Ciblant les angles morts d’une conceptualisation du patriarcat comme système d’oppression point-à-la-ligne, Christine Delphy insiste : la famille est aussi le lieu d’une exploitation économique. Les femmes sont non seulement opprimées, elles sont aussi exploitées dans l’économie domestique. La sociologue ne fait pas que confronter le marxisme « bien pensant », elle remet aussi en question certaines revendications féministes, notamment celles autour de la « conciliation travail-famille », du « partage des tâches », osant même dire que le système de subvention des garderies est un leurre du point de vue de la libération des femmes. C’est là toute la force des analyses de Christine Delphy : elle s’entête à rendre visible l’invisible (notamment l’exploitation des femmes et des esclaves), elle bouscule en pointant les revers des politiques qui apparaissent quasi consensuelles dans le milieu féministe, refusant le confort du « prêt-à-porter » féministe. En lisant ce recueil, vous serez assuré·e de maintenir le cap sur l’utopie d’un monde sans exploitation. C’est donc avec rigueur, pertinence et une bonne dose de contestation qu’elle propose les bases d’une théorie générale permettant véritablement de (re)penser l’exploitation.
Confronter le marxisme « bien pensant »
D’entrée de jeu, une phrase-choc attaque le dogme marxiste de plein fouet : « En dehors de la plus-value, point de salut. » Elle précise que la plus-value est une théorie particulière qui permet de mettre en lumière les mécanismes d’une exploitation particulière (le salariat). Christine Delphy critique donc ce qui prétend – du moins dans les milieux progressistes français – à la généralité, mais qui, sans l’être, ce qui a pour conséquence de faire silence sur les systèmes d’exploitation autres que le capitalisme, ou plutôt autres que l’échange dans l’économie de marché.
Plus largement, elle se penche sur les conditions de détermination de l’inscription de cette théorie dans une perspective « progressiste ». En effet, la sociologue nous rappelle que Marx souscrivait à la prémisse du « progrès » et que s’il a réduit l’exploitation au seul rapport capitaliste, c’est que son interprétation de l’histoire véhiculait l’idée que, du Moyen Âge à la modernité, les conflits de classes avaient permis la transformation des structures économiques, de sorte que le servage et les autres formes « archaïques » d’extorsion du travail étaient voués à disparaître pour laisser la place au seul système où l’appropriation du travail se réalise moyennant l’échange salarial : le capitalisme.
Christine Delphy montre avec justesse comment la recherche d’une « scientificité » moderne chez Marx l’a amené, non seulement à s’appuyer sur une vision des sociétés humaines en termes de « progrès », mais aussi à mobiliser le vocabulaire et le cadre d’analyse des économistes modernes. Le développement d’un langage « économico-scientifique » a, de fait, favorisé chez ses successeur·es un certain « positivisme marxiste », dans lequel le modèle explicatif est la réalité. Le modèle se suffit donc à lui-même et n’est d’ailleurs que très difficilement vérifiable empiriquement. Christine Delphy montre bien la vulnérabilité de l’édifice théorique qui s’appuie, de façon additive, sur un élément puis un autre. Or, l’essentiel de sa critique n’est pas là. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le problème est que la centralité du capitalisme dans l’analyse de l’exploitation occulte les autres formes de domination, faisant ainsi en sorte que le genre et le racisme sont minorés voire niés, le point de vue des dominé·es autres que les salarié·es le sont tout autant et leurs luttes se voient, au mieux, considérées comme secondaires, au pire sont dénigrées ou relayées aux oubliettes.
En outre, Christine Delphy montre que l’esclavage en général et l’esclavage domestique en particulier (les corvées, le travail forcé, etc.) sont des modes d’extorsion de travail gratuit, qui ont régné et continuent d’exister sous des formes actualisées. La sociologue nous met ainsi en garde : le féodalisme n’est pas mort, loin de là ! Par conséquent, les situations contemporaines d’esclavage ou encore le travail gratuit des femmes extorqué dans la famille suffisent à montrer la nécessité de décentrer l’analyse de l’exploitation en termes capitalistes et à révoquer l’utilité universelle de la notion de « plus-value » comme « mesure » unique de l’exploitation. Selon Christine Delphy, ce positivisme contredit d’ailleurs l’épistémologie marxiste : celle du point de vue. La résonance de cette critique épistémologique trouve sa force dans la proposition qu’elle fait à sa suite : en adoptant le point de vue des dominé·es, pourquoi ne pas revenir au cadre général des « sociétés de classes » ? L’appropriation du travail, dans la lecture qu’en fait Marx, devient ainsi l’une des pierres de touche de la théorie générale de l’exploitation à laquelle Christine Delphy nous convie.
Penser l’exploitation dans toutes ses formes
Les apports de Christine Delphy sont nombreux et riches. Elle aurait pu s’en tenir aux critiques rapidement évoquées pour que sa contribution aux études féministes, à la sociologie du travail et à l’économie politique (pour ne sommer que ces champs d’études) soit considérable. A contrario, Christine Delphy entreprend de cerner les bases nécessaires à l’élaboration d’une théorie générale de l’exploitation.
C’est sur la base d’une lecture matérialiste des rapports sociaux qu’elle souligne la nécessité de se pencher sur l’ensemble des rapports d’appropriation du travail. Pour cela, une condition sine qua non : tenir compte des modes d’extorsion du travail qui ne passent pas par « l’économie » dans son acceptation occidentale et moderne et qui peuvent même, à tort, être considérés comme révolus. Ces formes impensées de l’extorsion du travail soulignent ici encore l’importance de la proposition de la sociologue qui exige de revenir à une définition de l’exploitation libérée de ses oeillères économicistes.
Selon Christine Delphy, un constat s’impose d’emblée : toutes les exploitations utilisent, certes à différents degrés, des mécanismes semblables liés à l’extorsion du travail. Pour elle, la pertinence d’un vocabulaire partagé et issu du cadre général des sociétés de classe est incontournable pour comparer les différents systèmes d’exploitation pour en extraire les principes communs et les spécificités. Mais la sociologue se garde bien d’imposer à son tour un explicandans : les mécanismes peuvent être communs d’un système à l’autre, mais les modalités de l’extorsion du travail qui y sont respectivement mises en place sont plus souvent particulières (tout en étant comparables). D’une part, il y a le travail approprié en échange de rémunération (système capitaliste), mais il y a aussi, et d’autre part, le travail gratuit pour lequel les producteur·es « direct·es » ne reçoivent en échange que leur entretien (ou presque). Une théorie générale de l’exploitation doit exposer ces différentes modalités de l’extorsion du travail (patriarcat, esclavage, servage) sans toutefois tenter de les présenter, a priori, dans une théorie unifiante uniquement structurée autour de leurs similitudes.
Dans sa théorisation de l’économie domestique, Christine Delphy, montre justement comment le travail ménager est une modalité de l’exploitation patriarcale. Chiffres à l’appui, elle souligne avec éloquence que plus il y a de tâches à réaliser au sein d’un ménage hétérosexuel, moins, toute proportion gardée, les hommes en font. La démonstration de Christine Delphy nous force à admettre qu’il y a là un travail accompli gratuitement qui relève de l’appropriation. Comme elle le souligne, dire que le travail des femmes dans l’économie domestique n’a pas de valeur est un leurre puisqu’on lui en accorde une lorsqu’il est échangé contre un salaire dans l’économie de marché. C’est en fait sa gratuité, et par conséquent l’absence d’échange, qui en fait un travail approprié. Ce n’est pas la classe capitaliste, mais la classe des hommes qui s’approprient ici le travail des femmes.
Aux bases précédemment jetées pour élaborer une théorie générale de l’exploitation, Christine Delphy ajoute un élément indispensable : la porosité des frontières entre les différents systèmes d’exploitation et donc de la coexistence des rapports sociaux. Son apport en ce sens est substantiel, comme en font état ses travaux sur l’imbrication entre le capitalisme, le servage et le patriarcat1.
Refuser le confort du « prêt-à-porter féministe »
Christine Delphy déplore le fait que des féministes, à l’instar de Marx et de ses successeur·es, reproduisent les écueils de la réduction de toutes les formes d’exploitation à la seule exploitation capitaliste. Non seulement l’économie domestique et l’exploitation du travail des femmes, mais aussi les différentes formes de l’esclavage et du servage dits « modernes » – et largement sous-estimées – sont ignorées. En effet, non seulement le servage et l’esclavage continuent d’exister en Afrique, en Amérique latine, en Asie, mais sont particulièrement présents dans l’agriculture, qui occupe 80 % de la population mondiale. Ces personnes – des femmes en majorité, mais aussi des enfants et des hommes –, ne sont pas exploitées par le mode de production capitaliste, salarial. Elles doivent leur travail à un mari, à un père ou un frère ou un oncle ou un patron, qui ne leur fournissent « en échange » que leur entretien, c’est-à-dire le nécessaire à leur survie.
De façon plus spécifique, la sociologue s’attarde à la question du travail ménager et à sa lecture féministe égalitariste de la « distribution asymétrique » des tâches domestiques entre les hommes et les femmes. Par exemple, affirmer que les problèmes liés au « partage des tâches » dans la famille se résument au « manque de temps » des hommes occupés à « gagner » leur salaire, c’est ignorer des pans entiers de la réalité sociale. Elle répond : « [Cette explication] ne considère que la population des hommes, ignore celle des femmes, et construit un modèle théorique sur la base du seul cas de l’homme-marié-qui-ne-fait-rien-ou-presque, un modèle qui fait l’hypothèse que tout le temps du « travailleur » (censé être asexué, mais très genré en fait) est absorbé par son activité rémunérée2. »
Ce n’est pas à partir d’explications d’ordre psychologiques qu’il faut chercher à cerner les causes de la perpétuation de la répartition inégale des tâches domestiques, mais plutôt à partir des institutions sociales (État, mariage, hétérosexualité) et de la culture genrée qui étayent et relayent la division sexuelle du travail. La démonstration de Christine Delphy montre sans ambiguïté que la fiscalité et plusieurs politiques « pour l’égalité » participent, de fait, à l’extorsion du travail des femmes dans la famille ou le couple hétérosexuel. Elle ose pointer l’acoquinement du système de subvention des garderies françaises et de la classe des hommes en ne dénonçant avec justesse que ce qui est véritablement subventionné par l’État : c’est « la capacité des hommes de consacrer tout leur temps à leur travail ou à leurs biens sans qu’il leur en coûte rien pécuniairement3 ». Et elle ne s’arrête pas là. Christine Delphy propose des pistes d’action afin d’ébranler les piliers institutionnels qui génèrent et qui renforcent la distribution asymétrique du travail ménager entre les hommes et les femmes. À la base, encore faudrait-il que le mouvement féministe reconnaisse « que les hommes jouissent de privilèges, par définition indus, et qu’il faut les en dépouiller4 ».
Bien que la sociologue s’appuie sur des mesures en vigueur dans la société française, sa démonstration ne peut que nous inciter, universitaires et militant·es, à reproduire l’exercice pour l’État québécois. Le besoin est criant, considérant qu’année après année, les statistiques montrent que les femmes en font plus que les hommes, qu’elles occupent un emploi ou non, sont célibataires ou en couple. Chiffres à l’appui, on constate que les femmes n’occupant pas un emploi consacrent en moyenne 166 % de plus d’heures par semaine aux tâches ménagères que les conjoints qui occupent un emploi. En inversant les rôles, on observe que les hommes sans emploi dont les conjointes ont un travail rémunéré à temps plein consacrent seulement 4 % de plus qu’elles aux tâches ménagères5. À la lecture des propositions de Christine Delphy, il y a tout lieu de penser que malgré des spécificités propres à chacun des États (français et québécois), des similitudes prévalent quant à la complicité de ces derniers dans l’extorsion du travail des femmes. Pour le Québec, le chantier reste ouvert.
En somme, les analyses de Christine Delphy, présentées dans ce recueil, constituent un incontournable pour quiconque refuse de reproduire les écueils d’une analyse du travail réduit au seul rapport salarial et contribue à édifier une théorie générale de l’exploitation.
Mélissa Blais et Isabelle Courcy 6
Christine Delphy : Pour une théorie générale de l’exploitation
Des différentes formes d’extorsion du travail aujourd’hui
A paraître aux Editions Syllepse, en coédition avec M éditeur (Québec)
Notes
1. Voir entre autres Christine Delphy, L’ennemi principal, t.1, Économie politique du patriarcat, Paris, Syllepse, 1998.
2. Voir la première partie de ce livre, « Par où attaquer le “partage inégal” du “travail ménager” ».
3. Ibid., p.?62.
4. Ibid., p.?66.
5. Évelyne Couturier et Julia Posca, avec la collaboration de Chloé Dauphinais, Tâches domestiques : encore loin d’un pa-tage équitable, IRIS, octobre 2014, p.3, http//iris-recherche. qc.ca/wp-content/uploads/2014 /10/14-01239- IRIS-Notes-Taches-domestiques_WEB.pdf.
6. Mélissa Blais est doctorante en sociologie, chargée de cours à l’Institut de recherches et d’études féministes et chercheure au Groupe interdisciplinaire de recherche sur l’antiféminisme (GIRAF) à l’Université du Québec à Montréal. Elle a publié J’haïs les féministes ! Le 6 décembre 1989 et ses suites (Remue-ménage, 2009). Elle a également codirigé les ouvrages collectifs Le mouvement masculiniste au Québec. L’antiféminisme démasqué (Remue-ménage, 2008) et Retour sur un attentat antiféministe,École polytechnique de Montréal, 6 décembre 1989 (Remue-ménage, 2010).
Isabelle Courcy est titulaire d’un doctorat en sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle effectue actuellement un postdoctorat à l’Université d’Ottawa. Elle est membre-collaboratrice du Réseau québécois en études féministes (RéQEF). Ses intérêts de recherche portent sur les inégalités sociales, le travail domestique et la santé des femmes. Elle a publié plusieurs articles sur le travail « invisible » des mères d’enfants qui ont reçu un diagnostic de trouble du spectre de l’autisme (voir entre autres, Nouvelles Questions féministes, 2013, vol. 32, n°2).
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