Le texte de Balint Demers a en effet le mérite de nous obliger à prendre du recul, en cernant quelques- unes des raisons qui, dans le cycle politique actuel, expliqueraient la remontée dans les sondages du Parti québécois et rendraient compte du regain de prestige que Paul Saint Pierre Plamondon a connu vis-à-vis de Québec solidaire et de son porte-parole masculin, Gabriel Nadeau Dubois. En ce sens Balint Demers a raison de rappeler que pendant que QS occultait « son indépendantisme », adoptait — comme il le dit « les idées de la gauche libérale états-unienne » et se focalisait sur un « électorat jeune et urbain », le PQ de son côté paraissait revenir « avec éclat à ses fondamentaux (...) l’indépendantisme et la social-démocratie », (...) tout en alliant « propositions tranchantes et rhétorique modérée sur des questions comme l’environnement, la démondialisation, l’immigration massive, la laïcité et les inquiétudes suscitée par le numérique » J’insiste ici : le mot « paraissait » n’est pas dans le texte de Balint Demers, je l’ai expressément rajouté, car on rencontre là une première difficulté : l’histoire nous a trop appris qu’il y a eu, bien souvent pour le PQ, un abîme entre ce qu’il prétendait faire (le dire de ses babines) et ce qu’il faisait effectivement (le pas de ses bottines). D’autant plus si on se souvient que, mise à part une courte période (1968-1976), « ses fondamentaux » (ainsi que les dénomme Balint Demers) ont plutôt été ceux de la souveraineté- association et du social-libéralisme (dès 1983), loin en tout état de cause des exigences de l’indépendance et d’une authentique social-démocratie.
Mais faire ces nuances ne veut pas dire pour autant que Balint Demers ne touche pas à quelque chose de fondamentalement juste : l’importance récurrente pour le peuple du Québec —et par conséquent pour tout parti de gauche du Québec— de la question nationale, et avec elle des luttes et aspirations pour la souveraineté et l’indépendance. Et cela, y compris dans une période socio-politique difficile comme la nôtre où il reste si ardu de rassembler activement de larges secteurs de la population autour d’une cause sociale commune. L’indépendance ne continue-t-elle pas, selon divers sondages, à rallier autour de 30 à 35% de la population ; ce qui à une époque de fragmentation manifeste des forces progressistes est loin d’être négligeable ?
Le contexte socio-politique empoisonné d’aujourd’hui
Car c’est d’abord à ce constat qu’il faut s’arrêter : depuis 20 ans (2003), et si on excepte dans le sillage du printemps Érable de 2012 le court passage au gouvernement de Pauline Marois du PQ (2012-2014) —passage teinté de néolibéralisme et de nationalisme identitaire— le Québec a été gouverné par des partis ouvertement de droite ou clairement néo-libéraux et peu ou prou fédéralistes : ceux du Parti libéral de Jean Charest (2003-2012), puis celui de Philippe Couillard (2014-2018), ceux enfin de la CAQ de François Legault (2018/2022, puis 2023/2026). Avec, en l’absence d’une gauche forte, toutes les conséquences funestes que ces politiques ont fini par produire sur la société québécoise ! Qu’il suffise de penser, comme exemple par excellence, à l’état de délabrement actuel du système de santé publique, ou encore en termes culturels aux difficultés grandissantes que connaît le français pour s’imposer comme langue officielle !
Au Canada, des constats similaires pourraient être faits, puisqu’on assiste à cette même et lente montée des forces de droite ou d’extrême droite, mâtinée cependant à l’encontre des années conservatrices de Harper (2006-2015), par les politiques plus libérales des gouvernements Trudeau (2015/2019- 2019/2023), fortement questionnées cependant aujourd’hui par la remontée en force dans les sondages du conservateur Pierre Poilièvre,
Il se profile donc –en synthonie avec ce qui se passe partout ailleurs (Europe, USA, Asie, Amérique latine, etc).— des dangers socio-politiques majeurs (incarnées par la victoire possible et surréaliste de Donald Trump aux prochaines élections présidentielles des USA !) qui exigeraient de la part de la gauche, des stratégies susceptibles d’être à la hauteur de tels défis. Quelle boussole dès lors pourrait- elle se donner au Québec ?
Les échecs de la gauche On le sait, au Québec comme ailleurs, les mouvements sociaux et les partis politiques de gauche n’ont pas manqué de rappeler comment ces politiques de droite récurrentes –distillant sexisme, racisme et idées conservatrices— était dangereuses en termes d’acquis sociaux, de démocratie ou de préservation de l’environnement, et les uns et les autres n’ont pas arrêté de les dénoncer haut et fort. Mais il faut le reconnaître, sans grand succès jusqu’à présent, plutôt même sur le mode de l’échec : comme si elle n’arrivait pas à mettre le doigt sur sur les sources profondes de cette remontée de la droite et de l’extrême droite, ni non plus sur ces caractéristiques principales, et encore moins sur les remèdes qu’on devrait y apporter.
Et à ce propos il y a peut-être un phénomène auquel on n’a pas assez prêté attention : fruit d’une multitudes de crises combinées (économiques, sociales, politique, culturelles, sanitaires, technologiques, géopolitiques, etc.), stimulées et exacerbées par les logiques du marché capitaliste néolibéral globalisé, cette montée de la droite et de droites extrêmes est portée par « un air du temps » où, comme l’écrit Roger Martelli [1] dominent l’incertitude, l’inquiétude et le ressentiment, la peur d’un monde instable, de rapports de force incertains, de sociétés disloquées et violentes où les hordes du « eux » menacent en permanence les équilibres vertueux du « nous ».
En fait c’est en jouant systématiquement sur des sentiments collectifs diffus, faits d’insécurité, de désorientation, d’exaspération et de cynisme et renvoyant à la dangerosité du monde actuel, que la droite a gagné ces dernières années du terrain sur la gauche. Et c’est en présentant un projet politique rassurant à ce sujet — par exemple en désignant à la vindicte publique des bouc-émissaires faciles comme les immigrants, en réaffirmant l’importance de l’identité nationale ou encore celle de pouvoir contrôler ses frontières en établissant des murs— que la droite et l’extrême droite ont pu se tailler la place qu’elles occupent d’ores et déjà aujourd’hui sur la scène politique du Canada comme du Québec.
Se porter à la hauteur des peurs et exaspérations d’aujourd’hui
Et si la gauche voulait reprendre le dessus sur la droite, redevenir une force de proposition déterminante pour l’avenir, elle devrait nécessairement prendre en compte les données de ce contexte ainsi que l’importance décisive de ces sentiments d’angoisse collective. Mais évidemment point pour céder à leur sirènes, ou les exacerber plus encore (comme tend à le faire trop souvent Paul Saint Pierre Plamondon ces derniers temps !).
Mais au contraire pour faire écho et répondre à ces exaspérations et désorientations qu’expriment de larges secteurs de la population du Québec, en les prenant à bras le corps et en leur offrant le débouché rassurant d’un projet politique global, positif et mobilisateur, centré dans le cas du Québec, sur la marche à l’indépendance et susceptible ainsi de canaliser positivement tant de forces vives en déshérences (ce que jusqu’à présent QS n’a pas osé le faire, notamment au moment de la pandémie !).
Il s’agit donc de la proposition d’un projet politique global qui, comme le rappelle l’historien français Patrick Boucheron [2] après la tuerie de Charlie Hebdo en France, viserait à « s’aérer ensemble », c’est-à- dire à transmuer cette peur collective diffuse poussant au repli sur soi et à la défense identitaire, en une énergie transformatrice et positive, une énergie citoyenne susceptible de s’attaquer aux sources véritables de nos malaises et mal-être contemporains : les inégalités socio-économiques et malaises culturels générés par le capitalisme historique.
On pourrait aussi présenter cette proposition comme un projet qui, comme le dit Roger Martelli, ferait entendre « le grand récit d’une société rassemblée et apaisée par l’égalité, le respect de chacune et de chacun, la citoyenneté, la solidarité et la sobriété ». En somme il s’agirait de se mettre plus en phase avec les mal-êtres et exaspérations souterraines qui taraudent la société québécoise et particulièrement ses classes subalternes et populaires, tout en mettant résolument de l’avant, un grand récit politique émancipateur, le projet d’une marche mobilisatrice et participative vers l’indépendance.
Telle pourrait être une des idées clef qui aujourd’hui pourrait stimuler les forces indépendantistes et les aider à s’orienter en ces temps difficiles ainsi qu’à reprendre le dessus sur la droite. Au-delà des rêves de souveraineté et « d’être maitre chez nous » que le projet d’indépendance a suscités dans les années 1960-1970-1980 ; au-delà de la volonté de reconquérir le droit à l’auto-détermination de tout un peuple à l’encontre d’un fédéralisme canadien structuré autour des intérêts économiques des lobbies miniers et pétroliers de l’axe Calgary/Toronto ; au-delà de la nécessité de disposer de ses propres leviers politiques pour accoucher en Amérique du Nord d’une société culturellement francophone, mais foncièrement plus égalitaire et plus respectueuse de ses premiers habitants autochtones, comme de ses nouveaux arrivants et des territoires qu’elle occupe, il faudrait aussi pouvoir ré-apprendre à faire concrètement communauté politique autour d’un projet de pays égalitaire que l’on co-construirait ensemble. Et cela, en nous aidant du même coup à faire barrage au Québec à la montée si inquiétante de la droite et de l’extrême-droite.
De nouveaux rapports avec le PQ ?
Mais dire cela nous impose, comme l’évoque Balint Demers, d’oser faire évoluer nos rapports avec le PQ de Paul Saint Pierre Plamondon. Plus qu’un frère ennemi, il devrait être dorénavant considéré, certes comme un adversaire politique coriace, mais en même temps comme un adversaire particulier avec lequel nous partageons le rêve d’un pays à construire, et d’un pays qui ne pourra advenir que si on devient capable de remobiliser avec l’aide de multiples forces, un vaste mouvement social et politique autour d’une nouvelle marche à l’indépendance.
Évidemment un tel projet appelle à des échanges, à des débats « confrontationnels », à ce qu’on pourrait appeler une bataille pour l’hégémonie, notamment sur la façon dont on peut concrètement concevoir cette indépendance (le projet de société qu’elle porte, etc.) et la mettre en marche (le rôle d’une constituante, de la démocratie participative, de la mobilisation citoyenne et extra-parlementaire, etc.), en faisant apparaître tout ce qui peut nous opposer, mais aussi tout ce à travers quoi -par le débat et des expériences de luttes communes— on peut éventuellement finir par se rejoindre (ce sur quoi QS a été particulièrement silencieux).
Un tel projet appelle aussi évidemment, et en tout premier lieu, à des campagnes de mobilisations sociales élargies de manière à remettre en mouvement l’ensemble de la société civile d’en bas du Québec (ce que le PQ a bien souvent eu tendance à oublier). Il appelle enfin à discuter —au moment opportun et en fonction de perspectives stratégiques favorables à un tel projet — d’un agenda politique et électoral, et bien sûr (-oh sacrilège !—) des alliances conjoncturelles possibles, mais toujours dans la perspective de ce qui peut concrètement relancer la mobilisation sociale, faire avancer ce projet de marche vers l’indépendance, le remettre définitivement en mouvement.
En ce sens plus qu’à la boussole d’un souverainisme de gauche -comme le conseille Balint Demers, par trop enfermé dans une analyse purement électoraliste des rapports de force entre QS et le PQ— c’est à celle d’un indépendantisme (liée à celle de l’avénement d’une république sociale) auquel QS devrait se référer à l’avenir, en s’y tenant coûte que coûte ! Ne serait-ce que pour faire échec à, et contrebalancer toutes les tentations auxquelles le PQ— de par le poids ses propres traditions historiques— pourraient si facilement succomber.
Et dans ce sens, c’est à une véritable bataille dans laquelle QS s’engagerait s’il décidait d’embrasser sans faux-fuyant le projet stratégique de l’indépendance et de sa république sociale. Une bataille de tous les instants qu’il aurait à mener, bien sûr contre la droite, l’extrême-droite aux velléités fascisantes et les fédéralistes de tous genres, mais aussi contre les penchants nationalistes identitaires, les tendances néolibérales ou social-libérales du PQ.
Il n’en demeure pas moins qu’adopter une telle orientation change tout, car il devient possible ainsi d’imaginer remettre en mouvement quelques-unes des plaques tectoniques de la politique québécoise, enserrées depuis plus de 20 ans dans des orientations clairement figées à droite, et auxquelles viennent se heurter en vain des oppositions fragmentées et toujours impuissantes.
Et ici plutôt que de craindre ou d’appréhender les risques d’une telle stratégie (comme le fait le texte d’André Frappier), des risques évidents, mais qui, si nous les affrontons avec la lucidité et tous les moyens dont nous disposons, nous ouvrent en même temps à la possibilité de redonner force et vie, non seulement à la cause indépendantiste, mais aussi à un mouvement social et politique susceptible enfin de mettre un holà à la montée de la droite et de l’extrême droite.
Le pari n’en vaut-il pas la chandelle ?
Pierre Mouterde
Sociologue, essayiste
Québec le 12 février 2024
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