Tiré de A l’Encontre
1 juin 2023
Eduardo Frei Montalva lors d’un meeting, date inconnue. (AP Photo/ La Tercera)
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La gestion du président Eduardo Frei Montalva
Par Luis Vitale
La Démocratie chrétienne a remporté les élections présidentielles du 4 septembre 1964 avec le soutien explicite des partis conservateur et libéral, Eduardo Frei a obtenu 1 409 012 voix (56%) contre les 977 902 (39%) de Salvador Allende, candidat du Front d’action populaire, et les 125 233 voix (5%) de Julio Durán, représentant du Parti radical. Il convient de noter que les partis conservateur et libéral avaient représenté 31,2% de l’électorat lors des élections législatives en 1961.
La Démocratie chrétienne a fait le pari d’obtenir une majorité dans les deux chambres [système bicaméral : Chambre des députés et Sénat] afin de faire passer les lois radicales qu’elle avait proposées. C’est pourquoi, après avoir remporté la présidence, elle a lancé la campagne « Un Parlement pour Frei ». Les élections de 1965 lui ont offert une grande victoire électorale, avec une majorité absolue à la Chambre des députés mais, au Sénat, elle est restée minoritaire, un résultat limitant donc ses chances de réaliser les réformes envisagées.
Le plan « développementiste » du gouvernement Frei consistait principalement à promouvoir la production de cuivre par le biais d’un partenariat de l’État avec des entreprises étrangères, à augmenter la production agricole au moyen de la réforme agraire et à stimuler le développement de certaines branches industrielles grâce à la fusion d’entreprises chiliennes avec le capital de monopoles internationaux.
Depuis 1955, la Démocratie chrétienne avait repris les conceptions « développementistes » de la Commission économique pour l’Amérique Latine (CEPAL). Selon Alberto Sepúlveda Almarza, « Frei avait collaboré avec la CEPAL. L’une des figures les plus importantes de ce bureau des Nations Unies, le Chilien Jorge Ahumada, est devenue l’un des inspirateurs du programme présidentiel de Frei en 1964 » [12].
Le plan de Frei reposait – comme tous les modèles « développementistes » –sur les nouvelles fonctions assumées par l’État depuis les années 1930, clairement énoncées en 1966 par le congrès national de la Démocratie chrétienne : le « contrôle de l’État sur les instruments et les mécanismes du système économique », c’est-à-dire l’État en tant que planificateur et régulateur de l’économie, associé aux grands propriétaires au travers d’entreprises mixtes, « délimitant les domaines de travail et les règles du jeu entre le secteur public et le secteur privé ». Dans son message au Congrès (1969), Frei déclarait : « Plus de 70% des ressources financières nationales sont, de fait, entre les mains de l’État, qui contrôle directement 50% du crédit. Il exerce un contrôle total sur les opérations de commerce extérieur. Les secteurs fondamentaux de l’économie, tels que les chemins de fer, l’électricité, les compagnies aériennes et le pétrole sont aux mains de l’État ».
Afin d’obtenir davantage de ressources pour l’État et ses projets sociaux, le gouvernement chrétien-démocrate a soumis au Parlement un projet de loi appelé « Impôt sur la fortune », qui a évidemment été bloqué par les députés et sénateurs de droite. Le plan de Frei ne prévoyait pas l’introduction de réformes constitutionnelles substantielles, et encore moins la formulation d’une nouvelle Constitution. En tout cas, les quelques réformes constitutionnelles présentées par le gouvernement au Congrès national (aux deux chambres) ont été rejetées.
Il a alors dû solliciter de nouveaux prêts, accordés rapidement par les gouvernements démocrates-chrétiens d’Europe et par les États-Unis, soucieux de garantir la gestion de ce nouveau parti de rechange (la DC), en plus de la progression des relations économiques avec l’URSS, le Chili devenant, après Cuba, « le pays d’Amérique latine qui a reçu le plus d’aide soviétique » [13]. Tous les rapports s’accordent à dire que sous le gouvernement Frei, les prêts des États-Unis ont été fréquents, comme le certifie Kissinger dans ses mémoires : le président Johnson [novembre 1963-janvier 1969] a autorisé deux prêts au gouvernement Frei, l’un de 40 millions de dollars en 1969 et l’autre de 70 millions de dollars en 1970, en plus d’autres prêts accordés en 1965 et 1967. Ainsi, la dette extérieure est passée de 1.869 millions de dollars en 1964 à 3.886 millions de dollars en 1970, selon le rapport de 1971 de la Direction de la Planification Nationale [Oficina de Planificación Nacional].
Parallèlement, Eduardo Frei a promu la réactivation de l’Association latino-américaine de libre-échange auprès des présidents du Venezuela, de la Colombie, de l’Équateur et du Pérou, mais sans grand succès, si ce n’est quelques avancées en matière d’intégration financière.
Au cours des premières années de son administration, Frei a pu mettre en œuvre une partie de son plan de développement grâce à la bonne situation économique du pays. A notre avis, il y a eu deux phases : une phase de prospérité de 1965 à 1966 et une phase de stagnation avec des indices de récession de 1967 à 1970. Dans la première phase, le prix du cuivre a atteint le niveau record de 70 cents la livre en moyenne annuelle, en raison de la demande enregistrée suite à la guerre du Vietnam et de l’expansion de l’économie étasunienne, ainsi que d’une croissance de la production et de l’exportation de fer, d’acier, de cellulose, de bois et de farine de poisson. Le produit intérieur brut a augmenté de 5% en 1965 et de 6,6% en 1966.
Les premiers signes de détérioration ont commencé en 1967, selon le rapport de la Commission économique pour l’Amérique Latine. Le produit intérieur brut n’a augmenté que de 3% en 1967. En 1968, la détérioration a été accentuée par la sécheresse qui a dévasté le Chili du Norte Chico à Chillán [400 km au sud de Santiago]. Le ralentissement économique s’est poursuivi en 1969 et 1970 et la courbe inflationniste a atteint plus de 30% par an.
L’arrivée de la Démocratie chrétienne au gouvernement a renforcé le rôle hégémonique de la bourgeoisie industrielle dans le bloc de pouvoir de la classe dirigeante, un rôle favorisé par le soutien du Président aux industries exportatrices. Cela a accéléré l’investissement des capitaux financiers étrangers dans les industries clés, telles que la métallurgie, l’automobile, la pétrochimie, l’électronique et la cellulose. Dans la métallurgie, des capitaux américains ont pris le contrôle d’Inchalam, d’American Screw et de Siam di Tella ; le consortium ADELA a acheté une participation majoritaire dans CINTAC et COMPAC. La General Motors et Ford Motors Co. ont commencé à monopoliser la production et la distribution d’automobiles.
« L’industrie automobile », disaient Caputo et Pizarro, « est l’un des exemples les plus clairs du processus de monopolisation industrielle aux mains d’entreprises étrangères » [14].
Une évaluation similaire a été faite par Pedro Vuskovic [il sera ministre de l’Economie sous Allende] dans une enquête menée en 1970 : « Sur les 160 principales sociétés industrielles par actions, plus de la moitié présente une participation étrangère » [15]. En 1969, la société IANSA (Industria Azucarena Nacional), fondée en 1941 par la Corporación de Fomento de la Producción de Chile, avait cessé d’être nationale, la majorité des actions étant passée aux mains de la General Tire and Rubber Co.
L’objectif de cette politique économique visait à tenter de reformuler le modèle d’accumulation, qui montrait des signes d’affaiblissement en Amérique latine et en particulier au Chili depuis le début des années 1960.
La « chilenisation » du cuivre
Une large aspiration de la majorité du peuple chilien, défendue par d’éminents politiciens dans les années 1920, 1930 et 1940 et reprise par le général Ibáñez [président de novembre 1952 au 3 novembre 1958] lors de sa campagne présidentielle en 1952, était le passage des richesses en cuivre de notre territoire des mains des entreprises nord-américaines à celles de l’État. Cette demande nationale a commencé à être partiellement concrétisée par le gouvernement de Frei, ouvrant un processus qui a conduit à l’une des mesures les plus souverainistes d’Allende.
En considérant le cuivre comme la « clé » de l’économie, l’administration de la Démocratie chrétienne a proposé en 1965 d’acquérir 51% des actions des sociétés étrangères qui depuis le début du siècle s’étaient emparées du cuivre. Elle a nommé Radomiro Tomic comme son interlocuteur auprès de ces sociétés. En 1959, la Braden Copper Co, qui détenait la mine d’El Teniente, filiale chilienne de la Kennecott Copper Co, avait investi 86,8 millions de dollars dans le cuivre, la Chile Exploración 280,2 millions et la Andes Mining Co. 170 millions, toutes deux filiales de la Anaconda Copper Mining.
Le projet de « chilenisation » des mines de cuivre n’a pas constitué une totale nationalisation, mais ce fut un pas significatif. L’accord proposé par le gouvernement aux sociétés qui ont accepté l’offre prévoyait l’achat de 51% des actions, sur la base de la valeur comptable nette des sociétés au 31 décembre 1969. Le prix serait payé sur 12 ans, par versements semestriels, avec un taux d’intérêt de 6%. Certaines entreprises ne l’ont pas accepté, comme Anaconda, qui contrôlait les mines de Chuquicamata [dans le désert d’Atacama] et de El Salvador [dans le nord, dans la région d’Atacama], mais une société mixte a été formée (incluant Anaconda), Explotadora Cordillera, avec une participation de l’État de 25% pour exploiter une nouvelle mine, Exotica, près de Chuquicamata. Cette entreprise était chargée également d’effectuer des prospections géologiques, avec un accord prévoyant que l’État chilien serait associé à l’exploitation des mines qui pourraient être découvertes ultérieurement.
Avec d’autres compagnies, comme la Corporación Cerro, il a été convenu de former la Sociedad Minera Andina, dans laquelle l’État chilien participerait à hauteur de 25% du capital. Avec la Kennecot Corporation, il a été convenu que l’État achèterait 51% de la Braden Copper Co. en formant une société mixte pour exploiter la mine El Teniente.
Il y avait une clause très importante : le transfert des 49% restants des actions d’Anaconda s’effectuerait à partir du 31 décembre 1972, mais il faudrait payer à Anaconda 60% du solde du prix d’achat de 51% des actions. Le prix du 49% serait le montant obtenu en multipliant la moyenne des bénéfices annuels de ce 49% entre 1970 et la date de la vente par un facteur multiplicateur.
Ce facteur multiplicateur serait de 8, et si la vente était finalisée en 1973, il diminuerait d’un demi-point par an jusqu’en 1977. En d’autres termes, le paiement de 49% serait presque trois fois plus élevé que le prix de 51% des actions. Mais cette opération n’a jamais été réalisée car Allende décida en 1971 de décréter purement et simplement la nationalisation du cuivre. En outre, cette procédure accordait également à ces entreprises un abattement fiscal et douanier pendant plusieurs années et la commercialisation du marché restait le monopole des compagnies et l’administration demeurait dans leurs mains.
Cette association du capital de l’État avec le capital monopolistique international a reçu le nom de « nationalisation convenue », elle a été critiquée par la droite et, sur certains points, par le Parti radical et la gauche, et même par des députés démocrates-chrétiens, comme Julio Silva Solar, lors de la séance de la Chambre du 27 juillet 1965.
Un spécialiste dans la matière, Mario Vega, a déclaré à l’époque : « La valeur du gisement a été payée en tenant compte de la rentabilité ; ainsi, si le gisement était de haute qualité, les coûts d’extraction étaient faibles et, par conséquent, la rentabilité était élevée. Le prix à payer par l’État chilien pour 51% des actions a été fixé sur cette base favorable aux entreprises » [16].
D’autres économistes ont calculé qu’avec cet accord le Chili a perdu dans le commerce du cuivre, puisqu’il recevait auparavant 183 dollars par tonne de cuivre et qu’à partir de cette signature, il n’en recevrait plus que 157. Les entreprises étrangères pourraient obtenir en quelques années un bénéfice de 4.500 millions de dollars, soit 1.000 millions de dollars de plus que ce qu’elles ont obtenu en un demi-siècle d’exploitation de nos richesses.
La réforme agraire
Ce fut une autre tâche démocratique bourgeoise – comme dans le cas de la Révolution française de 1789 – du gouvernement de la Démocratie chrétienne, attendue depuis longtemps par les paysans. Agitée pendant des décennies par les partis de gauche et mise en avant par la « République socialiste » de 1932, reprise dans les discours par le Front populaire et par Carlos Ibáñez lors de sa campagne présidentielle de 1952 et initiée de façon si modeste par Jorge Alessandri en 1960 qu’elle fut connue sous le nom de « réforme du pot de fleurs ».
Au début des années 1960, les latifundistes avaient laissé des millions d’hectares non cultivés. Les exploitations de plus de 1000 hectares, selon le recensement de 1965, monopolisaient plus de 72% de la propriété foncière, mais moins de terres que les petits et moyens producteurs pratiquant des cultures intensives.
Au moment où la réforme agraire a commencé, la répartition des terres, selon le recensement agricole de 1965, était la suivante :
La loi sur la réforme agraire limitait la propriété à un maximum de 80 hectares de terres irriguées de bonne qualité ou leur équivalent, de sorte que sur les terres de cultures pluviales ou de montagne l’équivalent de 80 hectares pouvait être multiplié par cinq ou plus. Les propriétaires terriens conservaient alors les meilleures terres et vendaient les terres non cultivées. Par ailleurs, ils ont subdivisé leurs domaines en parcelles de 80 hectares, placées au nom de leurs proches. La loi n’était pas obligatoire, c’est-à-dire qu’elle ne contraignait pas le gouvernement à exproprier mais l’habilitait à procéder à la distribution des terres. Les terres expropriées devaient être compensées par un paiement initial en espèces et le reste par des versements échelonnés.
Des spécialistes de renom, tels que Sergio Aranda et Alberto Martínez, ont souligné opportunément : « Bien que la réforme agraire ait été un coup dur pour les secteurs de la grande propriété foncière et, de ce point de vue, on ne doit pas la sous-estimer. (…) En fait, les expropriations décidées par le Conseil de la Corporation de la réforme agraire jusqu’au 30 décembre 1969 s’élevaient à 248 900 hectares de terres irriguées et à 2 6920 500 hectares de terres ne nécessitant pas d’irrigation, soit 20,1% du total des terres irriguées et 9,4% de la superficie nationale des domaines agricoles. (…) Après plus de quatre ans de réforme agraire, période pendant laquelle on supposait que le processus serait rapide et agressif, le latifundio régnait toujours dans la campagne chilienne avec plus de 5300 unités et une superficie de plus de 22 millions d’hectares » [17]. Effectivement, fin 1969, seules 17 400 familles en avaient bénéficié, sur un objectif total de 100 000 petits propriétaires que s’était fixé le gouvernement de la Démocratie chrétienne.
Les limites de cette réforme agraire, qui a néanmoins enclenché un processus historique dans le monde agricole chilien, ont été analysées par Jacques Chonchol, qui a connu le processus de l’intérieur en tant que directeur de l’Instituto de Desarollo Agropecuario sous le gouvernement de Frei : « D’une part, il s’agissait d’une réforme agraire inscrite dans le cadre d’un programme d’action sociale visant à un changement profond et, d’autre part, d’un programme destiné à accélérer le développement économique, mais dans les moules de la société préexistante. (…) Il n’est donc pas surprenant que le programme de réforme agraire ait été un processus assez difficile de négociation politique et sociale ; d’une part, il fallait répondre aux aspirations existantes et à celles qui avaient été créées par des réalisations concrètes ; d’autre part, il fallait essayer de réconcilier le secteur des propriétaires existant avec le programme de changement ». Chonchol ajoute : « Précisons maintenant quels étaient les domaines dans lesquels il fallait chercher la conciliation. Tout d’abord, il s’agissait de maintenir, au sein de l’agriculture, un secteur capitaliste privé, sensiblement plus moderne, plus efficace. (…) Un deuxième aspect est entré en jeu dans la conciliation entre la réforme agraire et les latifundistes. Le programme d’ensemble prévoyait une accélération du processus de développement économique, ce qui impliquait de ne pas effrayer les groupes d’entrepreneurs non agricoles, appelés à participer à ce développement par le biais du processus parallèle de réforme agraire. (…) Les tentatives visaient donc à démontrer aux industriels que la réforme agraire était une bonne affaire pour eux puisque, dans la mesure où elle signifiait une redistribution des revenus, elle assurait un élargissement d’un marché intérieur étroit, une possibilité d’expansion industrielle. (…) Le troisième aspect à souligner est que l’objectif était de donner la propriété aux paysans le plus rapidement possible, afin de donner une stabilité sociale à l’agriculture et au système politique en général » [18].
La distribution des terres a suscité de grandes attentes parmi les travailleurs agricoles. Les grèves agraires, les occupations de terres et la syndicalisation sont des signes éloquents de ce processus. En ce sens, les réflexions de l’équipe de la Pastorale Rurale de Talca illustrent très bien le processus : « A partir de 1966, nous nous sommes rendu compte que les paysans s’engageaient de plus en plus dans leur désir de libération et de justice, et que c’était le début d’un grand mouvement que nous avons appelé le ‘réveil paysan’. À partir de ce moment-là, nous avons commencé à soutenir ce réveil paysan par le biais de l’Action Catholique Rurale, et nous avons donc organisé un plan de rencontres avec les dirigeants paysans en nous aidant de brochures sur le progrès comme quelque chose de bon et de voulu par Dieu. (…) Au bout de deux ans de réforme agraire, les colons avaient clairement conscience de constituer un mouvement. Ensemble, ils ont formé une Coopérative Régionale » [19]. Les colonies, inaugurées par Frei, sont le résultat d’accords entre la Corporación de Reforma Agraria, créée par Alessandri dans le cadre de sa mini-réforme agraire, et les paysans et les journaliers.
La réaction de l’oligarchie terrienne – avec ses patronymes hérités de l’époque coloniale ou acquis par des mariages et de l’argent frais – a été si violente qu’elle a dépassé le sens traditionnel de « l’être profond chilien », selon les normes de comportement établies par le « Manuel de Carreño » [manuel d’urbanité et de bonnes manières, écrit en 1853 par Manuel Antonio Carreño]. Les barrages routiers et les blocages, orchestrés par les propriétaires terriens et soutenus par le tout nouveau Parti national – une fusion des partis conservateur et libéral – ont été fréquents et violents, ils dépassaient la légalité même qu’ils avaient conçue depuis l’ère portalienne [de Diego Portales, 1793-1837, idéologue de « l’ordre portalien » dans les années 1830]. Ils ont été jusqu’à commettre des assassinats, comme celui du militant démocrate-chrétien Hernán Mery, perpétré en avril 1970 par des éléments de droite. Alors qu’il travaillait pour la Corporación de Reforma Agraria, Mery s’était rendu à Linares pour prendre possession d’une propriété rurale, « une action qui a été violemment repoussée par les anciens propriétaires du bien et qui a entraîné sa mort » [20].
En conclusion, cette réforme agraire, recommandée par « l’Alliance pour le Progrès », fut importante pour le processus social qu’elle a ouvert dans le secteur agricole, mais limitée en termes de transformation radicale de la structure agraire. Fondamentalement, la distribution des terres non cultivées visait à promouvoir le développement du capitalisme agraire, à essayer d’étendre le marché intérieur de l’industrie des biens de consommation, ainsi qu’à canaliser la montée du mouvement des paysans en créant une sorte de « tampon social » avec les petits propriétaires bénéficiaires de la distribution des terres.
La promotion populaire
C’était l’une des priorités sociales que le gouvernement Frei s’était fixées afin d’intégrer, de préférence, les habitants pauvres de la périphérie urbaine dans son programme de réalisations, mais il s’est également étendu aux secteurs paysans vivant à proximité des villes rurales. Dans la mise en œuvre de ce plan social, il a pu compter sur le jésuite belge Roger Vekemans, qui, après son arrivée au Chili à la fin des années 1950, a exercé une influence notable avec la diffusion de sa « Théorie de la marginalité ». Le Centre pour le développement économique et social de l’Amérique latine, dirigé par Vekemans – en même temps collaborateur de la revue Mensaje –, fut l’un des importants organismes de recherche ayant diffusé sa pensée, forgée à l’Université de Louvain en Belgique.
Pour ce prêtre et sociologue, « l’un des principaux problèmes de la démocratie dans les pays sous-développés était l’existence de larges secteurs de la population (…) en situation de marginalisation. Les “marginaux” étaient les “prolétaires” modernes, les sans-abri, les personnes sans éducation ni participation à la vie sociale. L’état de marginalité était « radical », c’est-à-dire que seule l’intervention d’un « agent extérieur » pouvait changer cette situation et leur faire prendre conscience de leur état. Par conséquent, une politique de promotion populaire était nécessaire » [21].
Pour la mise en œuvre de ce plan, la Démocratie chrétienne a reçu 820 000 dollars en 1965 du gouvernement belge, où les chrétiens-démocrates exerçaient une influence considérable. L’un des épicentres de cette activité ont été les Conseils de voisins [Juntas de Vecinos], créés dans les années 1940-1950. Jusqu’au début des années 1960, ces organisations de voisins dans un même quartier fonctionnaient sans formalités juridiques et ne bénéficiaient d’aucun soutien budgétaire ou municipal. Elles se concentraient sur le bien-être et le développement de ces bidonvilles [construits sur des terrains occupés] qui avaient poussé « comme des champignons » [callampas] en raison de l’exode rural massif stimulé par la montée du phénomène d’industrialisation-urbanisation. En 1964, il a été présenté un projet de loi visant à les régulariser, en leur accordant la personnalité juridique afin qu’ils puissent avoir accès à des ressources économiques. Après quatre ans de débats au Parlement, le projet de loi a été promulgué par le président Frei le 19 juillet 1968.
Des avancées en matière de droits humains : logement, santé, éducation
Par rapport aux droits humains les plus élémentaires exigés par les secteurs les plus démunis, le gouvernement de Frei a approfondi un processus ouvert par le Front Populaire et qui, poursuivi par Ibáñez et Jorge Alessandri, a atteint ultérieurement une plus grande ampleur sous le gouvernement de Salvador Allende.
Le Plan pour le logement constitue objectivement une continuation de celui pratiqué par Jorge Alessandri, notamment dans la construction de nouveaux types de logements pour les classes moyennes, favorisée par les Associations d’épargne et de crédit. En plus des maisons construites dans des communes de Santiago comme Ñuñoa, Vitacura, San Miguel, San Bernardo et d’autres à Valparaíso, Concepción et Talca sous l’administration Alessandri, de nouveaux logements ont été construits par le gouvernement DC.
Frei n’a pas seulement accéléré la construction de ce type de logements pour les secteurs moyens, il a aussi pris soin de créer et d’améliorer des logements dans les poblaciones callampas, souvent sous la pression des occupations de terres des « sans-toit », notamment dans les communes de Santiago (Barrancas, La Reina, Conchalí, La Granja), Concepción (Partal) et d’autres provinces. L’opération Sitio [Politique de logements pour les personnes à faible revenu, 1965] et la construction de logements par les habitants eux-mêmes ont été encouragées. La Corporation d’amélioration urbaine [Corporación de Mejoramiento Urbano], fondée en 1968, a lancé aussi un plan de réaménagement de Santiago.
Le domaine de la santé a fait l’objet d’une attention particulière, avec le renforcement du Service national de santé et l’investissement d’une partie du budget national dans les soins médicaux pour les secteurs les plus pauvres de la population. La médecine chilienne, réputée depuis des décennies, s’est placée au niveau des meilleures d’Amérique Latine, les médecins faisant preuve à la fois d’un sens de la communauté et de capacités scientifiques dans les nombreuses polycliniques qui ont été ouvertes dans les quartiers. En 1966, fut approuvé le plan décennal définissant la santé comme un droit fondamental des habitants dès la naissance, garanti par l’État. L’année suivante, un décret a établi le Formulaire national des médicaments ; en 1968, une loi sur la médecine de soins pour les employés a été adoptée et, en 1969, les Programmes de développement communautaire dans les cliniques ont vu le jour.
De nouvelles lois sur le travail ont été adoptées, telles que la loi n° 16.744 de 1968 sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, avec la fusion de l’ancienne Caisse des accidents du travail et le Service de sécurité sociale et, dans son article 3, la création de l’Assurance des accidents scolaires. La loi a également approuvé l’inamovibilité à la fin du contrat de travail [non-licenciement sans juste cause qualifiée], a apporté des modifications à la loi sur la syndicalisation des ouvriers agricoles, dont le salaire minimum avait été fixé en 1965. Une autre initiative importante dans le processus de démocratisation politique du pays fut l’approbation en 1969 du droit de vote pour les personnes âgées de plus de 18 ans, y compris les analphabètes.
Culture et vie quotidienne
La réforme de l’éducation que les classes moyennes et le mouvement étudiant réclamaient depuis des décennies a été accélérée. Outre la construction de nouvelles écoles et de nouveaux lycées, y compris des écoles du soir, un plan de bourses pour les étudiants, en particulier ceux issus de ménages pauvres, et une augmentation des petits déjeuners et des déjeuners scolaires ont été mis en œuvre.
Sur le plan pédagogique, il a été décidé de moderniser l’enseignement en fonction des besoins du progrès industriel et commercial. Les 6 années d’enseignement primaire et les 6 années d’enseignement secondaire ont été remplacées par un cycle de base de 8 ans, réduisant ainsi de 4 ans l’enseignement secondaire pré-universitaire ; de toute façon, si les lycéens ne pouvaient entrer à l’université, ils en sortiraient avec de meilleures formations pour des emplois qualifiés ; ils se perfectionneraient ensuite dans des instituts universitaires tels que l’Instituto Nacional de Capacitación Profesional. Dans le même temps, les cours de formation continue pour les enseignants du secondaire et du primaire ont été développés, en créant des organismes spéciaux tels que le Centro de Perfeccionamiento de Profesores. « Les centres d’éducation commune et les écoles pour adultes ont accueilli un total de 350 000 personnes en 1965 et 1969, ce qui a permis de réduire le taux d’analphabétisme de 16,4% en 1964 à 11% » [22].
Dans le même temps – conformément à la conception de la Démocratie chrétienne –, l’enseignement privé a bénéficié d’un grand soutien et il s’est développé à tel point que les écoles privées ont atteint 25% de l’enseignement dispensé dans le pays, véhiculant des préjugés que l’on voulait imposer à une jeunesse qui en avait assez de la moralisation et des tabous sexuels.
Dans le domaine de l’enseignement supérieur, des avancées très importantes ont été réalisées, en grande partie comme résultat de la nouvelle réforme universitaire élaborée par les étudiants de l’Université Catholique elle-même et de l’Université du Chili.
Dans d’autres domaines culturels, des progrès ont également été réalisés, poursuivant le processus de démocratisation de la culture entamé par le gouvernement de Pedro Aguirre Cerda. Les générations des années 1940 et 1950 gardent un souvenir ému des concerts de l’Orchestre symphonique, de la Chorale de l’Université du Chili, dirigée par l’inoubliable Mario Baeza Gajardo (décédé en 1998) et du Ballet national, dirigé par Ernest Uthoff, dans les parcs, avec des milliers de personnes assises sur l’herbe, sans remarquer qu’il était déjà difficile de respirer normalement à cause de la pollution qui envahissait Santiago, Valparaíso, Concepción et d’autres villes, en raison du processus d’industrialisation et des problèmes d’urbanisation ; avec aussi ses conséquences de pollution sonore, des gaz d’échappement en raison de la croissance exponentielle des voitures et des bus. La population de Santiago est passée de 1 390 000 habitants en 1952 à 2 220 000 en 1960 et 2 780 000 en 1970.
Grâce à la méthodologie de l’histoire orale, nous connaissons l’impact des représentations du Théâtre expérimental de l’Université du Chili [Teatro Experimental de la Universidad de Chile], décrit comme l’une des meilleures troupes d’Amérique Latine, avec des metteurs en scène de grande qualité tels que Pedro de la Barra et Pedro Ortous, avec des acteurs et actrices de la stature de Rubén Sotoconil, Agustín Siré, Bélgica Castro, Roberto Parada, Marés González, Franklin Caicedo et, plus tard, la Compañía de los Cuatro de Humberto et Pepe Duvauchelle, Angela et Orieta Escámez. Et des dramaturges de qualité : Luis Alberto Heiremans, Isidora Aguirre, Jorge Díaz, Eric Wolf et d’autres.
Il est également devenu courant de visiter le Museo de Bellas Artes pour voir non seulement les peintures des classiques mais aussi des peintres chiliens, comme Roberto Matta, Camilo Mori, Nemesio Antúnez, Gracia Barrios, José Venturelli et José Balmes ; les sculptures de deux femmes remarquables : Lily Garafulic et Marta Colvin. La magie du cinéma s’est étendue aux cinémas de quartier, avec des projections en matinée, l’après-midi et le soir, nous faisant revivre les meilleures scènes du rebelle James Dean ou d’Yves Montand dans « Le salaire de la peur » et les films chiliens « El chacal de Nahuel Toro », de Miguel Littín et du créole austère Nelson Villagra, comme une marque de l’époque sociale dans laquelle nous vivions, « Deja que los perros ladren » de Naum Kramarenko, « Trois tristes tigres » de Raúl Ruiz, « Valparaíso, mi amor » d’Aldo Francia et « Largo viaje » de Patricio Kaulen, qui ont ouvert une nouvelle ère de notre cinéma.
Les foires annuelles du livre dans le Parque Forestal, qui réunissaient en plein air des centaines de milliers de personnes des secteurs moyens et pauvres, étaient une source de bonheur tant pour eux que pour les écrivains, qui pouvaient ainsi donner à un vaste public et recevoir de lui la meilleure énergie pour continuer à créer ; et dans le coucher de soleil du fleuve Mapocho, tous regardaient les meilleurs ensembles artistiques. C’est là que sont devenus populaires les chants de Margot Loyola et de Violeta Parra, qui a fait ses derniers adieux dans une tente sur la Plaza Almagro, sous le gouvernement de la Démocratie chrétienne. Partout, des peñas [lieux d’interprétation de musiques dites folkloriques] ont été ouvertes dans cette phase d’essor du meilleur du folklore chilien, avec des paroles qui rappelaient l’angoisse et l’amour de notre peuple, allant au-delà de la simple complainte paysanne de l’époque des huasos, nom donné aux paysans pauvres et gardiens de troupeaux par les propriétaires terriens. La cueca [chant et danse typique] a envahi des locaux fermés et des espaces en plein air, son apprentissage s’est généralisé grâce aux nouvelles générations, ouvertes aux meilleurs aspects du passé mais aussi d’un présent qui les faisait vibrer.
Des romans tels que Hijo de ladrón de Manuel Rojas, Coronación de José Donoso, Eloy de Carlos Droguet, Según el orden del tiempo de José Agustín Palazuelos, El peso de la noche de Jorge Edwards, Los últimos días de Fernando Rivas, A la sombra de los días de Guillermo Atías, ont suscité l’enthousiasme et l’angoisse d’un nombre considérable de lecteurs, La fiesta del rey Acab et Frecuencia modulada d’Enrique Lafourcade, Caballo de copas, Amérika,Amérika, Amérika et Mañana los guerreros de Fernando Alegría et d’autres de cette génération prolifique de romanciers chiliens, contemporains de nouveaux poètes tels que Jorge Narváez, Jaime Quezada, Jorge Tellier, Miguel Arteche, Efraín Barquero, Oscar Hahn, Mahfud Massis, Gonzalo Rojas et Gonzalo Millán. Beaucoup d’entre eux sont des Nerudistes [référence à Pablo Neruda], des Rokhistes [référence à Pablo de Rokha] ou des Parristas [référence à Nicanor Parra] passionnés, de ces grands intellectuels pour qui, comme le disait Enrique Lhin, la littérature « n’est pas étrangère au peuple, elle n’appartient pas à une élite, elle parle de manière claire ou alors sombre, elle a sa propre histoire » [23].
Parmi les autres avancées dans le rapport entre la culture et la vie quotidienne, qui fait et constitue l’histoire – malgré la résistance des historiens traditionnels à les considérer comme des sources –, il convient de souligner la révolution déclenchée par la découverte de la pilule contraceptive, qui a facilité des relations plus libres et relativement plus sûres ; une révolution surtout pour les femmes, qui ont pu exploiter leur pleine capacité de jouissance, de plaisir sexuel et pas seulement de reproduction. Ce qui, auparavant, n’avait été réalisé qu’à moitié par un groupe minoritaire de femmes, a commencé à se généraliser dans les années 60, un phénomène accepté par des secteurs démocrates-chrétiens et avec des réserves par leur gouvernement. (Traducteurs : Ruben Navarro, Hans-Peter Renk) (A suivre)
Notes
[12] Alberto Sepúlveda Almarza, Los años de la Patria Joven : la Política chilena entre 1938-1970, Éd. Chile América-CESOC, Santiago, 1996, p. 51.
[13] Alberto Sepúlveda A., op.cit., p. 69.
[14] O. Caputo y R. Pizarro, Dependencia e inversión extranjera, Chile hoy, éd. Siglo XXI, Méxique-Chili, 1970, p. 197.
[15] Article de Pedro Vuskovic, Punto Final, N° 112, p. 13, 1-9-1970.
[16] Mario Vera : « Detrás del cobre », Cuadernos de la Realidad Nacional, Santiago, janvier 1970.
[17] Sergio Aranda et Alberto Martínez, « Estructura Económica : algunas características fundamentales », Chile hoy, Éd. Siglo XXI, Méxique-Chili, 1970, p. 146-148.
[18] Jacques Chonchol, « Poder y reforma agraria en la experiencia chilena », Chile hoy, Éd. Siglo XXI, Méxique-Chili, 1970, p. 271-274
[19] Equipo de Pastoral Rural de Talca, « Cambios de mentalidad en el campesinado chileno por la Reforma Agraria », Revista Pastoral Popular, N° 115, janvier-février 1970, Santiago, p. 23.
[20] El Pensamiento de la Democracia Cristiana, Éd. Dirección Nacional de Capacitación Doctrinaria, Santiago, 1973, p. 14.
[21] Alberto Sepúlveda A. : œuvre citée, p. 52. Ces concepts de Vekemans ont été élaborés et diffusés par le Centro Bellarmino, la DESAL et la revue Mensaje, et font partie des éléments les plus remarquables de la campagne présidentielle de Frei.
[22] Carlos Cariola, « Los últimos 20 años de la Educación chilena », Mensaje, N° 202-203, septembre-octobre 1971, p. 463.
[23] Enrique Lhin, « 20 años de poesía chilena », Mensaje, N°202-203, septembre-octobre 1971, p. 491
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