Grâce à la procédure du bâillon, le gouvernement Libéral a fait adopter en moins de 24 heures, y compris une session de nuit :
« Au terme d’un marathon législatif de 20 heures, les parlementaires québécois ont adopté la loi spéciale du gouvernement Charest qui vise à mettre fin au conflit étudiant. 68 élus ont voté pour le projet de loi contre 48. Les députés du Parti libéral du Québec et de la Coalition avenir Québec se sont prononcés en faveur, alors que les élus du Parti québécois, celui de Québec solidaire et les indépendants s’y sont opposés. Le projet de loi 78 présenté aux députés a été amendé à la demande de la Coalition avenir Québec. […] La loi 78 restreint le droit de manifester, en plus de prévoir de fortes amendes pour ceux qui entraveront le droit des étudiants d’assister à leurs cours. » (Radio-Canada, Conflit étudiant : La loi spéciale est adoptée, 18/05/12)
Il faut saluer le courage du bâtonnier du Québec qui a compris que le droit dérive de la recherche, souvent combattante, de la justice sociale et non du formalisme judiciaire otage de l’État patronal :
« “J’estime que ce projet de loi, s’il est adopté, porte des atteintes aux droits constitutionnels et fondamentaux des citoyens…” […] Dans un communiqué publié vendredi matin, l’ordre professionnel des 24 000 avocats du Québec se dit notamment préoccupé par :
les limitations apportées au droit d’association et au droit de manifestation ;
la judiciarisation des débats et le recours à la justice pénale prévus dans le projet de loi ;
les sanctions financières sévères imposées aux associations ;
le renversement du fardeau de la preuve qui rend les associations d’étudiants et les syndicats responsables d’actes commis par autrui ;
les pouvoirs accrus octroyés au ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. »
(Le Barreau critique le projet de loi spéciale du gouvernement Charest, site de Radio-Canada, 18/05/12)
On se doute que la réaction des tenants de la judiciarisation est vive :
« L’ex-président de l’Association du Barreau canadien [...] aurait plutôt souhaité que le Barreau condamne le déficit démocratique des associations étudiantes, le manque de respect des étudiants pour l’autorité des tribunaux et les élus de l’Assemblée nationale et leur mollesse à condamner la violence. » (Bryn Miles, La bâtonnier persiste et signe, Le Devoir, 18/05/12)
C’est là un affrontement sur la conception du droit. D’un point de vue institutionnel, l’argument de l’ex-président de l’Association du Barreau canadien paraît imparable…
« Prôner la médiation entre un Parlement dûment élu (appuyé par 70 % de la population) et des gens qui n’ont aucun respect pour la primauté du droit est une proposition qui relève de la supercherie la plus abjecte », écrit-il.
… jusque à ce qu’on prenne en compte la dynamique de la réalité sociale.
D’abord si les sondages paraissent favoriser le gouvernement sur la question des droits de scolarité, c’est le contraire pour ce qui est de sa gestion du conflit. À noter que les plus défavorables à la gens étudiante « ne comportent pas de marge d’erreur, puisque l’échantillon “non probabiliste” n’est pas constitué à partir de la totalité de la population » (Sondage : en faveur de la ligne dure, La Presse, 19/05/12). Plus fondamentalement, que sont les sondages sinon un instantané de l’opinion publique, « …un artefact pur et simple dont la fonction est de dissimuler que l’état de l’opinion à un moment donné du temps est un système de forces… » (selon Pierre Bourdieu, cité par Michaël Fortier, Les étudiants et le tribunal de l’opinion publique, L’Aut’Journal, 16/05/12).
« Ce que reflètent alors ces sondages, ce n’est pas la position réelle de la population sur la question de la hausse des frais de scolarité (elle n’existe pas), mais le traitement médiatique du conflit. […] Au cours du mois d’avril, on n’a cessé de brandir le spectre de la violence. Ne voulant pas “condamner la violence”, par ailleurs plus médiatique que réelle, la CLASSE est devenue dans l’imaginaire médiatique le symbole du vandalisme et de la révolution. Et comme le public parle de ce dont parlent les médias, et que les médias parlent de ce dont parle le public, on a conclu que l’anarchie guettait le Québec. »
Quelle est la qualité démocratique de ce gouvernement qui a obtenu une majorité parlementaire avec seulement 24% de l’électorat inscrit lors de l’élection de 2008 ? Quelle est la légitimité des Libéraux dont la popularité reste abyssale suite à ses liens avec « l’industrie de la corruption » (lapsus du Premier ministre au lieu de dire construction) pour à la fois récompenser ses amis et garnir sa caisse électorale ? Plus fondamentalement, quel crédit faut-il accorder à ce processus électoral qui devient une vaste et coûteuse opération de marketing sans accès gratuit aux grands médias au contrôle très concentré et au parti pris fédéraliste mur à mur ? Qu’une poignée de manifestants s’en prennent verbalement à certains journalistes est une erreur tactique mais dénote un rejet de ce biaisé oligopole que plus personne ne dénonce, même pas Québec solidaire car, faute d’une grande presse de centre-gauche, tous les acteurs institutionnels veulent y avoir accès. Reste que le photographe du Devoir, journal indépendant centriste et nationaliste au lectorat modeste mais en croissance, a été l’objet d’une flagrante violence policière.
En matière de droit, au-delà de l’argument de l’autorité étatique… et policière, la droite évoque le droit à l’éducation pour justifier sa loi matraque. On reconnaît là une tentative de « transforme[r] le Québec en “Right-to-study state” sur le modèle des “Right-to-work states” du sud des États-Unis […] ces anciens États esclavagistes du sud des États-Unis, où les conventions collectives sont illégales et les syndicats condamnées à agir dans la clandestinité. Est-ce le même sort qui attend les organisations étudiantes ? » (Pierre Dubuc, Charest veut transformer le Québec en « Right-to-study state », L’Aut’Journal, 17/05/12)
Derrière cet affrontement de deux conceptions du droit, se profile sa réduction individualiste propre à l’idéologie néolibérale. Une fois dépouillés de tout aspect social, les droit à l’éducation et au travail se réduisent au droit marchand de s’acheter une éducation, donc investir dans Moi Inc., et de vendre sa force de travail, quitte à choisir la marginalité et la pauvreté, sans être entravé par toute solidarité librement et démocratiquement consentie.
Le large camp des modérés et progressistes, du centre-gauche au centre-droit, du bâtonnier à Québec solidaire en passant par le PQ, Le Devoir, la Ligue des droits et libertés, Amnistie Internationale et les centrales syndicales, dénonce la loi matraque et plaide pour la négociations quand ce n’est pas la médiation et/ou le moratoire, en un mot pour la paix sociale pour que les élections, devant se tenir d’ici un an, tranchent entre l’augmentation des frais de scolarité des Libéraux et de la CAQ, le gel indexé du PQ ou la gratuité scolaire hésitante de Québec solidaire :
« Rouge, vert, blanc. C’est un regroupement de toutes les couleurs qui s’est présenté devant les journalistes hier après-midi dans le hall de l’Assemblée nationale. Les représentants étudiants étaient entourés de la chef du Parti québécois, Pauline Marois, d’Amir Khadir de Québec solidaire, de Jean-Martin Aussant d’Option nationale et d’anciens députés péquistes. Le groupe comptait aussi un adversaire traditionnel des grévistes… » (Isabelle Porter, Appel multicolore au dialogue, Le Devoir, 18/05/12)
Par contre, la CLASSE, la fédération la plus combative regroupant la grande majorité des grévistes, presque tous et toutes des francophones de la région de Montréal regroupant environ le tiers de la totalité du post-secondaire, n’a pas participé à cette conférence de presse de la dernière chance. À mots couverts, pour se protéger des griffes de la loi matraque, ses porte-parole en appellent à la désobéissance civile, comme le député de Québec solidaire, tout en annonçant qu’ils contesteront la loi devant les tribunaux, comme le fait aussi un regroupement citoyen recrutant par Internet, et surtout en organisant une grande manifestation pour le 22 mai.
Déjà, le soir même de l’adoption de la loi matraque, une dizaine de milliers de personnes tout azimut ont manifesté dans les rues de Montréal. On voit cependant mal comment même une super manifestation — il y en a déjà eu une de 200 000 le 22 mars sans compter celle du Jour de la Terre de 250 000 le 22 avril — changera le rapport de forces ni non plus quelle type de désobéissance civile par des groupes de commandos, même de quelques milliers, pourrait le faire sans provoquer une escalade de la répression et de la judiciarisation qui ne mènera nulle part. Dans tout ce brouhaha, le sujet tabou de la grève sociale n’a pas été invoqué jusqu’ici… surtout pas par les directions syndicales. Elles ont bien promis d’être de la manif du 22 mai, un jour de semaine propice à la présence des grévistes mais non des syndiqués. Pour cela, profitant du grand émoi de l’heure, il faudrait un appel à la grève sociale dont la direction de la CSN a le mandat d’organiser depuis deux ans.
Marc Bonhomme, 19 mai 2012
www.marcbonhomme.com ; bonmarc@videotron.ca