Tiré de Inprecor 722-223 juillet-août 2024
Par Norbert Holcblat
Erik Olin Wright, Pourquoi la classe compte. Capitalisme, genre et conscience de classe
Cet ouvrage (paru initialement en 2000) du sociologue américain Erik Olin Wright (1947-2019) apporte un éclairage original et important à l’étude des classe sociales. Edité en français en 2024, il a été traduit et postfacé par Ugo Palheta. « Le mot de classe ne sera jamais un mot neutre aussi longtemps qu’il y aura des classes » a écrit Pierre Bourdieu (1) ; la formule est juste même s’il peut paraître paradoxal de citer Bourdieu (dont la sociologie, aux apports indéniables, se différenciait du marxisme) au début d’un article consacré au livre d’un auteur qui, pour sa part, s’est durant la plus grande partie de son itinéraire, référé au marxisme tout en étant soucieux de le confronter inlassablement à la réalité.
Dans cet ouvrage, la démarche d’Olin Wright se différencie donc largement de celles de la plupart des chercheurs marxistes. Ceux-ci, comme il le note dans ses conclusions, « se fondent traditionnellement plutôt sur des méthodes historiques et qualitatives dans leurs recherches empiriques ». Cela, on le sait, a donné lieu à des travaux qui ont fait progresser la connaissance (2) . Olin Wright, pour sa part, utilise ici les méthodes de l’analyse quantitative (enquêtes par questionnaires) pour faire apparaitre en quoi la classe « compte » ou ne compte pas.
Dépasser l’analyse schématique
Mais, en préalable, il construit une structure de classe qui ne dérive pas des catégories de la population active construites, en France par exemple, par la statistique officielle (les PCS de l’INSEE en France) mais est fondée sur le marxisme et la place fondamentale des rapports de propriété et de l’exploitation (il se démarque ainsi d’autres d’analyses des classes, telles celles de Max Weber et de Bourdieu). Cela le conduit à opérer une première distinction, fondé sur la propriété des moyens de production, entre ceux qui ne peuvent subsister qu’en vendant leur force de travail et ceux qui détiennent un capital, eux-mêmes subdivisés entre capitalistes (au moins dix salariés), petits employeurs (2 à 9), petite bourgeoisie (1 au maximum).
Mais Olin Wright entend aussi et surtout analyser le conglomérat majoritaire que constituent les salariés sans adopter la solution habituelle qui consiste à regrouper dans une « classe moyenne » (parfois qualifiée de petite bourgeoisie) à géométrie et à fondements variables ceux qui ne peuvent être classés ni parmi les prolétaires ni parmi les bourgeois. Il souligne que s’en tenir au critère de la propriété des moyens de production « amène à positionner 85 à 90 % de la force de travail des pays capitalistes les plus développés dans une seule classe (la classe travailleuse). En un certain sens, cela reflète une vérité profonde concernant le capitalisme à savoir qu’une large partie de la population est séparée des moyens de production et doit vendre sa force de travail sur le marché du travail pour survivre. » Néanmoins, c’est insuffisant, « si l’on souhaite notamment que la structure de classe nous aide à expliquer la conscience de classe, la formation de classe et le conflit de classe ». Dans le schéma d’Olin Wright, la condition de salarié·e ne suffit pas à caractériser une seule position de classe. La « classe moyenne » salariée correspond à « un ensemble de positions liées au processus d’exploitation et de domination de manière contradictoire ».
Distinguer les classes sociales
Pour analyser le salariat dans sa totalité, il introduit donc deux types de distinctions : la place dans la hiérarchie et l’autorité d’une part, les qualifications d’autre part. Ainsi parmi les travailleurs « de base » non-encadrants, Olin Wright distingue trois positions selon le niveau de qualification : non qualifiés, qualifiés, hautement qualifiés. Il procède de même pour les cadres supérieurs et le petit encadrement. Cela le conduit à distinguer neuf catégories parmi les salariés. Olin Wright remarque que le schéma ainsi construit n’inclut pas, par exemple, les « capitalistes qui ne sont pas techniquement des “employeurs” », c’est-à-dire ceux qui vivent essentiellement de revenus du capital sans être eux-mêmes des patrons. Mais son objectif est d’abord de construire un schéma théorique apte à être utilisé dans des enquêtes quantitatives produisant des résultats comparables dans divers pays, enquêtes qui confirmeront ou infirmeront la solidité de ses hypothèses.
Olin Wright met l’accent sur l’importance d’étudier les différences et les similitudes entre les salariés non prolétariens et les prolétaires au sens strict. Les premiers, donc, occupant des « positions contradictoires au sein des rapports de classe », à la fois exclus de la propriété des moyens mais en même temps distincts – dans une mesure plus ou moins grande – de la « classe travailleuse ». Les réponses aux questionnaires permettent d’en appréhender certaines dimensions, notamment pour ce qui est de la vision du conflit capital-travail : la « classe travailleuse », qualifiée ou non, est toujours la plus anticapitaliste et l’encadrement supérieur hautement qualifié se rattache à la coalition idéologique bourgeoise. Par ailleurs, si le degré de sentiment anticapitaliste varie selon les pays dans la « classe travailleuse » (et semble dépendre de l’importance d’organisations ouvrières indépendantes), la classe bourgeoise est partout clairement pro-capitaliste, ce qui d’une certaine façon rejoint les observations de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot sur la bourgeoisie française comme classe consciente et mobilisée (3).
Penser la complexité
Il faut souligner qu’Olin Wright ne s’engage pas dans le modèle ternaire avancé par certains économistes ou sociologues comme Gérard Duménil et Dominique Lévy qui font de l’encadrement une classe sociale à part et n’excluent pas que « le capitalisme pourrait laisser la place à un nouveau mode de production post-capitalisme, dit “cadrisme”, dont la classe supérieure serait celle des cadres » à moins que la lutte des classes populaires ne conduise à une alliance entre les cadres (ou certains membres de cette classe) et celles-ci (4). On peut penser que Olin Wright a eu raison de ne pas céder à ce type d’extrapolations, qui d’ailleurs n’est pas récent, tant parmi ceux qui ont pu se réclamer du marxisme comme James Burnham dans les années 1930 et 40 (5) que parmi des économistes ou sociologues non-marxistes comme d’une certaine façon John Kenneth Galbraith dans les années 1960 (6).
Dans sa postface, Ugo Palheta rappelle que certains attribuent souvent et hâtivement aux marxistes une forme de « réductionnisme de classe ». Ce travers a pu exister mais il n’est aujourd’hui en aucun cas général. En tout cas, il en innocente à raison Olin Wright. D’aucune matière, celui-ci ne soutient que la classe explique tout. S’il reconnait que le facteur racial n’est abordé que de manière sommaire dans son ouvrage (à propos des USA) et qu’il mériterait d’autres investigations, quatre chapitres du livre sont consacrés aux questions de genre.
On ne reprendra pas ici les débats actuels sur l’intersectionnalité qui mériteraient de longs développements. Sur ce point, on se bornera pour conclure à reprendre le titre de l’ouvrage : « la classe compte ». Et l’éluder conduit à des impasses, théoriques et politiques, comme le rappelle Jean-Marie Harribey dans un article récent de la revue du conseil scientifique d’ATTAC : « si l’exploitation du travail au sens du prélèvement de la plus-value par le capital ne résume pas la totalité des dominations dans la société, sans le concept d’exploitation d’une classe par une autre la société devient incompréhensible » (7).
Norbert Holcblat, le 10 mai 2024
Notes
1. Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, éditions de Minuit, 1984-1982, qui poursuit assez justement « La question de l’existence ou de la non-existence des classes un enjeu de lutte entre les classes ».
2. Nous nous contenterons ici de deux références La formation de la classe ouvrière anglaise de E.P. Thompson (The Making of the English Working Class), Le Seuil, collection Points, 2012 (édition française la plus récente) et Les ouvriers dans la société française, 19e-20e siècle, de Gérard Noiriel, Paris, Le Seuil, collection Points, 2011 (édition la plus récente).
3. M. Pinçon & M. Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Collection « Repères », La Découverte, souvent réédité.
4. Gérard Duménil et Dominique Lévy ont exposé cette thèse dans de nombreux textes, voir notamment une interview à Contretemps « A propos de « La grande bifurcation ». Entretien avec Gérard Duménil et Dominique Lévy »
5. les managers. Plus tard, il devint un idéologue de l’impérialisme américain.
6. Pour ce dernier, auteur du Nouvel État industriel (1967), i l y a une forme de divorce entre la détention du pouvoir juridique (celui des actionnaires) et l’exercice réel du pouvoir par les managers, la technostructure qui a pour objectif la croissance à long terme de l’entreprise. Le néolibéralisme a asséné un coup fatal à cette hypothèse.
7. « L’invisibilisation des classes populaires ». Dans cet article plutôt polémique et avec différentes cibles mais argumenté, J-M Harribey déplore le développement exagéré à gauche d’un « fond de référence identitaire plutôt que de classe pour caractériser individus et groupes sociaux ».
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