Édition du 29 octobre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Europe

Processus constituants et luttes sociales et politiques

Pour une rébellion démocratique et égalitaire en vue d’une Europe commune

Ce texte est une première version d’un chapitre du « manifeste programmatique » rédigé dans le cadre du projet « ReCommonsEurope », initié par le CADTM, EReNSEP et le syndicat ELA. Cette version française est proposée pour discussion dans tous les cadres intéressés par le débat en cours sur l’Europe (notamment les commissions Europe de diverses associations ou organisations politiques).

tiré du site d’ensemble : https://www.ensemble-fdg.org/

I. Les principes du scénario :

Nos propositions politiques devraient contenir un scénario de désobéissance et de confrontation avec les institutions européennes ainsi que de construction d’autres types de coopérations internationales (à différents niveaux, des municipalités aux États). Désobéissance et confrontation sont nécessaires pour rendre possible la construction de nouvelles coopérations – et inversement.

Ce scénario a pour objectifs :

 de promouvoir des alternatives concrètes aux scénarios du dernier « Livre blanc sur l’Europe » de la Commission européenne, et de délégitimer les institutions non-élues de l’Europe (Commission européenne, Eurogroupe, Banque centrale européenne, etc.).

 d’éviter la fausse alternative « soit on change l’Union européenne et l’Union économique et monétaire européenne en respectant leurs règles, soit on les quitte (et c’est tout) » ; de rendre possibles des politiques économiques alternatives comprenant des dimensions structurelles (concrétiser l’autre Europe que nous voulons, qui serait démocratique, solidaire et qui engagerait une transition écologique) et des dimensions tactiques (liées à la confrontation avec l’UE existante, en utilisant ses contradictions à notre avantage).
Ce scénario de désobéissance et de confrontation avec les institutions et les traités de l’UE ainsi que de construction de processus constituants visant à établir de nouvelles coopérations internationales doit tenir compte des leçons du scénario grec (2010-2015), du processus indépendantiste en Catalogne et du Brexit. Par exemple, à quoi pourrait ressembler l’utilisation de l’article 50 du traité de Lisbonne (que la majeure partie de la gauche semble avoir découvert avec le Brexit) dans le cadre d’un projet de gauche et démocratique ?

Le scénario proposé se base sur trois principes.

Premièrement, notre orientation stratégique doit être clairement située politiquement contre les classes dominantes européennes et leurs composantes nationales et contre tous les courants xénophobes et racistes, qu’ils soient favorables ou non à l’UE. Ainsi, afin de rompre tant avec les forces dominantes et les institutions au niveau national qu’avec les institutions et les traités au service des classes dominantes au niveau européen, des lignes de séparation doivent être clairement mises en avant sur les sujets sociaux, environnementaux et démocratiques. Cela doit être fait en gardant clairement pour objectif de réunir les peuples européens (d’une autre manière que ce qui est fait actuellement).

Deuxièmement, puisqu’il est nécessaire d’établir de nouvelles formes de coopération internationale (et d’œuvrer à leur établissement sur le long terme et selon nos propres revendications), ce scénario ne peut pas se concentrer uniquement sur les aspects de séparation et de rupture. Il doit être mis en œuvre par des fronts permanents et des campagnes de préparation au niveau transnational à travers lesquelles nous devrons proposer des processus constituants visant à établir de nouvelles institutions internationales.

Troisièmement, ce scénario, qui inclut des étapes à court terme et des campagnes à long terme, doit articuler luttes sociales (et auto-organisation), initiatives politiques et éléments de processus constituants. La défense et la légitimation de droits fondamentaux doivent être combinées à l’exercice d’une pression sociale sur les institutions existantes, à tous les niveaux, et associées à la création de contre-pouvoirs et de nouvelles institutions démocratiques.

Certaines conditions sont nécessaires à la réalisation de ces principes : aucun de ces niveaux ne devrait être priorisé, et chacun d’entre eux devrait être pensé en lien avec les autres. Par exemple, il n’y a pas de lutte sociale crédible contre les traités européens sans perspective politique de confrontation avec les institutions européennes et sans proposition de lancement d’un processus constituant visant à l’établissement d’autres alliances européennes ou internationales ; et une initiative politique dans un État en particulier ne devrait pas être lancée sans faire appel à une mobilisation sociale internationale et sans proposer de nouvelles institutions internationales à des alliés concrets.

Dans le même temps, il est clairement possible et probable que des initiatives de confrontation avec l’UE aient lieu en l’absence d’un contexte politique permettant de lancer simultanément de nouvelles formes de coopération internationale. Cela ne signifie pas qu’il faudrait alors exclure de telles confrontations, mais que celles-ci devraient être pensées dans la perspective de constituer de nouvelles institutions de coopération internationale dès lors que le contexte politique le permettra.

Pour ces raisons, les trois étapes socio-politiques proposées ci-après doivent être pensées conjointement à ces trois niveaux.

II. Les principales étapes du scénario de « rébellion et de communisation » :

En quoi devraient consister ces étapes du scénario ?

1. Mettre en œuvre concrètement nos objectifs sociaux, environnementaux et politiques au moyen d’une plateforme permanente de désobéissance coordonnée et orientée vers de nouvelles coopérations : aux niveaux municipal, régional ou national, et concernant des enjeux politiques globaux ou spécifiques (par exemple la dette, les politiques migratoires, la transition écologique, les accords néocoloniaux avec les pays du Sud, etc.), plusieurs acteurs politiques désobéissent aux Traités, diktats et décisions de l’Union européenne. Ils déclarent cette désobéissance afin de mettre en œuvre immédiatement et de concert des politiques alternatives ainsi que d’établir de nouvelles coopérations instituées et de long terme (à nouveau au sujet d’enjeux globaux ou spécifiques, cette dernière option pouvant être nommée celle de la « coopération fonctionnelle »).
Cette première étape doit être initiée pour satisfaire les besoins populaires concrets au moyen d’une coopération internationale progressiste et de la mise en œuvre locale d’une production auto-organisée de biens et de services, contre la logique de compétition, en particulier au niveau européen. Si un acteur politique est provisoirement isolé, il peut et doit tout de même initier cette première étape de désobéissance et proposer publiquement ce type de coopération internationale.

2. Enclencher une confrontation systématique avec les institutions européennes et leur idéologie ainsi que leur économie politique : ces déclarations de désobéissance doivent être basées sur des campagnes concrètes (dans tous les domaines, comme ceux du droit du travail, des politiques monétaires, de l’antiracisme, etc.) qui doivent dans la mesure du possible démontrer d’emblée la possibilité et l’efficacité de la mise en œuvre d’objectifs démocratiques, environnementaux et sociaux au niveau européen, en contradiction ouverte avec les traités existants et les politiques néolibérales. C’est sur la base de telles campagnes et de telles expériences concrètes qu’il est possible de préparer les populations à la nécessité de désobéir aux « règles » dominantes ou aux diktats des institutions existantes. La confrontation consiste également en la mise en œuvre d’outils défensifs contre les menaces et contre-attaques de l’Union européenne, ainsi que d’initiatives offensives pour déstabiliser le bloc néolibéral et provoquer une crise de légitimité et de fonctionnement des institutions européennes.

Si un acteur politique est provisoirement isolé, il doit tout de même mettre en œuvre de tels outils par lui-même, tout en proposant à d’autres acteurs de contribuer à la crise politique des institutions européennes. Afin de soutenir cette rupture, les consultations et les mobilisations populaires doivent être centrées sur les objectifs et programmes concrets qui doivent être mis en œuvre contre les classes dominantes de l’Union européenne. Ainsi, quand le système monétaire et les traités apparaissent en contradiction explicite avec les objectifs légitimes et les droits sociaux et démocratiques (comme c’était le cas, par exemple, dans le cas de la Grèce en 2015), ils doivent être remis en cause, ils ne doivent pas être appliqués et ils doivent être remplacés par d’autres traités. La logique de ce scénario implique de refuser toute forme de sacrifice pour une monnaie, qu’il s’agisse de l’euro ou d’une monnaie nationale, et d’établir la subordination du marché et des moyens financiers à l’ensemble des objectifs politiques démocratiquement déterminés. Les « outils défensifs » constituent des protections, mais il doit être clair qu’elles ne sont pas conçues pour protéger le capital national, mais bien le peuple et la démocratie contre les classes dominantes, et ce à tous les niveaux. Ils sont également conçus pour favoriser non pas la compétition mais la coopération politique entre les travailleurs qui veulent s’associer dans une entité commune afin de défendre leurs droits et leurs objectifs communs.

3. Initier des processus constituants vers de nouvelles coopérations politiques en Europe, basées sur une plateforme commune contre les classes dominantes et institutions européennes, ainsi que contre les courants xénophobes en Europe : en fonction des divers contextes et des possibles conséquences des deux premières étapes du scénario (une rupture avec / une exclusion de / une confrontation de long terme avec l’UE et l’UEM), une alliance d’associations, municipalités, régions ou États initient une « procédure constituante rebelle » (là encore concernant des prérogatives globales ou certaines prérogatives fonctionnelles spécifiques). Ce processus constituant doit être ouvert y compris à des espaces politiques qui ne sont pas impliqués dans le processus initial de désobéissance, et viser la création d’institutions alternatives aux niveaux européen et international.

Si un acteur politique est provisoirement isolé, il initie tout de même ce « processus constituant rebelle » dans le territoire et au sujet des prérogatives concernées, et propose à d’autres acteurs de rejoindre le processus. La notion de « rébellion » (reprise notamment des « Municipalités rebelles ») signifie que ce scénario ne se limite pas aux procédures institutionnelles existantes dans l’Union européenne ; qu’il s’agit d’organiser des réseaux de rébellion organisée de différentes formes ; qu’un tel « processus constituant » entrera en conflit avec les traités de l’UE et qu’il pourra ne pas être linéaire. Par exemple, des « assemblées constituantes » partielles pourront aider à délégitimer et bloquer le fonctionnement de l’Union européenne existante. Elles pourraient être organisées au sujet d’enjeux spécifiques (les « communs », les codes du travail, les droits, etc.) et sans critère géographique, avant même qu’elles ne soient en mesure d’établir une nouvelle Union à un niveau européen plausible.

III. Propositions pour des initiatives immédiates :

Chacune de ces trois étapes requiert des initiatives immédiates, afin de préparer leur condition de réalisation et de saisir les occasions sociopolitiques qui se présenteront. Les réquisits principaux concernent l’élaboration et l’appropriation populaire des outils concrets nécessaires à la désobéissance, à la confrontation et à la mise en œuvre de processus constituants ainsi que l’association des forces sociales et politiques qui pourraient les porter.

Afin de préciser le scénario et de l’adapter concrètement aux différentes situations possibles, nous avons besoin :

a) de tirer les enseignements des tentatives passées de rupture avec les traités européens et de désobéissance aux institutions européennes néolibérales, principalement : la séquence politique de 2010-2015 en Grèce, le référendum du Brexit en Grande-Bretagne, et la rébellion régionale en Catalogne, manifeste notamment en 2017 ; mais aussi d’autres exemples de tentatives similaires pour rompre avec des entités d’exploitation et d’oppression, qui peuvent être plus anciens et extérieurs à l’UE.

b) d’analyser, de préciser et de populariser les outils juridiques et économiques déjà employés ou débattus à gauche : par exemple les comités d’audit de la dette publique, les systèmes de paiement complémentaire et/ou la création d’une nouvelle monnaie nationale sous contrôle démocratique, l’article 50 du traité de Lisbonne, etc.
c) de s’appuyer sur les réseaux existants qui anticipent d’ores et déjà ce scénario et qui pourraient mener des campagnes en lien avec lui et rejoindre les forces visant à le réaliser : notamment les « municipalités rebelles », le Manifeste d’Oviedo / le réseau des municipalités contre la dette illégitime et les coupes budgétaires dans l’État espagnol, le réseau du Plan B, les forums du Parti de la Gauche Européenne, l’Altersommet, etc.

Concrètement, pour l’année prochaine (2019), nous proposons à toutes les forces progressistes (syndicats, organisations politiques, associations) partageant des objectifs similaires :

1. de réactualiser, mettre en commun et populariser le Manifeste de l’Altersommet : combiné avec d’autres élaborations convergentes, il pourrait être employé pour des consultations populaires au sujet des moyens et des fins d’un processus sociopolitique alternatif en Europe et pour l’établissement d’un « espace » européen alternatif réunissant celles et ceux qui, dans, contre, et hors de l’UE, veulent initier une rébellion européenne, démocratique et de long terme.

2. de saisir l’occasion des élections européennes pour lancer des campagnes et initier des débats populaires au sujet de ce scénario et de ses implications ; informer au sujet des initiatives existantes et des espaces alternatifs qui pourraient prendre part à ce scénario ; et réunir les forces sociales et politiques autour de cette perspective.

Alexis Cukier, Nathan Legrand, Catherine Samary

Alexis Cukier

Membre d’Ensemble ! (France) et du réseau ERENSEP (European Research Network on Social and Economic Policies)

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