Le 8 novembre 2010, alors que Sebastian Piñera [1] tirait encore les derniers dividendes politico-médiatiques du spectaculaire sauvetage des 33 mineurs de la mine de San José, Homero Aguirre (40 ans) et Daniel Lazcano (26 ans), deux travailleurs de la mine de cuivre Los Reyes, mouraient dans un nouvel accident de travail. Cette mine est située à Copiapo, dans la même zone que celle de San José. Elle est également gérée par la Compañia Minera del Sur [qui n’avait effectué aucun investissement sérieux pour la sécurité dans la mine de San José, malgré les avis des experts, depuis plusieurs années].
Des milliers de sans-emploi ont été jetés à la rue après la brutale suppression des « emplois d’urgence » à Concepcion, alors même que cette ville est dans une situation critique suite au tremblement de terre et du raz-de-marée en février 2010. Une centaine de ces chômeurs ont fait le déplacement jusqu’à Santiago, puis au Congrès de Valparaiso, pour exiger la réouverture des emplois, même précaires. Dans le même temps, le président Piñera annonçait les grandes lignes d’un ensemble de projets gouvernementaux pompeusement baptisé « Le Chili Un Pays Développé : Plus d’opportunités et de Meilleurs Emplois ».
En réalité cette formule de Piñera ne désigne qu’une extension des politiques menées par les derniers gouvernements de la Concertation [coalition de la social-démocratie avec des démocrates-chrétiens, à la tête de laquelle se trouvait Michelle Bachelet]. Là encore, l’objectif est d’augmenter les investissements étrangers (IDE) dans le pays, de stimuler fiscalement le réinvestissement dans les infrastructures des petites et moyennes entreprises, de « moderniser » l’Etat, de créer des postes de télétravail, de faciliter la création légale d’entreprises et d’encourager le tourisme. Or, le projet de sortir le Chili du sous-développement par des mesures qui intensifient l’ouverture économique et les investissements transnationaux sans limites, ni redevances (fiscalité) significatives n’est qu’une chimère publicitaire qui rendra le Chili encore plus dépendant des prix du cuivre.
Il n’est pas étonnant qu’entre janvier et octobre 2010 le gouvernement ait autorisé des investissements historiques de capitaux de très grandes transnationales pour un montant de 13’257 millions de dollars états-uniens (plus que 200% par rapport à la même période en 2009). Le 83% de ces investissements étaient destinés à la production cuprifère ; 9.1% à des services : électricité, gaz (privatisés) ; 4% à la distribution d’eau [Suez-Lyonnaise des eaux est très présente] et 3.4% aux communications.
Les prix du métal rouge [cuivre : il a presque triplé depuis son point bas en avril 2009, jusqu’en novembre 2010] se situent actuellement à des niveaux extraordinairement élevés (comme toutes les matières premières du continent), notamment à cause de la demande actuelle asiatique, et en particulier chinoise. Cette conjoncture, qui s’est déjà présentée à d’autres périodes, rend l’économie chilienne très sensible à la conjoncture des puissances hégémoniques de la planète.
Elle tend à renforcer le caractère d’économie d’extraction de ressources primaires du pays. Or, ces capitaux étrangers, qui créent peu de postes de travail, peuvent émigrer quand ils veulent et suivant des variables incontrôlables par l’Etat chilien. En outre les mesures prises augmentent la nature rentière du modèle d’accumulation capitaliste de la classe au pouvoir. Elles repoussent l’industrialisation et la diversification nécessaires pour que le pays puisse impulser un projet de développement national et intégré.
La classe dirigeante ne cherche qu’un profit rapide et à court terme, ce qui impose une structure économique déformée au pays, en hypothéquant du même coup ses bases effectives qui lui permettraient d’évoluer vers un développement démocratique. En effet, la souveraineté du pays se trouve dramatiquement subordonnée aux capitaux des économies tutélaires, dont les objectifs sont très loin d’être le bien-être et les intérêts de la majorité des populations nationales.
De même, avec un chômage structurel « officiel » qui frise les 10%, le fait de simplifier la création de microentreprises – dans la majorité des cas des entreprises familiales, ayant un statut de sous-traitant, direct ou indirect – entraîne en réalité une démultiplication des emplois précaires pour des personnes devant travailler pour leur propre compte, puisqu’il n’existe pas d’emplois dits formels pour absorber le chômage.
Ces petites et moyennes entreprises qui se consacrent à des activités productives sont en outre condamnées à vendre leurs produits aux prix qu’impose la grande distribution, qui est de plus en plus concentrée (la chaîne Wal-Mart, qui s’appelle Lider au Chili, est emblématique de cette tendance). Elles doivent d’ailleurs s’efforcer de concurrencer le commerce asiatique, dont l’importation n’est pas taxée.
Lorsque Piñera parle de « modernisation de l’Etat », il se réfère simplement à son rétrécissement, avec l’augmentation subséquente du chômage et une diminution des revenus liés à la fiscalité dans tous les secteurs. L’on s’attend à ce qu’il y ait de nombreux licenciements vers la fin novembre 2010, dans le cadre d’une âpre négociation collective avec le secteur public, qui revendique une augmentation salariale de 8.9%, alors que jusqu’à maintenant le gouvernement n’a proposé qu’un petit 3.7% nominal.
L’accumulation capitaliste par pillage ou dépossession de ressources naturelles atteint des sommets dans le territoire du Lac Neltume, où les communautés Mapuches résistent à la construction du tunnel de prospection pour la Centrale Neltume, propriété de la transnationale Endesa-Enel [groupe contrôlé par le capital italien depuis 2007]. Les représentants des communautés mapuche ont déclaré : « Endesa-Enel a envahi notre territoire et s’approprie les droits d’exploitation des débits de plusieurs estuaires, droits qui reviennent traditionnellement à des familles de notre communauté, en nous privant ainsi de l’eau ».
Entre autres malheurs entraînés par la prospection, les représentants du peuple Mapuche ajoutent que la compagnie « nous privera de nos herbes médicinales lorsqu’augmentera le débit du Lac Neltume. Ce débit nous l’avons utilisé depuis des époques ancestrales, et sans lui nous mourrons ». Les Mapuches expliquent encore que’Endesa-Enel « doit comprendre que les êtres humains ne sont pas les propriétaires de la nature, mais que nous faisons partie d’elle, et que l’argent et le profit ne peuvent être mis au-dessus des droits collectifs des peuples ».
Doña Inés de Collahuasi est la troisième corporation privée de cuivre au Chili [l’un des cinq principaux opérateurs dans ce secteur au monde] qui exploite le minerai dans le pays. Ses 1’500 travailleurs sont en grève depuis le vendredi 5 novembre. A 4’500 mètres d’altitude, au nord du pays, le président du syndicat, Manuel Muñoz, a dénoncé le fait qu’en 2010 la compagnie aura fait un chiffre d’affaires d’une valeur de 3000 millions de dollars, alors que les travailleurs exigent au maximum 50 millions de dollars sur 3 ans pour l’ensemble de leurs revendications.
Dans un autre secteur, les ouvriers de la construction qui travaillent sur le chantier de l’Hôpital de Puerto Montt, au Sud du Chili, se sont mobilisés contre les mauvaises conditions de sécurité et d’hygiène dans un chantier de l’Etat. Les entreprises concessionnaires pour ce chantier sont Besalco, Moller et Pérez Cotapos, associées au Consortium Hôpital de Puerto Montt. Les ouvriers, groupés dans la Fédération des Travailleurs de la Construction (Fetracoma), ont été délogés du chantier avec une violence extrême par les Forces Spéciales de Carabiniers, avec l’accord du Gouverneur de la région, Francisco Muñoz, de secrétaire régionale du Ministère de la Santé, Monica Winkler, et de celle du Travail, Andrea Rosmanich. Or, tous connaissaient parfaitement les conditions déplorables dans laquelle on travaille dans ce chantier. Vingt-trois ouvriers et dirigeants syndicaux ont été arrêtés.
D’après l’enquête de Caractérisation Socio-Economique (CASEN) 2009, qui est effectuée par le Ministère de la Planification tous les 3 ans, le Chili est actuellement plus pauvre qu’en 2006. Autrement dit, selon le rapport officiel, la pauvreté qui atteignait en 2006 le 13,7% de la population nationale, atteint aujourd’hui le 15,1%. L’enquête du CASEN permet d’établir une hiérarchie de la misère. Ainsi la région de La Araucania atteint un 27,1%, celle de Bio Bio 21%, celle de Maule un 20,8%, celle de Los Rios de 20,4%, celle de Atacama 17,4% et celle de Coquimbo 16,6%. On peut également relever des traits structurels : les femmes sont plus pauvres que les hommes (15,7% contre 14,5%) et la population indigène est plus pauvre que la population métisse (19,9% contre 14,8%).
On arrive ensuite à la partie importante : le seuil de pauvreté est fixé par l’Etat à 64’000 pesos par mois (soit 128 dollars) pour ceux qui habitent dans les zones rurales. Autrement dit, si au moment où l’enquête a été réalisée la personne avait gagné un peso de plus que les minima signalés, elle n’est plus considérée comme pauvre, du point de vue statistique. D’ailleurs le seuil de pauvreté a été conçu en utilisant un mystérieux « panier de base d’aliments dont le contenu calorique et protéique permet de satisfaire un niveau minimum de besoins nutritionnels ». Autrement dit, il s’agit d’un ensemble de produits alimentaires – dont la qualité et l’origine n’ont pas d’intérêt – dont un être humain a besoin pour ne pas mourir d’inanition.
En outre, avec un présupposé qui est fondé sur le cynisme le plus abjecte, l’enquête de la CASEN indique « on part de la supposition que les foyers qui peuvent couvrir de manière adéquate leurs besoins en alimentation peuvent également fournir le minimum dans les autres nécessités de base ».
Et pourquoi donc suppose-t-on que quelqu’un qui a juste de quoi mal se nourrir aurait forcément les ressources pour accéder aux besoins de base (logement, électricité, eau, gaz, téléphone), à la santé, à l’éducation et à la sécurité sociale élémentaires et de bonne qualité, sans parler des loisirs, d’un emploi stable et d’une très longue liste d’autres besoins ? Sur quelle science s’appuie donc cette hypothèse ?
Il faut noter que ce seuil de la pauvreté est fixé par l’Etat à 64’000 pesos, dans un pays, le Chili, où deux voyages dans les transports publics coûtent 1000 pesos, un kilo de pain encore 1000 pesos, un mois de taxes universitaires plus de 200’000 pesos en moyenne, et la location mensuelle d’un studio ou d’une chambre avec une salle de bain partagée entre les locataires entre 60’000 et 80’000 pesos. Si l’on tient compte du chômage structurel qui ne passe pas sous la barre des 8-10%, on peut se demander combien de Chiliens gagnent moins de 350’000 pesos (700 dollars US) avec leur travail. Peut-être le 70 ou le 80% de la population ?
Il apparaît clairement que la pauvreté ou la paupérisation de la population du pays dépasse de loin le taux officiel de 15,1%, qui n’est qu’un chiffre mis en vitrine pour les évaluations de risque des multinationales qui orientent le grand capital d’investissement pour le bénéfice d’une minorité de rentiers et de grands propriétaires.
Dans un microbus de la Compagnie Transantiago, un usager avait collé un avis sur lequel on pouvait lire « Si je paie mon transport, je ne peux pas manger ». Voilà la vérité dans ce petit pays dont le PIB augmente de 6% au détriment d’une inégalité sociale plus dure, une concentration économique et une exploitation sans freins des êtres humains et de la nature.
* Andrés Figueroa Cornejo est un des auteurs publiés régulièrement sur le site Rebelion
1. Président du Chili, entré en fonction en mars 2010, homme d’affaires ayant construit sa fortune sous Pinochet et issu d’une famille où l’on trouve le président de la conférence des évêques du Chili et un frère, Pablo, qui mit en place le système des fonds de pension sous la dictature d’Augusto Pinochet en ayant occupé un poste au Conseil d’administration de la Banque centrale…