaient l’AIT à soutenir les fenians, plus particulièrement la FRI, de plusieurs façons. En novembre 1869, Marx livrait une série de discours au conseil général plaidant pour un soutien sans équivoque de l’Internationale à la lutte irlandaise, en expliquant l’importance de la libération nationale de l’Irlande pour la révolution internationale. Cela lui a permis de faire passer une résolution pour l’Irlande au conseil, une résolution qui, malgré un débat houleux, a été finalement adoptée à l’unanimité. L’adoption de la résolution a eu lieu simultanément avec l’appui de l’AIT au mouvement pour l’amnistie des fenians ainsi que sa participation à de grandes manifestations populaires contre la pendaison publique de fenians condamnés – puisqu’ils étaient considérés comme des criminels plutôt que comme des prisonniers politiques – et les mauvais traitements subis par les membres de la FRI détenus dans des prisons anglaises (50).
Engels et Marx pensaient qu’une révolution en Irlande pouvait surmonter l’impasse que représentait l’antagonisme entre les classes ouvrières anglaise et irlandaise, pas seulement en libérant l’Irlande de l’oppression britannique, mais également en ouvrant de nouvelles potentialités en Grande-Bretagne elle-même. Ils étaient convaincus « que le coup décisif contre les classes dominantes anglaises (et il sera décisif pour le mouvement ouvrier du monde entier) ne peut pas être porté en Angleterre, mais seulement en Irlande (51) ». C’est pourquoi ils militaient pour que l’AIT appuie la lutte pour l’indépendance de l’Irlande. Ils réfutaient le point de vue selon lequel cette question nationale n’intéressait pas le mouvement ouvrier. Ils s’opposaient à la politique des organisations anglaises qui refusaient aux Irlandais·es le droit de constituer une section autonome. La lutte pour le socialisme passait donc par la lutte pour l’indépendance de l’Irlande, y compris par rapport à la classe ouvrière anglaise et ses organisations.
Plus précisément, Marx préconisait trois mesures :
1. Autonomie et indépendance vis-à-vis de l’Angleterre.
2. Une révolution agraire. Les Anglais, avec la meilleure volonté du monde, ne peuvent faire cette révolution pour les Irlandais, mais ils peuvent leur donner les moyens légaux de la faire eux-mêmes.
3. Des tarifs protectionnistes contre l’Angleterre (52).
Par ailleurs, la FRI a manifesté son appui au socialisme international de l’AIT. Dans sa proclamation de 1867 pour une république irlandaise citée plus haut, bien avant la résolution d’appui de l’AIT à la lutte irlandaise, les fenians déclaraient leur internationalisme et leur solidarité avec le prolétariat britannique : « Les républicains du monde entier, notre cause est votre cause. Notre ennemi est votre ennemi. Laissez vos cœurs s’ouvrir à nous. Quant à vous, les travailleurs d’Angleterre, ce n’est pas seulement votre cœur que nous souhaitons, mais vos bras (53). » Alors que la politique socialiste de la FRI était un peu rudimentaire, elle était cohérente et suffisamment sérieuse pour trouver sa place dans ses documents de fondation. Ce qui est confirmé par le fait que d’impor- tants dirigeants fenians ont été influencés par le socialisme européen et devinrent membres de l’AIT. En 1870, par exemple, les fenians avaient créé des sections de l’Internationale à Dublin et à Cork ainsi que dans d’autres centres urbains en Angleterre comme Manchester (54). La FRI comprenait en son sein d’importants courants internationalistes et socialistes. En fait, durant les premières années du fenianisme, les journaux nationalistes assuraient une couverture des réunions du conseil général de l’AIT sur l’Irlande (55). Par conséquent, dès le début des années 1860, l’internationalisme socialiste a été imbriqué avec le nationalisme en Irlande.
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Ce recueil de textes est signé par Friedrich Engels et Karl Marx et non par Karl Marx et Friedrich Engels, rompant ainsi avec une tradition souvent incompréhensible, puisque les deux hommes collaboraient si étroitement qu’il est difficile de savoir qui a écrit quoi, qui a développé tel ou tel concept, etc. Un certain nombre d’articles signés par Marx et publiés dans les journaux ont été rédigés par Engels. Sur la question irlandaise, Engels a joué un rôle décisif. Non seulement connaissait-il l’Irlande mais, en outre, il s’était documenté, avait appris le vieil irlandais et l’ancien scandinave (pour traduire les sagas et les ballades) dans le dessein d’écrire une histoire de l’Irlande qui n’a jamais vu le jour.
Pendant toute une période, l’Irlande a été au cœur de leurs préoccupations, entre autres, parce que la question de l’oppression nationale des Irlandais·es expliquait en grande partie l’impuissance du plus puissant mouvement ouvrier d’Europe à transformer les rapports sociaux. La question irlandaise nourrissait la réaction anglaise qui « prenait racine dans l’assujettissement de l’Irlande (56) ». Au regard du nombre et de l’importance des textes qui lui ont été consacrés, la question nationale irlandaise n’est manifestement pas une question marginale aux yeux d’Engels et de Marx.
Ce recueil comprend l’ensemble des textes d’Engels et de Marx sur l’Irlande et les Irlandais·es. Il sera donc utile aussi bien aux militant·es qu’aux chercheur·euses. Je me suis largement appuyé sur le recueil de textes édité par Progress Publishers (Moscou) ainsi que sur le livre de Jean-Pierre Carasso, qui a publié certains textes d’Engels et de Marx inédits en français (57). J’ai traduit de l’anglais et de l’allemand plusieurs textes quand ceux-ci n’existaient pas en français ; j’ai également bénéficié de l’aide de Roxanne Bacha et de Catherine Browne pour la traduction en français de textes publiés en anglais. J’ai organisé le livre de façon thématique et par genre et, pour chacun des thèmes et des genres, j’ai privilégié l’ordre chronologique. Chaque texte est accompagné d’une note liminaire indiquant la date et le lieu de la publication, la langue d’origine et qui a été son traducteur ou sa traductrice (quand cette dernière information était connue).
L’astérisque (*) indique que les mots étaient en français dans l’original des textes d’Engels et de Marx.
Le livre que vous avez entre les mains est donc inédit en français. Pour les internationalistes, aussi bien des nations dominées que des nations dominantes, il sera sans doute une source d’inspiration.
Richard Poulin
Friedrich Engels, Karl Marx : Irlande, classes ouvrières et libération nationale
Textes réunis et présentés par Richard Poulin
Editions Syllepse, Page2, M éditeur
Paris, Lausanne, Montréal 2021, 520 pages, 25 euros
https://www.syllepse.net/irlande-classes-ouvrieres-et-liberation-nationale-_r_22_i_825.html
Notes
(1) Karl Marx à Ludwig Kugelmann, 29 novembre 1869, dans Karl Marx et Friedrich Engels, Correspondance, t. 10, Paris, Éditions sociales, 1984, p. 222.
(2) Intervention de Friedrich Engels, dans Karl Marx, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne », dans Karl Marx et Friedrich Engels, Écrits militaires, Paris, L’Herne, 1970, p. 148.
(3) Dans Karl Marx et Abraham Lincoln, Une révolution inachevée : sécession, guerre civile, esclavage et émancipation aux États-Unis, Mont-Royal/Paris, M Éditeur/ Syllepse, 2012, p. 205.
(4) Friedrich Engels, Intervention à la séance du 14 mai 1872 du conseil général de l’AIT.
(5) Ibid.
(6) C’était la position du Parti communiste du Canada à partir de la fin des années 1920 jusqu’à la déstalinisation. Sa source : Joseph Staline, Le marxisme et la question nationale, 1913,
www.marxists.org/francais/general/staline/works/1913/question_nationale.htm
(7) Karl Marx et Friedrich Engels, Ireland and the Irish Question, Moscou, Progress Publishers, 1971.
(8) J’ai traité des thèses de Lénine et de leurs limites dans La déraison nationaliste : conflits nationaux, pays « socialistes » et marxisme, Ottawa, L’Interligne, 2000.
(9) Kevin B.Anderson, Marx aux antipodes : nations, ethnicité et sociétés non occidentales, Saint-Joseph-du- Lac/Paris, M Éditeur/Syllepse, 2015, p. 177.
(10) Voir entre autres,Vladimir I. Lénine, Bilan d’une discussion sur le droit des nations à disposer d’elles- mêmes, 1916,
www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/07/19160700.htm
(11) Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions sociales, [1847] 1976, p.30.
(12) Karl Marx et Friedrich Engels, L’idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, [1845-1846] 1976.
(13) Karl Marx, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne », Deutsche Brüsseler Zeitung, 9 décembre 1847, dans Friedrich Engels et Karl Marx, Le parti de classe, Théorie, activité, Paris, François Maspero, 1973, p. 124-126.
(14) Karl Marx, Le conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande, circulaire datée du 1er janvier 1870.
(15) Déclaration du conseil général de l’Association internationale des travailleurs, 9 avril 1872.
(16) Karl Marx, Lettre à Sigfrid Meyer et à August Vogt, à NewYork, 9 avril 1870.
(17) Union imposée à l’Irlande au lendemain de l’écrasement du soulèvement irlandais de 1798.
(18) Karl Marx à Ludwig Kugelmann, 6 avril 1868.
(19) Voir à ce sujet, Fernando Claudín, Marx, Engels et la révolution de 1848, Paris, François Maspero, 1980 ; Karl Marx,Œuvres politiques,t.4 et 5,Paris,Alfred Costes,1929 et 1930 ; Anderson, Marx aux antipodes, op. Cit. ; et Amy E. Martin, « “La fièvre feniane” : l’anticolonialisme irlandais et l’Association internationale des travailleurs », dans Thierry Drapeau et Pierre Beaudet (dir.), L’Internationale sera le genre humain ! De l’Association internationale des travailleurs à aujourd’hui, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2015.
(20) Marx et Engels, « Discours sur le parti chartiste, l’Allemagne et la Pologne », op. cit.
(21) Cité par David Riazanov, « Karl Marx und Friedrich Engels über die Polenfrage », Archiv für Geschzchte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, vol. 6, 1916, p. 202.
(22) Marx cité par Georges Haupt et ClaudieWeill,« Marx et Engels devant le problème des nations », dans Roman Rodolsky, Friedrich Engels et les peuples « sans histoire ». La question nationale dans la révolution de 1848, Saint-Joseph-du-Lac/Lausanne/Paris, M Éditeur/Page 2/Syllepse, 2018, p. 342.
(23) Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 54 et 46.
(24) Roman Rosdolsky, « Les travailleurs e tla patrie »,QuatrièmeInternationale, vol.1, n°13e série, juillet-août-septembre 1980, p. 121-127.
(25. Ibid.
(26) Marx et Engels, L’idéologie allemande, op. cit., p. 105.
(27) Karl Marx, Adresse au conseil central de la Ligue des communistes allemands, 1850, Paris, supplément à Quatrième Internationale, 1962,
www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/18500300.htm
(28) Karl Marx, La guerre civile en France 1871, Paris, Éditions sociales, 1968.
(29) Ibid., p. 87.
(30). Hélène Carrère d’Encausse, « Unité prolétarienne et diversité nationale », Revue française de sciences politiques, n° 21, 1971, p. 221-255.
(31) Karl Marx et Friedrich Engels, La critique du programme de Gotha et d’Erfut, Paris, Éditions sociales, 1971.
(32) Ibid.
(33) Appelée à l’origine, en 1858, la Fraternité révolutionnaire irlandaise.
(34) Eamonn Slater et Terrence McDonough, « Marx on Nineteenth Century colonial Ireland. Analyzing colonialism as a dynamic social process », Irish Historical Studies, vol. 36, n° 142, 2008, p. 158.
(35) Sept articles en défense de prisonniers irlandais ont été publiés par Jenny Laura Marx sous le pseudonyme de J.Williams dans La Marseillaise en mars et avril 1870.
(36) Publié quand l’auteur n’avait que 24 ans, il sera le livre d’Engels que Marx cite le plus dans Le Capital.
(37) Friedrich Engels, Die Lage der arbeitenden Klasse in England, Leipzig, Otto Wigand, 1845 ; La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Paris, Éditions sociales, 1960
(38) Friedrich Engels, « Lettres de Londres », dans Friedrich Engels, Esquisse d’une critique de l’économie politique, suivi de Lettres d’Angleterre, Lettres de Londres, Paris,Aubier-Montaigne, 1974.
(39) Marx et Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 302-303.
(40) Ibid., p. 332.
(41) Jie-Hyun Lim, « Marx’s theory of imperialism and the Irish national question », Science & Society, vol. 56, n° 2, 1992, p. 170.
(42) De son côté, Lénine distingue le nationalisme de la nation dominante, qui est totalement réactionnaire, de celui de la nation dominée qui est contradictoire et qui recèle un potentiel révolutionnaire de lutte contre la domination.
(43) Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 30 novembre 1867.
(44) Niall Whelehan définit le fenianisme comme « un terme générique qui réfère généralement au FRI de Dublin (fondé en 1858), à la Fraternité fenian (1858) et au Clan na Gael (1867) ». The Dynamiters. Irish Nationalism and Political Violence in the Wider World, 1867-1900, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 1.
(45) Karl Marx, Ébauche d’un rapport sur la question irlandaise à l’Association légale des ouvriers allemands pour la propagation de l’instruction de Londres, 1867.
(46) Marx, « Le conseil général au conseil fédéral de la Suisse romande », op. cit.
(47) Marx et Engels, Ireland and the Irish Question, op. cit., p. 290.
(48) Ibid.
(49) Lettre de Karl Marx à Sigfrid Mayer et AugustVogt, 9 avril 1870.
(50) Ce point de vue diffère de celui de son adversaire anarchiste Mikhaïl Bakounine, qui estimait que l’AIT n’avait pas à se mêler de cette question. Il s’opposait à une campagne proposée par le conseil général pour réclamer la libération des prisonniers politiques irlandais, car cette question ne concernait pas, de son point de vue, la lutte des classes.
(51) « J’ai longtemps cru que c’est l’essor du mouvement ouvrier anglais qui permettrait de renverser le régime irlandais. J’ai toujours défendu cette opinion à la New York Tribune. Une étude plus sérieuse m’a convaincu du contraire. La classe ouvrière anglaise ne fera rien avant de s’être débarrassée de l’Irlande. C’est en Irlande que doit être appliqué le levier.Voilà pourquoi la question irlandaise a une telle importance pour le mouvement social en général. », Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 10 décembre 1869.
(52) Lettre de Karl Marx à Friedrich Engels, 30 novembre 1867.
(53) Peter Beresford Ellis, The History of the Irish Working Class, Londres, Pluto Press, 1996, p. 133-134.
(54) Ibid., p. 135.
(55) Anderson, Marx aux antipodes : nations, ethnicité et sociétés non occidentales, op. cit., p. 127.
(56) Marx à Kugelmann, 29 novembre 1869, op. cit.
(57) Jean-Pierre Carasso, La rumeur irlandaise : guerre de religion ou lutte des classes ?, Paris, Champ libre, 1970.
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