Édition du 15 octobre 2024

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Féminisme

Lettre à un ancien acheteur de services sexuels

Depuis un an et demi, je partage la vie d’un survivant de la prostitution. J’ai découvert ce monde, qui m’était inconnu auparavant, à travers lui et son projet d’exposition sur le sujet, que je l’ai aidé à mettre en œuvre. L’exposition Force de vivre (expoforcedevivre.com) a été présentée en avril dernier au Centre communautaire et résidentiel Jacques-Cartier à Québec, et sera affichée à nouveau le mois prochain au Théâtre Périscope.

En constatant les séquelles que leur passage dans l’industrie du sexe laisse sur les personnes qui se prostituent, la lutte contre l’exploitation sexuelle est rapidement devenue une cause chère à mon cœur.

Récemment, j’ai croisé le chemin d’un ancien acheteur de services sexuels. Il disait de sa conjointe, qu’il a rencontrée la première fois pour une transaction de cette nature, que c’était son choix si elle avait commencé à consommer à l’adolescence et en était venue à se prostituer pour payer sa drogue. Son propos m’a fait réagir fortement. Pour bien lui expliquer mon point de vue sur le sujet et pourquoi je suis en total désaccord avec lui, je lui ai écrit une lettre. Je la partage ici :

« Mon cher,
J’ai décidé d’écrire un texte, pour t’expliquer les raisons profondes derrière ma vision du choix…

Figure-toi que j’ai déjà eu une vision du choix assez semblable à la tienne, mais ma pensée a beaucoup évolué à travers mes études en santé communautaire et mes expériences de vie des dernières années.

Je t’amène donc à adopter une vision plus globale de la société, que de focaliser sur des individus comme mon conjoint ou ta conjointe. Je t’amène aussi à regarder plus globalement les habitudes de vie des gens, et non pas parler seulement de drogue ou de prostitution.

On peut s’entendre pour dire que les situations dans lesquelles les individus se retrouvent (état de santé, dépendance, pauvreté, etc.) dépendent en partie des habitudes de vie qu’ils adoptent (ex. : faire du diabète si on a de mauvaises habitudes alimentaires, avoir un cancer du poumon si on fume, être pauvre si on dépense tout son argent en drogue…). À tes yeux, selon ce que j’ai compris, ce que les individus mangent, boivent, s’ils font de l’exercice ou pas, s’ils fument ou pas, s’ils prennent de la drogue ou pas, ce sont leurs choix.

Si je te dis maintenant que selon un rapport de la santé publique de la Capitale-Nationale de 2018, il y a environ 8 ans de différence d’espérance de vie entre la population des quartiers de la Haute-Ville et celle des quartiers de la Basse-Ville à Québec : les gens de la Haute-Ville (quartiers les plus riches) vivent en moyenne 8 ans de plus que les gens de la Basse-Ville (quartiers les plus pauvres).i Est-ce que cela veut dire que les gens de la Basse-Ville sont tellement niais qu’ils font des choix qui vont les mener à mourir 8 ans plus tôt que ceux de la Haute-Ville ?

Je ne pense pas que les gens de la Basse-Ville sont niais. Je pense juste qu’ils vivent dans des conditions qui font en sorte qu’ils n’ont pas la possibilité de faire les mêmes choix que les gens de la Haute-Ville. Ils sont plus nombreux à avoir grandi dans des environnements familiaux dysfonctionnels, à avoir vécu de la violence et des abus, à ne pas avoir eu le soutien dont ils auraient eu besoin pour développer leur plein potentiel, etc. Ils se retrouvent donc à l’âge adulte avec des problèmes de santé mentale, avec un niveau d’éducation plus faible, à ne pas pouvoir accéder à des emplois bien rémunérés, etc. Donc les choix qu’ils font ne sont pas réellement des choix, puisque s’ils avaient les mêmes possibilités que les gens de la Haute-Ville, ils feraient fort probablement les mêmes choix qu’eux et vivraient aussi longtemps qu’eux. Ils font les choix qu’ils peuvent avec les possibilités qu’ils ont.

Donc dire des individus qui adoptent des habitudes de vie néfastes pour leur santé et leur bien-être (habitudes alimentaires, sédentarité, tabagisme, consommation de drogues, etc.), que ce sont uniquement leurs choix, c’est nier tous ces facteurs sociaux. C’est faire reposer sur les épaules des individus l’entière responsabilité des situations difficiles dans lesquelles ils se retrouvent, alors qu’ils sont loin d’en être entièrement responsables.
Pourquoi certaines personnes défendent-elles si ardemment cette idée de choix et de responsabilités individuels ? Qui sont ces personnes qui défendent le plus ardemment ces idées ? Ce sont celles qui ont le plus à gagner à défendre ces idées et le plus à perdre si l’idée de responsabilité collective fait sa place dans la société. Ce sont les personnes mieux nanties pour qui la pauvreté d’une partie de la société est très profitable. Parce que oui, le fait qu’il y ait des personnes moins éduquées, qui ne sont pas bien outillées pour défendre leurs droits, qui sont incapables d’accéder à des emplois avec de bonnes conditions de travail, qui ne sont parfois même pas capables d’accéder à de vrais emplois (pour différentes raisons, comme des problèmes de santé mentale ou de dépendance), ça profite à bien du monde. Ceux qui se remplissent les poches et assouvissent leurs envies en sous-payant leurs employés, en vendant de la drogue à des personnes dépendantes, en vendant ou en achetant les services sexuels d’autres personnes, etc., ils n’ont aucun intérêt à reconnaître la responsabilité de la société et leur propre responsabilité dans les conditions dans lesquelles vivent ces personnes dont ils profitent. En disant que les habitudes de vie de ces personnes (habitudes alimentaires, sédentarité, tabagisme, toxicomanie, prostitution…) sont leurs choix uniquement, ils s’en lavent les mains et peuvent continuer d’exploiter la vulnérabilité de ces personnes à leur guise, en disant que si leurs conditions de vie ne leur plaisent pas, elles n’ont qu’à faire des choix différents.

Prendre conscience qu’on n’est pas l’unique responsable des conditions de misère dans lesquelles on se trouve, c’est le premier pas vers la guérison. Arrêter de s’autoflageller en se disant qu’on a été stupide de faire ces mauvais choix et reconnaître qu’on n’avait pas toutes les possibilités pour faire de meilleurs choix, ça enlève un gros poids. Ça aide à sortir la tête de l’eau, à devenir plus bienveillant envers soi-même, à se construire une estime, qui nous permettra d’aller chercher des outils pour nous aider à prendre réellement du pouvoir sur notre vie et à faire des choix différents.

Voilà pourquoi je ne peux pas tolérer qu’on dise d’une personne qui est tombée dans la dépendance à l’adolescence, puis dans la prostitution, que c’était son choix. »

Note
1. Milieu de vie et santé dans la Capitale-Nationale (gouv.qc.ca)

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