Aux dires de Marc-André Cyr qui a publié dans La Presse [1] une réflexion sur la peur que suscite la mouvance « woke », celle-ci jouerait maintenant un rôle « idéale pour la droite » puisque servant au « statu quo et ses hiérarchies ». Comme dit Françoise Vergès, « la peur n’est certes pas exclusive au dispositif colonial » et les luttes se jouent sur une multiplicité de terrains.
De son côté, le camarade Pierre Mouterde,[À propos de la chasse aux sorcières menée contre les woke] dans la dernière édition de Presse à toi à gauche tient à peu près le même mantra, allant jusqu’à comparer la gauche antiraciste et anticolonialiste à la faction maoïste d’antan. Les deux reprennent à travers leurs textes, ce mantra provenant directement de la métropole française : Ces particularismes identitaires [ voire même essentialistes] vont à l’encontre des idéaux universels jusqu’ici enseignés dans nos universités et promus par la « vrai » gauche. M.Cyr parle même de « renforcement par la vertical ».
Au Québec, ceux et celles qui prêtent aux « woke » de telles prétentions ont sans doute tendance à croire que la mise sur pied d’un État providence durant la révolution tranquille a accordé les mêmes droits politiques, juridiques et sociaux à toutes les citoyennes et citoyens [ici on exclut de la citoyenneté les migrantes et les sans-papiers] du Québec. S’ils ne le croient pas, ils sont sans doute convaincus que tout cela va évoluer naturellement vers l’équité lorsque la gauche reprendra le pouvoir, tout comme les hommes de la gauche étaient convaincus qu’il n’y aurait plus de sexisme dans un État québécois post-révolution tranquille. Or depuis plus de vingt ans, les études sur les obstacles rencontrés par les personnes qui ne constituent pas le modèle par défaut du « Québécois » ou de la « Québécoise » se multiplient [2] et démontrent empiriquement que ces personnes n’ont pas accès aux mêmes droits et qu’elles demeurent dans la plupart des cas, la classe subalterne d’une économie néolibérale loin d’être aveugle aux « identités » qui défient la norme. Si dans cette nouvelle gauche, il s’en trouve, qui veulent sauter dans le train du néo-libéralisme, c’est une autre histoire. La mouvance « woke » ne prêche pas l’homogénéité ni de la pensée, ni de la stratégie, bien au contraire des maoïstes. Les alliances y sont ponctuelles.
L’autre distorsion que font Cyr et Mouterde des objectifs politiques de la « nouvelle gauche » va naître à mon avis de cette confusion entre culture dominante et culture commune. On la retrouve également ici, chez les auteurs critiques des Cultural Studies [3] qui considèrent que le concept d’identité culturelle est démesurément élastique ou démesurément figé, et qu’il engendre des particularismes incapables de produire une « culture commune », voir un retour à une « universalité des valeurs ». Il n’en demeure pas moins que l’objectif premier vise à déconstruire « systémiquement » la catégorisation raciale inscrite dans un contexte néolibéral qui s’emploie à maintenir la « ligne de couleur » [4], donc à contrer des cultures dominantes qui sont-elles mêmes les productrices de dichotomies « civilisatrices »(homme/femme, blanc/noir, pauvre/riche, colonisateur/colonisé...) sources de cette polarisation. On semble conférer à la « nouvelle gauche » aspirant à restituer des voix de dominé.e.s/opprimé.e.s, la responsabilité d’une incommensurabilité crée au départ par des rapports sociaux de pouvoir. Aurait-on maintenant peur des « opprimé.e.s » où de leurs allié.e.s ?
Devant ce constat, ce que clame cette « nouvelle gauche » c’est une autre forme d’universalité, où comme le nomme le sociologue Walter Mignolo, le pluri-versalisme. Les racisés/les femmes /les marginalisés ne détiennent pas le privilège de renverser la racisation/le sexisme/le capacitisme/l’hétérosexisme comme processus sociaux et politiques. Il ne suffit donc pas de se concentrer sur les éléments identitaires/culturels contenus dans la « nouvelle gauche » mais savoir les imbriquer aux éléments structurels, moins évanescents que l’identité/la culture.
Pour un nouvel universalisme... ou pour un pluri-versalisme
Au XXIe siècle, le concept d’universel ne peut plus se draper sous un modèle de politiques publiques qu’on croit « neutres » mais qui ne s’adressent qu’à une « majorité homogène et statique » de la population dans un espace géographique colonisé. Un des slogans promus par l’intersectionnalité est cette phrase de la juriste et sociologue Kimberlè Crenshaw : « Quand elles rentrent [les personnes maintenues à la marge des sociétés ], nous rentrons toutes [dans les systèmes de pensée qui modèlent la société] ». L’objectif politique de ce qu’on l’on nomme les politiques de l’identité en est un de pluri-versalisme et celui-ci peut demeuré fortement axé sur les luttes matérielles attribuées jadis aux luttes de classes. Il ne s’agit plus en effet d’une classe ouvrière majoritairement d’ascendance canadienne-française qui déferle dans les rues contre le patronat anglais, mais bel et bien d’alliances ponctuelles entre le précariat [personnes avec des revenus précaires], la jeunesse [étudiante] et des personnes, qui ont été racisées au long des siècles, par une psyché coloniale [ ici : franco-britannique ] qui leur nie le privilège de ne pas avoir à justifier sa couleur peau, ses orientations sexuelles, ses origines, bref sa condition humaine. À bien y penser, cela constitue un assez grand nombre de personnes.
L’évolution de l’universalisme dans les politiques publiques
Je donne souvent l’exemple du transport en commun à Montréal pour illustrer une certaine évolution du concept d’universalité dans les politiques publiques. Les premiers autobus à Montréal avaient des escaliers, ne passaient que dans les rues principales et aux heures de pointe, c’est-à-dire l’heure où une grande majorité de travailleurs sortaient de l’usine. L’universalité a été imaginée par défaut autour des vies prolétaires d’une majorité d’hommes appartenant à un groupe plus ou moins homogène en termes d’expériences de vie. Au fils du temps, on a imaginé ces autobus autrement. Aujourd’hui le transport en commun aspire à être accessible pour tous, voir pluri-versel.
La conciliation travail-famille dont on parle tant aujourd’hui demeure un débat pour les milieux plus privilégiés. Je vous mets au défi de demander à une mère monoparentale vivant à Parc-Extension et travaillant comme préposée dans un CHSLD, si elle peut concevoir matériellement cette idée de conciliation travail-famille ? La misère à joindre les deux bouts n’offre pas ce privilège. Ce que la « classe moyenne » ne voit plus, n’existe pas. Il ne s’agit nullement d’un désir de pointer du doigt le « peuple québécois » [le peuple ici est le plus souvent défini comme exclusivement d’ascendance canadienne-française] mais bien d’une question de positionnalité sociale. « Qui parle au nom de qui ? » demande la sociologue Sara Ahmed.
L’interdépendance des luttes
Aujourd’hui, il est de plus en plus « socialement acceptable » pour cette classe ouvrière baptisée « classe moyenne » de comprendre que trop d’eau utilisée dans les ménages, où trop de voitures qui circulent, ne sont plus strictement des enjeux qui relèvent du particulier. Avec le temps, ces enjeux sont venus à être considérés d’intérêt public, notamment pour une jeunesse d’un bout à l’autre de la planète qui s’inquiète du réchauffement climatique et de leurs conditions de survie sur terre. Le nombre de personnes qui ont défilé à la marche pour l’environnement à Montréal en 2018 en est témoin. On accole à toutes ces prises de conscience un besoin de repenser l’humanité, car indéniablement la violence, la pauvreté, l’environnement et l’équité touchent non seulement tout le monde, mais sont des enjeux inter-reliés.
Il y a des polémiques autour des mots qui sont loin d’être futiles et qui ont des répercussions matérielles dans la vie quotidienne. Les mots dans la bouche de ceux qui ont du pouvoir s’écrivent, se récitent et se répètent inlassablement jusqu’à ce qu’ils provoquent parfois même des insurrections. C’est le cas du concept de classe, devenu un paradigme marxiste si puissant dans l’organisation du filet sociale au Québec ( organisations communautaires, syndicats et politiques publiques), que son horizontalité dans les luttes à la pauvreté, a balayé au passage des milliers de personnes maintenues dans des conditions de subalternité. Certaines visions du marxisme ont perdu dans leur mise en pratique ce qu’elles contenaient d’universel. Pour éviter la verticalité, il faudrait donc savoir mettre en pratique l’horizontalité. Voilà une leçon que la « nouvelle gauche » doit tirer des échecs de la précédente.
Or force est de constater que lorsqu’il s’agit des enjeux sur le racisme, il y a toujours des analystes de la « gauche » pour remettre en cause le caractère universel de ses luttes ,surtout lorsqu’il s’agit de racisme systémique. Ils n’omettent pas seulement de penser la classe prolétaire avec toute la diversité humaine, ils insistent pour rediriger l’attention vers leurs propres douleurs, quand celle des « Autres » leur devient insupportable.
De ces temps-ci, la polarisation des idées est une stratégie des élites dominantes pour se maintenir au pouvoir. Nous en avons amplement d’exemples chez nos voisins du Sud sous la présidence de Trump . Pointer la « nouvelle gauche anti-raciste et anti-colonialiste » du doigt comme source de polarisations sociales s’avère non seulement malhonnête mais démontre de la part de certains « experts » de la gauche un certain essoufflement.
Rosa Pires- Autrice « Ne sommes-nous pas québécoises ? » éditions du remue-ménage.
Chargée de cours, École des Affaires publiques et communautaires, Université Concordia.
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