Édition du 12 novembre 2024

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Féminisme

Pourquoi les minorités sexuelles et de genre doivent soutenir les femmes voilées

Pute, pédé, drogué, immigré, ancien d’Act Up, Thierry Schaffauser vit à Londres. Il est devenu président de la branche sex work du troisième syndicat du Royaume-Uni, le GMB. Co-fondateur de la Pute Pride et du Syndicat du Travail Sexuel, directeur pour l’Europe du Global Network of Sex Work Projects. Il a coécrit le livre manifeste Fières d’être Putes.

Que l’on soit trans, pédé, gouine, pute ou musulmane, les discriminations opèrent souvent de la même façon.

Premièrement : Droit d’exister dans l’espace public

De nos jours, les dominants ne peuvent plus éliminer physiquement les minorités en les tuant comme ils ont pu le faire dans le passé. Ça ne passerait plus trop comme méthode, c’est trop voyant. Du coup, ils s’attaquent à notre existence dans l’espace public qu’ils tentent de se réserver pour eux seuls. Ils vont absolument défendre le droit à une vie privée dans laquelle le sexuel ou le religieux peuvent s’exprimer. Mais dans les faits, on pourrait plutôt dire que ça ne doit surtout pas sortir de cette sphère privée. Sauf bizarrement pour l’hétérosexualité ou le catholicisme qui ont parfaitement le droit de s’exprimer dans la sphère publique. Ils sont même valorisés, par exemple, lors de l’élection d’un nouveau pape ou du mariage hétérosexuel d’un prince étranger. Seules les minorités religieuses et sexuelles n’y sont pas trop les bienvenues. Bien sûr, il y a les discriminations et les violences qui ne sont pas légales, bien que souvent tolérées, quand la police a du mal à enregistrer les plaintes, que les enquêtes ne sont pas instruites, et que la justice ne les condamne pas. Mais il y a aussi des lois spécifiques qui sont votées et qui, de fait, institutionnalisent ces discriminations, que ce soit contre le racolage public, le mariage jusqu’alors réservé aux hétérosexuels, ou l’interdiction de porter un symbole religieux ostentatoire. C’est comme quand on vous dit que les homos ne posent pas problème en soi, mais seulement voilà ils ont une manie de s’afficher, surtout devant des enfants. C’est comme ces putes qui représentent une nuisance publique sur nos trottoirs, surtout quand elles sont étrangères d’ailleurs. Et enfin ces femmes voilées qu’on ne peut vraiment pas louper.

2°) Fierté et prosélytisme

Certaines d’entre nous ont sans doute peur de se tenir par la main dans la rue, de s’exposer à la violence, mais courageusement beaucoup d’entre nous prennent le risque de racoler, d’être belle et visible, de porter une perruque ou un voile. Nous refusons d’avoir honte de ce que nous sommes. Nous refusons de nous cacher. Au contraire, nous sommes fières. Nous sommes fières d’exister dans un monde qui ne veut pas de nous. Nous sommes fières de lutter, ne serait ce que par notre visibilité, contre les discriminations à notre égard. Nous sommes fières de défier les regards réprobateurs que nous fassions la fête sur un char, racolions sur un trottoir, ou allions chercher nos enfants à la sortie de l’école laïque. On nous accusera forcément de vouloir imposer notre mode de vie et notre culture aux autres. On nous accusera de vouloir détourner les enfants du droit chemin, d’être des pédophiles, des proxénètes ou des islamistes. Nous répondrons simplement que nos identités ne sont pas nationales, et que l’égalité n’est pas l’effacement des différences, ni l’injonction à l’intégration au modèle dominant.

3°) Libre disposition et contrôle sexiste du corps

Certaines personnes diront que nous ne sommes pas féministes, que nous défendrions la subordination des femmes et l’aliénation de leur corps. C’est une vision très « ni putes ni soumises » de la libération des femmes, qui ne doivent être ni trop pute, ni trop soumise, qui doivent en fait rester enfermées dans un juste milieu intenable, car on leur reprochera toujours d’être trop, soit l’un, soit l’autre, tout simplement parce qu’elles oseront des libertés ou refuseront des avances. Et si on arrêtait tout simplement de dire aux femmes ce qu’elles doivent faire de leur corps ? Si on arrêtait avec ces lois spécifiques qui pénalisent les femmes soit disant pour leur bien ? Si on arrêtait d’interdire aux femmes ce qu’elles veulent être et pénalisions plutôt les hommes qui les forcent à être et faire ce qu’elles ne veulent pas ? Comment défendre alors le droit des femmes à ne pas être forcées de porter le voile ou de se prostituer, si on ne leur garantit pas non plus le droit de le faire si elles le veulent ? Comment défendre le droit à l’avortement tout en maintenant l’interdiction de la PMA ?

4°) Théories de l’aliénation et déni de sa capacité d’adulte

Et puis qui décide de quoi ? Pourquoi les minorités ne sauraient elles pas ce qui est bon pour elles ? Pourquoi toujours porter le soupçon sur leur parole ? Pourquoi les protéger contre elles-mêmes ? Et au final, qui ça arrange de ne pas avoir à prendre en compte ce que les minorités ont à dire ? Lorsque les femmes se battaient pour le droit de vote, on les accusait d’être manipulées par l’Eglise pour leur refuser. Jusqu’en 1981, la sexualité des adolescents gais n’était pas légale car on les pensait trop facilement manipulés par leurs ainés. Aujourd’hui on accuse les travailleuses du sexe d’être manipulées par des proxénètes et les musulmanes par leur famille. Aujourd’hui on continue de psychiatriser les trans ou de dire que les putes souffrent de troubles psychiques, comme on tentait autrefois de guérir les homosexuels. On continue de vouloir réinsérer socialement les putes, de les considérer comme des inadaptées sociales, et l’on dit que les femmes voilées sont perdues dans l’obscurantisme. Tout ça n’a qu’un but : invalider la parole des minorités et maintenir le pouvoir des dominants qui veulent s’ériger, à notre place, en experts de nos vies.

Pourtant nos paroles sont riches, articulées, ancrées dans un féminisme d’émancipation qui ne s’appuie pas sur l’intervention de la police, de l’état ni des frontières. Nos luttes sont bien la preuve que nous n’avons pas besoin de sauveur suprême, et que nous pouvons nous libérer par nous-mêmes, en alliance avec toutes les autres minorités qui subissent les mêmes mécanismes d’oppression. Le samedi 18 mai à 15h place de Chatelet les Halles, 1 rue Pierre Lescot, aura lieu une manifestation contre l’islamophobie. J’invite tout le monde à la rejoindre.

Thierry Schaffauser

Pute, pédé, drogué, immigré, ancien d’Act Up, Thierry Schaffauser vit à Londres. Il est devenu président de la branche sex work du troisième syndicat du Royaume-Uni, le GMB. Co-fondateur de la Pute Pride et du Syndicat du Travail Sexuel, directeur pour l’Europe du Global Network of Sex Work Projects. Il a coécrit le livre manifeste Fières d’être Putes.

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