Première partie – nos ancêtres les résistants
Bien avant la globalisation que l’on connait aujourd’hui, l’idée de l’émancipation sociale et nationale résonnait en Irlande, en Pologne, en Inde, au Maroc. Des syndicats et des mouvements politiques y étaient associés en France, en Angleterre, en Russie. Nos patriotes étaient en lien, ils écoutaient, on les écoutait, en Europe et dans les Amériques.
Le projet républicain était résolument anticolonial, orienté sur l’idée de l’égalité et des droits. Avant tout le monde, les Patriotes ont demandé l’égalité pour les autochtones. Ils voulaient séparer la religion de l’État, car le pouvoir colonial était relayé par une (trop) puissante église catholique imbue des idées réactionnaires de l’époque. Ils voulaient mettre fin au système féodal que les Anglais avaient préservé lors de la conquête de 1763.
Au départ, ce mouvement de masse a impulsé une immense mobilisation populaire. Les gens parcouraient des kilomètres à pied pour s’assembler à plusieurs milliers dans des patelins un peu partout dans le « Bas-Canada ». À plusieurs reprises, les Patriotes ont massivement gagné les élections à l’« assemblée législative » mise en place par le pouvoir colonial pour faire semblant d’être démocratique. Ils avaient construit un dense réseau de journaux et de publications. Ils mobilisaient des centaines d’intellectuels, tout en comptant d’abord et avant tout sur l’appui des masses paysannes et urbaines. Sans pouvoir ni budget, l’Assemblée dominée par Papineau et ses collègues est devenue l’écho des revendications populaires.
L’empire britannique, alors au sommet de sa puissance, ne voulait rien savoir. D’abord, le dispositif du pouvoir a frappé, interdit, réprimé et violenté. L’armée a mis en place des supplétifs civils, essentiellement des bandes armées composées d’anglophones de Montréal et de Québec, pour semer la terreur. Les chefs patriotes comme Louis-Joseph Papineau ont échappé de peu au lynchage et dans les villes, on ne pouvait plus revendiquer.
Ensuite, le colonialisme a joué sur la division. Entre anglophones et francophones, alors que la rébellion disait clairement que la lutte n’était pas ethnique, qu’elle avait pour but de créer une république pour tout le monde. Division entre élites cléricales francophones et populations ensuite. La hiérarchie catholique (contre l’opinion de beaucoup de prêtres) s’est mobilisée pour défendre l’empire et ce qui allait avec, un pouvoir absolutiste, corrompu, antipopulaire.
Et alors que le mouvement républicain montait depuis une dizaine d’années, le vent a tourné. Les Patriotes se sont retrouvés relativement désemparés. Une partie d’entre eux, impulsés par les Fils de la liberté, se sont tournés vers la lutte armée. D’autres se sont exilés. Quelques-uns ont proposé d’abandonner la lutte pour demander au pouvoir colonial des « accommodements ». En dehors des bastions de la révolte au Bas-Canada, les anticolonialistes du Haut-Canada se sont rapidement tassés. Finalement, l’insurrection amorcée en 1837 a échoué, provoquant une répression systématique et une sévère défaite.
Pour comprendre l’échec, il faut explorer plusieurs causalités. La révolte a été finalement détournée par le pouvoir colonial qui a réussi à convaincre la majorité des anglophones, ceux de Montréal et de Toronto notamment, qu’elle devait s’accrocher à ses privilèges plutôt qu’à construire un nouvel État républicain (comme le proposait le populaire maire de Toronto William Lyon Mackenzie, un allié des Patriotes). D’autre part, le pouvoir avait en mains un formidable atout dans cette clique réactionnaire et ultramontaine, particulièrement puissante à Québec (ce qui explique la quasi absence du mouvement des Patriotes dans cette région).
La responsabilité n’appartient cependant pas seulement au pouvoir. Le noyau des Patriotes regroupé autour de la figure imposante de Louis-Joseph Papineau, n’a pas été en mesure de construire une stratégie à long terme. Papineau avait l’impression, par exemple, que les États-Unis allaient appuyer la rébellion. Après tout quelques décennies auparavant, les Américains avaient effectivement mené leur lutte pour l’indépendance. Par contre, le nouveau pouvoir américain était tenu en mains par une élite esclavagiste, rêvant de lancer des opérations de conquêtes meurtrières contre les populations autochtones et le Mexique. D’émancipateurs, les nouveaux Américains étaient devenus des impérialistes, ce qui les conduisait à de douteuses alliances avec la super puissance britannique de l’époque, ce qui explique qu’ils ont tout simplement laissé tomber les Patriotes. On ne peut pas reprocher à Papineau et aux autres de s’être empêtrées dans la géopolitique de l’époque, mais néanmoins, l’idée que la colonie pouvait se libérer avec l’appui des États-Unis s’est avérée une grave impasse.
D’autre part, très avancé sur le plan social et programmatique (les Patriotes proposaient non seulement l’indépendance, mais l’émancipation sociale), le projet ne s’est pas organisé pour mener une lutte populaire prolongée. Les structures politiques ont rapidement été disloquées par la répression et l’exil. Les assemblées citoyennes ne se sont pas transformées en organisations permanentes. Sur le plan militaire, au lieu de penser à une guérilla qui aurait pu épuiser le pouvoir colonial, les Patriotes ont vainement tentés de confronter directement une armée aguerrie. Ils n’avaient aucune chance et ils ont payé chèrement la note.
Les répercussions de cette défaite ont été immenses. Le pouvoir colonial était astucieux et assez rapidement, il a procédé à des réformes pour tuer les semences de la rébellion. Une partie importante du leadership patriote a été cooptée. Ils ont accepté la subjugation en échange d’une partie du pouvoir politique. Plusieurs leaders patriotes sont devenus des gestionnaires du processus de fabrication d’un pouvoir néocolonial, sous-contracté par les Britanniques à une nouvelle couche bourgeoise anglo-canadienne. L’Acte de l’Amérique du Nord britannique, qu’on fait passer par la création d’un pays (1867), verrouillait le projet d’émancipation sociale, minorisait politiquement les populations du Bas-Canada, et mettait en place les conditions pour arracher le territoire aux nations autochtones une fois pour toutes.
Pour compléter le tout, l’élite cléricale a consolidé son pouvoir en étant le seul maître à bord dans la société civile via le contrôle sur l’éducation, les médias, la famille.
Envers et contre tout, les héritiers des Patriotes ont continué, avec les « Rouges », avec les métis de Louis Riel, avec les mouvements anti-impérialistes qui ont continué de mobiliser les multitudes dès la fin du 19ième siècle et au début du 20ième siècle. Il a quand même fallu plusieurs décennies pour mettre à mal le pouvoir néocolonial et les élites réactionnaires, jusqu’à temps que les braves mineurs d’Asbestos, les syndicalistes de Valleyfield et les étudiants de Montréal réinventent le projet qui est devenu plus tard la révolution-pas-si-tranquille. Mais ça, c’est une autre histoire.
Alors pour terminer et se préparer à la fête des Patriotes au-delà du folklore, que faire ? Et bien, la chose la plus naturelle à faire est de comprendre et de s’informer, pas seulement pour savoir ce qui s’est passé il y a 150 ans, mais pour voir les liens. En quoi le mouvement des Patriotes, ce grand « moment républicain », peut-nous inspirer aujourd’hui ? Comment éviter les mêmes pièges que le dispositif du pouvoir continue de dresser contre les mouvements populaires (divisions communautaires et ethniques) ? Les mouvements peuvent-ils ériger un projet de durée qui pourra résister au choc de la répression ? Comment mener la longue bataille des idées pour faire dérailler l’État capitaliste canadien et ses alliés-subalternes de Québec inc ? Comment imaginer des formes organisationnelles disposant d’une capacité stratégique ?
Lors du Forum social mondial, les NCS organisent une grande table ronde sur l’héritage des Patriotes. L’historien et essayiste Jean-Claude Germain nous lancera quelques provocations dans sa verve habituelle pour nous encourager à discuter.
Deuxième partie : L’héritage des Patriotes
À la fin de 1837, l’insurrection des Patriotes a totalement échoué. L’armée britannique reprend rapidement le contrôle des deux couronnes de Montréal où les affrontements ont lieu. L’armée procède à des punitions collectives, brûlant des villages. C’est la chasse à l’homme, avec des centaines de jeunes arrêtés, violentés, détenus dans des conditions très dures. Plus tard commencent des « procès » qui sont de véritables mascarades, d’où les condamnations à mort, les lourdes peines de prison, l’exil. La défaite, quasiment totale, connaît un faux rebondissement en 1838. Quelques centaines de « Frères-chasseurs » commandés par Robert Nelson se confrontent à l’armée à proximité de la frontière américaine. Nouvel échec catastrophique, nouvelle vague de répression, nouvelle décapitation. C’est la fin du mouvement. Pendant longtemps, des intellectuels et des historiens ont discuté de cette trame tragique de notre histoire. Le courant dominant a globalement été de décrire cette défaite comme un écrasement programmé par le « régime anglais ». C’est évidemment vrai, mais en partie seulement. En réalité, l’insurrection des Patriotes a été défaite de l’intérieur. L’élan de la lutte démocratique et républicaine a été brisé, non seulement par les bâillonnâtes de l’armée impériale, mais par les profondes divisions traversant la société du Bas-Canada.
Les élites réactionnaires
Il faut se souvenir que l’Angleterre en acquérant le contrôle à la fin du 18ième siècle eut l’intelligence politique de négocier une sorte de pacte avec l’élite locale cléricale et féodale qui dominait la vallée du Saint-Laurent à l’époque. Ce « pacte » concéda à ces élites le contrôle des « natives » en échange de leur loyauté à la couronne. Plus tard au moment de la révolution française (1789 et plus), cette élite devint encore plus réactionnaire, contente en fin de compte d’avoir échappé aux méchants révolutionnaires français en devenant de loyaux sujets de sa Majesté britannique.
Voici ce qu’en disait l’évêque de Québec, le dénommé Plessis :
Vous chrétiens, vous devez être soumis à ceux qui commandent. Jésus-Christ ne vous a pas chargés de surveiller les souverains sous lesquels vous vivriez. (…) C’est donc un péché considérable, je ne dis pas de se révolter, je ne dis pas de renverser un gouvernement établi, mais même de s’opposer aux vues louables de ce gouvernement et d’en contrarier les ordres. (Cité par Gérald Bernier et Daniel Salé, Entre l’ordre et la liberté, colonialisme, pouvoir et transition vers le capitalisme dans le Québec du XlXe siècle, Boréal, 1995, page 126)
Le pouvoir des curés et des notables était considérable. C’étaient les seules élites que le peuple connaîssait dans les villages où résidait 80 % de la population. Elles se sont opposées corps et âme au projet Patriote et ont réussi, en partie au moins, de limiter la portée de leur appel. En fin de compte, une grande partie de la population a hésité à rejoindre activement la rébellion. C’était suffisant pour l’affaiblir et conduire les leaders patriotes à surestimer leurs forces.
Une lutte sociale
Si une sorte de « guerre civile » bloque l’avancement du projet républicain, il y a une autre fracture qui explique les défaillances de l’insurrection. Pour une grande partie des leaders Patriotes, la lutte est contre un Empire britannique construit sur une structure féodale, archaïque, antipopulaire. C’est une lutte sociale, une lutte républicaine, et non une lutte « contre les Anglais ». Les revendications vont dans le sens d’en finir avec ces structures qui oppriment le peuple au profit d’une petite minorité aristocratique installée d’office. Ce sont des membres des professions médicales et juridiques, de même que des artisans et des paysans qui montent au front face à un régime colonial appuyé par les cléricaux et une certaine bourgeoisie marchande, anglophone (surtout) et francophone (minoritaire) qui prospère sous l’Empire. Le régime colonial voit le danger d’un tel mouvement et cherche à « ethniciser » la confrontation. Dans le Haut-Canada, le discours du pouvoir est de faire passer le projet républicain comme un « complot français » et « papiste ». Il réussit à circonscrire la révolte dans cette région à une petite partie de la population qui embarque dans la posture ethnique.
Le projet républicain
Au contraire dans le Bas-Canada, le discours des Patriotes est anticolonial et antiféodal. Il appelle à l’unité des peuples contre cet Empire, « de toute croyance, de toute langue et origine ». Lors d’une réunion publique patriote à Québec en 1837, les participants adoptent une résolution qui affirme que « loin de nourrir des préjugés contre nos co-sujets d’origine étrangère, nous sommes au contraire disposés à donner des marques de confiance et de sympathie à ceux d’entre eux qui combattent pour la cause populaire ». (Cité par Jean-Paul Bernard, Les Rébellions de 1837-38, Boréal 1983, p. 58). Et pour cause, une partie importante de la population anglophone, surtout des Irlandais comme Edmund Bailey O’Callaghan, deviennent les figures de proue des Patriotes (les anglophones seront près de 10 % des personnes arrêtées par le régime colonial). Plus tard lors de la Déclaration d’indépendance rédigée par Robert Nelson, le discours patriote se radicalise. Le projet est d’imposer la séparation entre l’Église et l’État et d’abolir le système seigneurial. Il proclame la liberté de presse, le suffrage universel y compris pour les Indiens qui se voient reconnaître la citoyenneté de plein droit, et réclame la nationalisation des terres de la couronne cédées aux amis de la clique au pouvoir.
Cette radicalisation du mouvement crée cependant des vagues. Les élites cléricales en profitent pour démoniser les Patriotes. Elles incitent les marchands et autres classes privilégiées à bloquer le projet. Elles tentent de rallier la faction « modérée » des Patriotes (majoritaire dans la région de Québec), ce qui se produit après l’échec de la rébellion. Selon Bernier et Salé, le potentiel révolutionnaire du Bas-Canada est vaincu, car il est « incapable d’offrir une solution de remplacement crédible et universellement acceptable » face au pouvoir colonial. L’échec militaire de l’insurrection est donc d’abord et avant tout politique et social, lié, d’une part, à la puissance du régime colonial, et d’autre part, aux luttes de classes internes qui empêchent le projet républicain de construire une hégémonie.
177 ans plus tard, qu’en est-il ?
Le projet d’émancipation demeure à l’ordre du jour, nonobstant les grands changements survenus depuis. Une petite minorité embourgeoisée domine l’État canadien, avec sa ribambelle d’intellectuels et d’avocats de service. Elle est passée d’une subjugation à l’Empire britannique à celle de l’impérialisme américain. Elle préside à une pseudo démocratie dans un système de fausses alternances, de pouvoirs opaques et de manipulations en tout genre, où la violence n’est jamais loin, surtout quand le peuple relève la tête. Elle pratique la bonne vieille tactique du divide-and-rule chère à l’Empire britannique, en jouant les peuples les uns contre les autres. Elle est en train de consolider le pouvoir bourgeois autour de l’ « État pétrolier » et de l’axe Toronto-Calgary préconisé non seulement par Stephen Harper mais par la quasi-totalité des factions des classes dominantes.
Entre-temps dans le Bas-Canada devenu Québec, les subalternes héritiers des capitulards de l’après 1837-38 procèdent à leurs basses manipulations. Québec Inc est confortablement installé dans son rôle de bourgeoisie provinciale. Le leadership historique de la révolution tranquille réorganisé sous le PQ a échoué, en partie par la fulgurante contre-attaque des « vrais » dominants, en partie à cause de ses propres défaillances et fractures. Dans les développements des dernières années, le PQ est en train de démontrer son incapacité à relancer la lutte, et pire encore, son attraction vers les faux projets de « gouvernance provinciale » et de nationalisme frileux à saveur ethniste. Pour autant, et là on se retrouve dans une situation différente de celle de 1837-38, le peuple n’a pas été vaincu. Le peuple a ses forces, ses utopies, ses structures, qui ne sont pas encore assez fortes, mais qui ont du potentiel. Le peuple est têtu.
Un message, un commentaire ?