Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Le mouvement des femmes dans le monde

Préface de la Dre Muriel Salmona au livre de Lundy Bancroft : « Pourquoi fait-il ça ? Dans l’esprit des conjoints violents et maltraitants »

Pourquoi fait-il ça ? de Lundy Bancroft est un livre précieux et salvateur pour les femmes victimes de violences conjugales.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2024/02/07/preface-de-la-dre-muriel-salmona-au-livre-livre-de-lundy-bancroft-pourquoi-fait-il-ca-dans-lesprit-des-conjoints-violents-et-maltraitants/
Avec l’aimable autorisation de Muriel Salmona

Il ne se contente pas de répondre aux questions qu’elles peuvent se poser sur leurs conjoints violents ni de les outiller pour mieux s’en protéger, il se met résolument de leur côté avec le souci de leur rendre justice et de remettre le monde à l’endroit en dévoilant l’intentionnalité de nuire et les mensonges des hommes violents. Et cet enjeu est de taille face au déni qui règne dans notre société sur ces violences, déni alimenté par de fausses représentations, des stéréotypes sexistes, et une véritable propagande anti-victimaire qui culpabilise les victimes et dédouane les agresseurs en leur assurant une impunité quasi complète. Les femmes victimes elles-mêmes sont les premières contaminées par ce déni et ont les plus grandes difficultés à se sentir légitimes pour se défendre et pour dénoncer les violences qu’elles subissent. Ce déni contamine également les personnes qui pourraient les secourir, les protéger et les accompagner, leurs proches, les professionnels des secteurs de la police, de la justice, du soin et du social. Tout au long de son livre, fort de sa longue expérience auprès d’hommes violents, Lundy Bancroft s’attaque à ce déni. Dès les premières pages il nous prévient qu’il ne faut pas prendre pour argent comptant le discours et les justifications des hommes violents, mais toujours les confronter aux témoignages de leurs conjointes, voire de leurs ex-conjointes.

Dans nos sociétés patriarcales, les projecteurs sont presque toujours dirigés sur les femmes victimes pour leur demander des comptes, les questionner sur leurs comportements et les culpabiliser : «  Qu’ont-elles bien pu faire pour rendre leur conjoint aussi violent ?  ». Lundy Bancroft braque au contraire les projecteurs sur les hommes violents, sur leurs manipulations et leurs mensonges. À l’aide de nombreux exemples étayant une analyse implacable il démontre que les violences conjugales reposent sur une imposture totale. Les hommes violents sont de bons acteurs, ils jouent des rôles tout à tour pour séduire, manipuler, intimider, terroriser, culpabiliser leurs victimes afin de les contrôler et de les exploiter, et de garantir leur impunité. Ils excellent pour mettre en scène l’amour, l’énervement, la contrariété, la colère, la frustration, la jalousie, la perte de contrôle, le désespoir, l’indignation, la vengeance, le déni, le repentir… Les violences psychologiques, physiques et sexuelles qu’ils exercent n’ont pour but que de blesser et traumatiser leur victime. Ils savent bien que les justifications qu’ils donnent sont fausses et injustes, les violences leur sont juste nécessaires pour dominer et mettre en place un contrôle coercitif afin de posséder, asservir et instrumentaliser leurs victimes. Les violences sont un outil terriblement efficace pour détruire la capacité de défense, la confiance en soi et l’estime de soi des victimes, et leur faire croire qu’elles n’ont aucune valeur, aucun droit ni aucune dignité.

Les violences sont toujours présentées par les hommes violents comme dues aux comportements de leur victime : «  tu m’as énervé, tu es insupportable, dangereuse, tu fais tout pour me mettre hors de moi, pour me contrarier, me frustrer, etc.  », alors qu’ils les fabriquent de toutes pièces pour leurs besoins. Ils peuvent en toute indécence s’autoriser ces mystifications, aidés par les stéréotypes et les fausses représentations que la société véhicule sur l’amour et la sexualité. Ils savent parfaitement qu’ils sont de mauvaise foi, qu’ils mentent de manière éhontée, que ces violences sont illégitimes, injustifiables, et portent atteinte aux droits et à la dignité de la victime, mais ils se permettent de les commettre, particulièrement dans le huis clos d’un couple.

Ce sont ces discours mystificateurs que Lundy Bancroft décrit et analyse sans concession en démontant les innombrables justifications des hommes violents et en démasquant leurs mensonges et mises en scène. Son but est d’aider les femmes à y voir clair, à identifier les stratégies de domination et à détecter les comportements annonciateurs d’une relation toxique afin de s’en libérer le plus tôt possible.

Le déni qui règne sur ces violences conjugales est tel qu’il est essentiel de donner des outils intellectuels pour les penser – comme le fait avec nous Lundy Bancroft – afin d’ouvrir les yeux de tout un chacun sur une réalité effrayante qui touche des femmes de tout âge, de toutes conditions et de toutes origines. Les violences conjugales sont d’une très grande ampleur et ont un caractère systémique. D’après l’Organisation mondiale de la santé, une femme sur trois dans le monde a subi dans sa vie des violences physiques ou sexuelles par son partenaire ou ex-partenaire. En France, une femme sur 4 a subi des violences par un partenaire depuis l’âge de 15 ans. Chaque année d’après l’enquête Cadre de Vie et Sécurité (INSEE – ONDRP – SSMSI, 2012-2019), 213 000 femmes déclarent être victimes de violences physiques et/ou sexuelles par leur conjoint ou ex-conjoint (30% ont subi des violences sexuelles) et plus de 40 000 enfants sont directement exposés aux violences conjugales, 120 à 150 femmes sont tuées chaque année par leur conjoint ou ex-conjoint, soit une tous les 2,5 à 3 jours. Or seules 20% des victimes arrivent à porter plainte, plaintes dont 60% aboutiront à une réponse pénale (infostat Justice, numéro 159, 2018). Pour l’ensemble des femmes victimes de violences conjugales, seules 12% verront leur conjoint ou ex-conjoint violent condamné. Ces violences sexistes s’exercent dans le cadre d’un rapport de domination masculine et dans des situations d’inégalités. Dans toutes les enquêtes, plus les femmes sont jeunes, vulnérables, discriminées plus elles risquent d’en subir, et les femmes en situation de handicap subissent deux fois plus de violences conjugales. Ces violences sont particulièrement traumatisantes pour les femmes et leurs enfants qui en sont victimes, ce qui entraîne de graves répercussions sur leur santé physique et mentale à long terme. Elles ont aussi de lourdes répercussions sociales, elles augmentent les inégalités, la vulnérabilité, les handicaps et sont source de précarité. Ces violences et leurs conséquences psychotraumatiques mettent les victimes en danger de subir de nouvelles violences, et entrainent de graves pertes de chance pour leur santé, si elles ne sont pas protégées et soignées. Or la grande majorité des femmes victimes sont abandonnées à devoir survivre seules avec leurs enfants aux violences et à leurs conséquences psychotraumatiques, sans secours, sans protection ni prises en charge adaptées.

Pour protéger et soigner les victimes de ces violences conjugales il ne peut être question d’attendre qu’elles signalent ce qu’elles subissent, tout s’y oppose : la peur d’être encore plus en danger (plus du tiers des féminicides ont lieu lors d’une tentative de séparation), la peur de ne pas être crues ni soutenues, les mensonges et les stratégies des hommes violents pour les manipuler, leur faire honte et les culpabiliser, et la gravité de leurs traumatismes. Il est nécessaire d’aller vers elles, c’est la responsabilité de tous de poser des questions, et encore bien plus des médecins qui sont considérés par les femmes victimes comme leur premier recours, suivi des policiers. Mais le déni, l’absence de formation spécifique des professionnels de la santé font que le dépistage est loin d’être systématique, de même que l’évaluation du danger couru par les victimes et leur protection, ainsi que l’évaluation de leur état traumatique et leur prise en charge adaptée. Or sans une réelle prise en compte du témoignage des victimes et sans une connaissance des symptômes psychotraumatiques, la réalité des violences est escamotée, la mise en scène des agresseurs et leurs justifications s’imposent alors comme la vérité.

Quand les violences sont reconnues par l’homme violent ou ne peuvent pas être niées (flagrance, témoins des scènes de violences, preuves médico-légales), c’est l’intention de les commettre qui est niée, la victime étant présentée comme à l’origine des violences. Dans ce scénario c’est la victime qui fabriquerait l’homme violent, alors que c’est l’homme violent qui fait la victime, et le plus souvent une série de victimes.

Lundy Bancroft fait bien apparaître que l’intentionnalité d’exercer des violences conjugales, de faire souffrir et de traumatiser les victimes est soigneusement cachée, maquillée sous couvert d’amour (jalousie, contrôle, chantages, violences sexuelles), de nécessité (éducation, responsabilité, impératifs économiques ou sécurité), ou de pertes de contrôle liées à des frustrations, des pulsions, des réactions émotionnelles trop intenses, des symptômes psychiatriques, ou bien à l’emprise de l’alcool ou de la drogue. Les hommes qui ont recours à la violence ne le font pas, comme ils essaient de le faire croire, pour le bien de la victime, pour se défendre, par détresse émotionnelle, sentiment d’abandon, de trahison ou par perte de contrôle, ils le font parce qu’ils se donnent le droit d’exercer une domination et un abus de pourvoir, selon une vision inégalitaire et discriminante du monde. Ils s’arrogent ce privilège afin d’exploiter leurs compagnes pour les mettre au service de leur confort physique, sexuel, psychique, financier, les transformant en esclaves domestiques et sexuelles, en thérapeutes, en « médicament-drogue » pour s’anesthésier, en « figurantes » pour jouer un rôle dans leurs mises en scène. Les violences conjugales sont toujours une affaire de recherche de pouvoir sur l’autre, de satisfaction de ses propres attentes au détriment de l’autre. L’homme violent sait qu’il est de mauvaise foi, qu’il ment, qu’il manipule, que la victime ne peut pas être coupable. Au mieux il peut après coup prendre conscience de conséquences bien plus graves que ce qu’il avait prévu, en être effaré, s’excuser et surtout se faire aider pour renoncer à cette violence, mais Lundy Bancroft nous dit à quel point c’est rare. Et même dans ce cas, le risque est grand que des proches ou des professionnels minimisent la gravité des violences et arrivent à le dédouaner de toute responsabilité. Le plus souvent, il continue à rationaliser et à renvoyer toute la responsabilité de ses accès de violence à sa victime : « regarde dans quel état tu m’as mis ». Peu importe que ces rationalisations soient totalement fausses, incohérentes, indécentes, il a le droit et le privilège d’être totalement injuste, de ne pas se remettre en question, de ne pas réfléchir aux conséquences, de ne pas se sentir responsable ni coupable des violences exercées en raison de la supériorité qu’il s’attribue. Cette supériorité lui permet de considérer ses contrariétés, ses angoisses ou ses frustrations comme bien plus importantes que les souffrances qu’il fait endurer à sa compagne. Dans le système patriarcal injuste et inégalitaire auquel il adhère, il s’arroge plus de valeur et de droits ainsi que le privilège de ne pas se poser de questions ni d’utiliser son intelligence pour analyser la situation avec impartialité. Il a le pouvoir de nier la réalité et de faire fi de toute logique et de toute cohérence. Il a le droit de faire mal, d’injurier, d’humilier et d’exiger malgré tout d’être aimé, désiré et apprécié. Il recrée et renomme le monde à sa convenance. Sa femme doit accepter cet état de fait et considérer qu’elle est là pour servir et subir par décision unilatérale, parce que cela a toujours été comme cela de génération en génération. Ce discours est reproduit sans aucune remise en question. Dans ce système la victime se retrouve toujours fautive, en échec continuel, en situation de dette, toujours nulle, définitivement incapable, tenaillée par la sensation de décevoir en permanence, d’être toujours frustrante, désespérée d’encourir toujours des reproches quels que soient les efforts accomplis. Il est essentiel pour l’homme violent de continuellement faire peser un jugement et un contrôle coercitif sur sa victime, pour renforcer une emprise qui la transforme en « robot », et pour pouvoir exercer quand il en aura besoin des violences qui lui permettront de se dissocier. Ce discours de la faute est indispensable pour justifier les violences. Avec une demande de perfection totalement irréaliste, impossible à atteindre, une exigence complètement décalée par rapport aux situations, exigence que l’agresseur n’aurait jamais pour lui-même, ou vis-à- vis d’autres personnes sur lesquels il n’a pas d’emprise. Jamais il n’irait frapper à son travail un adulte qui l’énerverait, mais sa femme ou son petit enfant sans défense, si ! Il s’agit bien de demander l’impossible pour pousser sa conjointe immanquablement à la faute, et pouvoir sous couvert de colère, quand on en aura besoin, « tomber » sur elle : « je fais semblant de te croire en faute, d’être en colère, afin de pouvoir t’agresser sans en porter la responsabilité, sans paraître coupable ». Les victimes le perçoivent bien quand elles ressentent que ça va bientôt « tomber ». Face aux réactions de détresse de la victime et aux conséquences des violences sur sa santé physique et mentale, l’homme violent manie le déni, la dérision et le mépris. Il minimise la gravité de ses actes, accuse la victime d’ exagérer, d’être injuste et de vouloir le culpabiliser. Il se moque des symptômes traumatiques que présente sa conjointe en les déconnectant des violences et en les retournant contre elle : «  tu vois bien que tu es folle, nulle, méchante, incapable, trop fragile et douillette, toujours à jouer à la victime ». Dans ce système totalitaire, la victime n’a même plus la possibilité de réagir naturellement : pas le droit de répondre, pas le droit de pleurer, pas le droit de se plaindre, pas le droit de se mettre en colère. Elle doit subir, point. La victime est prise au piège, bien qu’elle soit consciente de l’enfer qu’elle vit, car ses analyses et ses émotions sont continuellement disqualifiées et niées par son conjoint. Il entretient chez elle des sentiments de culpabilité, d’incompétence et de dette, ce qui l’empêche de penser qu’il n’a pas le droit de se conduire ainsi et que son intention est de lui faire mal. De plus, ces violences répétées traumatisent gravement la victime et la dissocient, ce qui l’anesthésie émotionnellement et lui donne une sensation d’irréalité. Elles sont à l’origine également d’une mémoire traumatique qui lui fait brutalement revivre les violences lors de flashbacks et de réminiscences comme si elles se reproduisaient à l’identique. Cette mémoire traumatique se déclenche dès qu’un lien rappelle les violences, elle envahit la victime qui revit à la fois les émotions et les ressentis qu’elle a eu lors des violences : la terreur, la mort imminente (elle peut suffoquer à nouveau si elle a subi une strangulation), la détresse et les douleurs, mais également les cris, les injures, les paroles blessantes et dégradantes, la haine et le mépris de son conjoint. Ces symptômes psychotraumatiques, qui ne sont habituellement pas connus de la victime, l’empêchent de comprendre ses propres réactions et émotions. Elle sait bien qu’il s’agit de violences graves et injustifiables, mais elle en doute car est coupée de ses émotions lors des violences, et a l’impression qu’elle les supporte. D’autre part elle est submergée par des émotions incohérentes et intolérables provenant de sa mémoire traumatique, qui explosent en dehors des violences dès qu’un lien les lui rappellent, et qui lui font craindre d’être folle. C’est un tel enfer qu’elle doit mettre en place de coûteuses stratégies de survie, pour éviter ces explosions ou pour les anesthésier par des conduites à risque (alcool, drogues, mises en danger). De plus, du fait de sa mémoire traumatique, elle est continuellement colonisée par les paroles et les mises en scène de son agresseur qui semblent provenir de sa propre pensée et de ce qu’elle est. Elle va se persuader peu à peu qu’elle est indigne, coupable, mauvaise et qu’elle ne vaut rien. Cet état de doute, d’incertitude, de confusion, ce sentiment de culpabilité et de honte permet à l’homme violent de mettre en place une emprise très efficace, de la manipuler et de lui imposer des pensées et un rôle dans sa mise en scène. Lundy Bancroft démontre très bien avec de nombreux exemples que les mécanismes à l’origine de l’emprise ne viennent pas de la victime mais des violences et de la stratégie de l’homme violent. La victime souffre des conséquences normales et universelles de ces violences. Contrairement à ce qui lui est souvent renvoyé, elle n’aime pas rester avec le conjoint violent, elle n’est pas masochiste, ce n’est pas ce qu’elle veut, elle n’est pas à l’origine de son propre malheur, elle est juste gravement traumatisée et dissociée, et elle cherche à survivre aux violences en empêchant sa mémoire traumatique d’exploser. Nos travaux et notre expérience clinique se rejoignent totalement : ce n’est jamais une femme qui fabrique un homme violent par ses comportements, ses réactions ou sa personnalité, c’est un homme violent qui fabrique de nombreuses femmes victimes. La violence conjugale a pour but de dominer et de soumettre. D’où l’importance de toujours braquer les projecteurs sur l’homme violent et non sur sa victime pour lutter contre le déni. Et d’essayer de comprendre au-delà de ses motivations comment il lui est possible d’être aussi froid, cruel et injuste vis à vis de sa femme, aussi indifférent à sa détresse et aux efforts qu’elle déploie, et aussi peu empathique. L’homme violent est aidé en cela par l’intensité des traumas qu’il cherche à provoquer chez sa victime et aussi chez lui-même avec ses comportements terrorisants et incohérents, très efficaces pour entraîner une sidération et une dissociation traumatique. Du fait de l’état dissociatif de sa conjointe, il est assuré que les proches et les professionnels en contact avec elle, ne risqueront pas de repérer ce qu’elle subit, de prendre en compte le danger qu’elle court, ni de la croire si elle essaie de dénoncer les violences puisqu’elle paraît détachée, voire même indifférente. Lui aussi se retrouve dissocié, et c’est ce qu’il veut car cela lui permet de se débarrasser de tensions et d’émotions gênantes – les violences sont traumatisantes non seulement sur les victimes et les témoins mais également sur les agresseurs. Les mécanismes psychotraumatiques à l’origine de cet état de dissociation sont des mécanismes de sauvegarde mis en place par le cerveau pour échapper au risque vital cardiologique et neurologique que représente le stress extrême généré par des violences sidérantes. Ces mécanismes de sauvegarde s’apparentent à une disjonction qui coupe le circuit émotionnel et interrompt la production d’hormones de stress (adrénaline et cortisol). Cette disjonction s’accompagne d’une production par le cerveau d’un cocktail de drogues aux effets morphine-like et kétamine-like. L’homme violent utilise sa femme comme un fusible pour pouvoir se dissocier à ses dépens grâce aux explosions de violence qu’il lui fait subir, ce qui lui permet d’anesthésier sa propre mémoire traumatique des violences qu’il a subies ou dont il a été témoin le plus souvent dans son enfance, et de toutes les violences qu’il a commises ensuite, et en prime de se débarrasser de son empathie pour assurer sa toute puissance :et sa domination. Sa victime est pour lui une drogue avec les habituels phénomènes de dépendance, de tolérance et d’accoutumance qui entraînent une augmentation inexorable des violences.

De plus, le conjoint violent bénéficie presque toujours d’un formatage antérieur de sa victime à la soumission, à la tolérance et à l’hyper-adaptation à des situations extrêmes, formatage qui remonte à une enfance dans des milieux familiaux violents : antécédents de maltraitance, d’exposition à des violences conjugales, et de violences sexuelles dont on connaît malheureusement la fréquence (1 femme fille sur 5 a subi des violences sexuelles dans son enfance, OMS, 2016). Avoir subi des violences dans l’enfance est un facteur de risque majeur d’en subir à nouveau tout au long de sa vie (OMS, 2010 et 2014, Felitti 2010). Le conjoint violent bénéficie également du fait que sa victime, quelles que soient les violences subies depuis son plus jeune âge, n’a jamais été ni protégée, ni reconnue comme victime, ni soignée, elle a dû grandir en survivant seule aux violences et à leurs conséquences psychotraumatiques. Elle a appris à considérer qu’elle n’avait pas de valeur, aucun droit et que personne ne viendrait à son secours. Il va donc tirer parti des traumas accumulés non traités de sa victime, et des conséquences souvent désastreuses des stratégies de survie qu’elle a du développer, qui sont des facteurs de vulnérabilité et d’absence d’estime de soi. En plus de la complicité avec les systèmes agresseurs du passé de sa victime, l’homme violent bénéficie donc de la complicité ambiante d’une société inégalitaire encore dans le déni face aux violences faites aux femmes et aux filles et à, leur conséquences psychotraumatiques.

La femme victime et l’homme violent ont donc fréquemment subi des violences dans leur enfance ou en ont été témoin. Dans la grande étude pour l’ONU de Fulu en 2017, si une femme a subi des violences physique et sexuelles dans l’enfance, cela multiplie par 19 son risque de subir des violences conjugales et sexuelles à l’âge adulte, et pour un homme cela multiplie par 14 le risque d’en commettre. Cela s’explique principalement par les conséquences psychotraumatiques des violences, pour éviter les conséquences à long terme et le cycle de reproduction des violences de proche en proche et de génération en génération, la mesure la plus efficace est de protéger les enfants victimes et de prendre en charge leurs traumatismes le plus tôt possible.

Le passé traumatique de l’homme violent lui permet d’obtenir de la compassion et de l’aide, sa conjointe se retrouve alors piégée dans le rôle de celle qui l’aide, le comprend, le soigne, l’excuse pour les violences qu’il commet, et lui pardonne le mal qu’il lui fait. Lundy Bancroft nous en montre de nombreux exemples. Si on n’est pas responsable des violences qu’on a subi, ni de leurs conséquences traumatiques, en revanche on a le choix de ses stratégies de survie et on est responsable de celles qui portent atteinte à l’intégrité physique et mentale d’autrui. Or c’est ce que font les hommes violents, ils instrumentalisent leur conjointe afin qu’elle gère à leur place leurs conduites d’évitement et de contrôle, ils les utilisent comme un fusible pour pouvoir se dissocier, ce qui leur permet de s’anesthésier à leurs dépens. Une société inégalitaire où les hommes peuvent facilement mettre en scène une prétendue supériorité au dépens des femmes, facilite le choix de s’autoriser à être violent, en s’identifiant à l’agresseur de son enfance, pour « traiter » une mémoire traumatique qui se réactive souvent dans le cadre de la vie conjugale et familiale, et de la grossesse de sa conjointe.

La violence est un choix et un privilège, elle est l’apanage d’une société inégalitaire et sexiste qui distribue des rôles de dominants aux hommes et de dominés aux femmes, et qui attribue ensuite à chacun une valeur en fonction de la place qu’il occupe dans le système hiérarchique imposé. La violence est totalement inhérente à tout système de domination et nécessaire à sa pérennité. Les hommes violents s’autorisent à transgresser une loi universelle pour imposer une loi traditionnelle qui les arrange ou une loi créée de toutes pièces dans leur propre intérêt, à laquelle les victimes qu’ils se sont choisies doivent se soumettre de force. Ils se revendiquent comme supérieurs, d’une autre essence, ils adhèrent à une idéologie prônant un monde patriarcal profondément inégalitaire où la loi du plus fort pourrait, en toute injustice, régner à leur avantage. Ils font souvent appel à leur liberté pour revendiquer leurs droits à commettre des violences. Cette liberté serait une valeur supérieure, liberté de faire ce que bon leur semble dans leur couple et leur famille, liberté sexuelle. Et limiter cette liberté serait une oppression (discours des masculinistes). Or notre monde, celui de la Déclaration internationale des droits humains et de l’égalité entre les femmes et les hommes s’oppose théoriquement à cette idéologie. De ce fait il est nécessaire de tordre la réalité pour bénéficier du privilège exorbitant d’exercer des violences pour dominer et soumettre, et de créer une véritable propagande sexiste et anti-victimaire pour imposer une culture de la violence qui nie, minimise ou justifie les violences envers les femmes et les enfants, dédouane les hommes violents et responsabilise les victimes. Une telle propagande sexiste charrie des stéréotypes, des idées fausses et des mensonges qui résistent à toutes les grandes avancées dans la connaissance de la réalité de ces violences, et de la gravité de leurs conséquences depuis plus de 20 ans. Cette propagande omniprésente gangrène toutes les institutions, empêche que les victimes soient entendues et prises en compte, et verrouille la mise en place des réformes er des formations nécessaires pour organiser la protection des victimes, prendre en compte leurs psychotraumatismes, et pour leur rendre justice. Pour sortir de cette situation il faut faire respecter et légitimer les droits des femmes, des enfants et ceux spécifiques des victimes.

Cette propagande est continuellement alimentée, elle sert de prêt à penser aux hommes violents pour justifier leurs comportements et accuser leurs conjointes. Cette propagande mensongère et discriminante est d’une grande violence, traumatisante en soi, elle crée un état de sidération et de dissociation qui paralyse et anesthésie ceux qui la subissent. Ces effets impactent également le reste de la société, la rendant tolérante ou indifférente face à ces mensonges, contaminée par les représentations haineuses sexistes qui ont un pouvoir de colonisation de la pensée et peuvent surgir de façon automatique face aux femmes victimes. De plus cette propagande bénéficie de l’incroyable méconnaissance ou de la négation des conséquences psychotraumatiques des violences. Les mythes et les stéréotypes sexistes sont justement construits sur des symptômes psychotraumatiques détournés de leur cause – les violences – et utilisés pour culpabiliser les victimes et décrédibiliser leur parole, leurs témoignages et leurs souffrances. En effet, dans nos sociétés patriarcales et inégalitaires, les rares femmes et filles qui dénoncent les violences masculines conjugales ou sexuelles qu’elles ont subies, en sont le plus souvent tenues pour responsables ou même coupables. Leurs traumas leurs sont reprochés au lieu d’être reconnus comme des conséquences normales et universelles des violences et comme des preuves de ce qu’elles ont vécu. Dans un retournement injuste et cruel leurs symptômes psychotraumatiques et leurs conduites de survie (conduites de contrôle ou d’évitement et conduites dissociantes à risque) sont utilisés pour les discréditer, disqualifier leur témoignage, les psychiatriser, et pour les accuser d’être à l’origine des violences et de leur propre malheur. En fait les stéréotypes sexistes les plus répandus intègrent ces mêmes symptômes psychotraumatiques et leurs conséquences sur la santé et la vie des femmes pour essentialiser ce qu’est une femme, sa personnalité, ses capacités et sa sexualité. Un tel processus mystificateur haineux alimente en cercle fermé les stéréotypes sexistes, les fausses représentations qui rendent les victimes coupables des violences qu’elles subissent, ou même les considèrent comme sans dignité, aimant être violentées et dégradées. À l’inverse, les hommes qui les ont agressées sont habituellement protégés, disculpés, innocentés, leur sexualité violente est normalisée et tolérée comme un besoin, ils peuvent même être considérés comme les « vraies victimes » de ces filles et de ces femmes qui les auraient provoqués, manipulés ou accusés à tort. Le fait qu’ils soient le plus souvent des prédateurs qui ont déjà fait de nombreuses victimes et en feront d’autres est presque toujours invisibilisé.

La méconnaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes porte donc préjudice aux victimes et représente une grave perte de chance pour elles, d’autant plus, qu’une prise en charge médico-psychologique de qualité est efficace et permet d’éviter la majeure partie des conséquences des violences sur la santé des victimes, sur leur vie affective, sociale, scolaire ou professionnelle, et de minimiser le risque qu’elles subissent à nouveau des violences. Alors que nous disposons depuis plus de 15 ans de très larges connaissances nationales et internationales sur l’ampleur des violences conjugales, et sur la gravité de leur impact sur la santé des victimes, ces violences conjugales et leurs conséquences restent largement sous-estimées. De même, les troubles psychotraumatiques et leur traitement sont actuellement très bien décrits, mais ces connaissances restent peu diffusées auprès des professionnels et du grand public, ce qui bénéficie aux agresseurs. De ce fait, les victimes ne sont pas identifiées, leur trauma n’est pas repéré. Et face aux nombreuses plaintes psychologiques et somatiques de ces femmes et enfants victimes, aucun lien n’est fait avec les violences et des diagnostics sont portés à tort, impliquant des traitements essentiellement symptomatiques et anesthésiants, quand ils ne sont pas maltraitants.

Il est donc évident que laisser des victimes sans soin aux prises avec leur mémoire traumatique est irresponsable et alimente sans fin la production de futures violences. Il suffit qu’une minorité de victimes deviennent des agresseurs, ils feront alors à leur tour d’autres victimes, dont quelques-unes deviendront à leur tour des agresseurs. Les agresseurs choisiront en priorité des proies qui ont déjà été victimes, car plus isolées et moins protégées, plus faciles à terroriser et à soumettre, et alimentant plus efficacement leurs scénarios violents par les violences qu’elles ont déjà subies. Exercer des violences sur une personne déjà blessée et traumatisée permet aussi aux agresseurs de mettre en scène une cruauté et une injustice encore plus grandes, plus impensables et transgressives, ce qui alimente leur toute-puissance. Les anciennes victimes sont donc activement recherchées par les agresseurs et enrôlées de force dans des scénarios qui n’ont de sens que pour eux.

La violence n’est pas une fatalité, l’être humain n’est pas violent par essence. Il le devient d’une part parce qu’il a subi lui-même des violences ou qu’il en a été témoin, le plus souvent très tôt dans son enfance. Il le devient aussi parce qu’il peut s’autoriser à reproduire les violences sur des victimes plus faibles, plus vulnérables ou désignées comme telles, pour soulager sa mémoire traumatique et les tensions qu‘elle provoque. Ce livre de Lundy Bancroft est donc essentiel pour que les femmes victimes de violences conjugales soient informées des manipulations des hommes violents, et pour qu’elles puissent se désolidariser d’une histoire qui n’est pas la leur, refuser d’y jouer le rôle d’esclave et échapper à ce piège. Dans cette optique, la reconnaissance de la réalité des violences subies et de leur impact psychotraumatique, la compréhension des mécanismes neuro-biologiques en jeu et des stratégies des agresseurs sont primordiales pour tous les proches et tous les professionnels en charge de secourir, protéger, accompagner et soigner les victimes : la lecture de ce livre sur sera extrêmement utile.

Dre Muriel Salmona
Muriel Salmona, psychiatre, fondatrice et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie et autrice de plusieurs ouvrages sur le thème des violences conjugales et sexuelles.
Éditions Libre – 24 euros
https://www.editionslibre.org/produit/pourquoi-fait-il-ca-lundy-bancroft/
Le Courrier de la Marche Mondiale des Femmes contre les Violences et la Pauvreté – N° 427 – 4 février 2024

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