Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Chili

Chili. « Pour récupérer la mémoire historique » (VII)

Dans la contribution précédente, Luis Vitale a présenté les premières mesures du gouvernement d’Unité populaire qui ont marqué la période novembre 1970-juillet 1972. Dans cette contribution, l’auteur développe le processus d’attaque aux décisions prises par l’UP – dont l’audience populaire restait très importante – qui d’une convergence entre la droite (Parti national et secteur majoritaire de la Démocratie chrétienne) et les forces armées passe à des initiatives qui reviennent au noyau dirigeant des forces armées, appuyées par les services des Etats-Unis. Luis Vitale termine ce chapitre en établissant des éléments de bilan et en traduisant « l’autocritique » faite par Pedro Vuskovic. Pour ce qui est l’ouvrage dont sont extraites ces contributions et sur la place et le rôle de l’auteur, nous renvoyons à l’introduction publiée le 31 mai. (Réd. A l’Encontre)

Tiré de A l’Encontre
8 juin 2023

Par Luis Vitale

Le comportement de l’opposition civile et les préparatifs du coup d’État militaire

Lors des premiers mois du gouvernement de l’Unité populaire (UP), l’un des principaux idéologues de la Démocratie chrétienne, Claudio Orrego, a évoqué la nécessité d’appliquer au Chili la « tactique des maréchaux russes » consistant à se retirer pour protéger Moscou dans la lutte contre l’armée nazie. Selon lui, le Moscou qu’il fallait défendre au Chili était celui des institutions. Claudio Orrego était convaincu que le gouvernement de l’Unité populaire finirait par s’enliser et que son image auprès des masses se détériorerait progressivement. Mais cette phase de repli a été de courte durée.

La bourgeoisie chilienne et le département d’État américain sont rapidement passés à la contre-offensive. Nixon a ordonné au directeur central du renseignement (CIA) Richard Helms [de 1966 à février 1973], d’accélérer les opérations anti-Unité populaire. Le Comité spécial étasunien a approuvé le 28 janvier 1971 la somme de 1,24 million de dollars, puis un demi-million de dollars supplémentaire, qui s’est ajouté au 1,7 million destiné à certains médias afin de déstabiliser le gouvernement Allende. Le 26 octobre 1972, au plus fort de la grève patronale, le Comité spécial étatsunien a autorisé la livraison de 1,427 millions de dollars aux putschistes chiliens et, plus tard, des sommes qui dépassaient 1,2 million de dollars ont été débloquées [52].

La tactique de l’opposition a commencé à prendre forme au milieu de l’année 1972. Sa stratégie avait été décidée depuis les élections d’avril de l’année précédente, au cours desquelles l’Unité populaire avait remporté 51% des voix. À ce moment-là, l’opposition a considéré que la voie électorale devait être abandonnée en raison du soutien massif apporté à l’administration de Salvador Allende. Cependant, en 1972, il existait encore certaines contradictions entre le Parti national et le Parti démocrate-chrétien et, en particulier, au sein de ce dernier. Un secteur fort, dirigé par Radomiro Tomic, Bernardo Leighton et Renan Fuentealba, souhaitait négocier avec les dirigeants de l’Unité populaire pour éviter le coup d’État militaire, comme Tomic l’avait fait avec Allende en décembre 1971 et Fuentealba en mai 1972. Ce n’est pas une coïncidence si les rapports des services de renseignement étatsuniens s’inquiètaient d’une éventuelle négociation entre la Démocratie chrétienne et l’Unité populaire, même s’ils espéraient que « la polarisation croissante de la société rejette la prédilection chilienne pour le compromis politique ».

Plusieurs dirigeants de la gauche traditionnelle ont affirmé que l’Unité populaire n’avait pas pris les mesures nécessaires pour parvenir à un accord avec la Démocratie chrétienne. Cependant, il est prouvé que l’Unité populaire, avec une certaine réticence du Parti socialiste, a fait de son mieux pour parvenir à un « compromis » qu’ils savaient « historique ». Carlos Altamirano lui-même a avoué que le Parti socialiste a soulevé des désaccords nuancés avec cette politique, mais « nous avons accepté démocratiquement le critère de la majorité et notre action n’a jamais visé à entraver le dialogue » [53]. Même la hiérarchie de l’Église catholique a encouragé l’accord ; le 30 juillet 1973, à la demande du cardinal Raúl Silva Henríquez [archevêque de 1961 à 1983], il y a eu une nouvelle tentative de rapprochement entre le gouvernement et la Démocratie chrétienne.

L’incorporation de militaires dans le cabinet, en août 1972, s’inscrivait dans la ligne du dialogue avec la Démocratie chrétienne. Le 5 avril 1973, le général Carlos Prats écrivait dans son journal : « Nous avons besoin d’un accord avec les démocrates-chrétiens. Le Président nous a dit qu’il était fermement convaincu de la nécessité du dialogue » [54].

Cependant, à ce stade du processus, Carlos Prats avait perdu une partie importante du soutien de ses compagnons d’armes. Le cabinet Unité populaire et militaires de 1973 n’était pas le même que celui de 1972 car le corps majoritaire des généraux était déjà engagé dans les préparatifs du coup d’État. Prats lui-même écrivait dans son journal, le 19 mai 1973 : « Le temps nous dira si les forces armées resteront unies. En leur sein, un processus de polarisation devient chaque jour plus évident. Pour la première fois depuis l’arrivée au pouvoir de l’Unité populaire, de nombreux membres des forces armées expriment franchement, et parfois brutalement, leur désaccord avec les politiques du gouvernement » [55].

Un sociologue français connu, témoin des événements, Alain Touraine, note dans son Journal que la Démocratie chrétienne était déterminée à ce que « les militaires remplacent les ministres de l’Unité populaire et même, si c’est absolument nécessaire, Allende lui-même. (…) Soit l’alliance actuelle est maintenue avec l’aide des militaires qui refusent la fragmentation de la société, soit cette alliance s’effondrera d’elle-même et il y aura un coup d’État. Cela donne un véritable sens à cette éventuelle pression politique des démocrates-chrétiens : attendre la rupture sociale, encourager un coup d’État militaire, en espérant que l’armée se borne à imposer l’ordre et, une fois le président écarté, organiser quelques mois plus tard une nouvelle élection présidentielle dont la Démocratie chrétienne sortira victorieuse » [56].

Le 14 mai 1973, les « durs » triomphent à l’Assemblée nationale de la Démocratie chrétienne et réussissent à remplacer Renan Fuentealba par Patricio Aylwin à la présidence du parti, fermant ainsi la voie à la négociation.

Les hommes d’affaires, plus conscients de la réalité de la lutte sociale que les dirigeants du parti, se sont rendu compte que leur système d’accumulation capitaliste était de plus en plus en crise, comme l’a exprimé avec acuité Mario Durán Vidal évoquant la situation en 1972 : « Le processus cyclique Argent-Marchandise subit une rupture. Le prochain cycle de reproduction Argent-Marchandise ne se composera pas d’investissements, ni de l’achat conséquent de biens de production. La phase monnaie-marchandise prend un caractère spéculatif » [57].

Confrontée à des augmentations de salaires et à des cotisations sociales croissantes, qui affectaient le taux de profit dans le domaine de la production, la bourgeoisie a cherché à compenser cette lacune par la spéculation et le « marché noir », en commençant par opérer dans le domaine de la distribution des marchandises, sous-estimé par la plupart des marxistes. S’il est vrai que la production est l’épine dorsale du système, à certains moments, la circulation des marchandises joue un rôle important. Les hommes d’affaires l’ont bien compris et ont appliqué la tactique du sabotage de l’approvisionnement et de la rétention des produits de consommation populaires. Le domaine de la spéculation et du marché noir, qui appartient à la sphère de la circulation, a été utilisé pour ouvrir la voie au coup d’État.

La bourgeoisie a déplacé le capital vers le secteur spéculatif, mais sans négliger le capital productif, car pour spéculer avec des produits, il était nécessaire de les produire, selon les lois de la reproduction élargie. Ce cycle a continué – même dans un régime comme celui de l’Unité populaire, qui était encore capitaliste – car le contraire aurait été de se renier en tant que classe sociale propriétaire des moyens de production qui accapare la plus-value. La preuve en est que la production industrielle avait augmenté de 10% en 1971, selon la Sociedad de Fomento Fabril, laquelle a également calculé une augmentation de 22% dans l’industrie des biens de consommation durables en 1972. Pedro Vuskovic [ministre de la Production industrielle de juin 1972 à septembre 1973] m’a confié au Mexique, en exil, que le gouvernement de l’Unité populaire était incapable de modifier les tendances générales du marché intérieur, basé sur l’achat de produits de consommation durables, malgré les efforts pour promouvoir en priorité le développement de l’industrie légère pour assurer la production de ces biens.

Cette forme de spéculation fut adoptée aussi par la moyenne et petite bourgeoisie, qui participait également à satisfaire la demande croissante de produits, en raison de l’augmentation du pouvoir d’achat des salarié·e·s. Il a ainsi été créé une situation de « pénurie » généralisée, entraînant de longues « files d’attente » et des difficultés d’approvisionnement.

La politique économique de l’Unité populaire a précipité une crise du mode de fonctionnement capitaliste. Il s’est produit une situation où un appareil d’État, administré par la gauche, était confronté à une crise du système économique dominant sans que le problème du pouvoir ait été résolu.

Le climat préalable au coup d’État a été préparé par des actions parlementaires et extra-parlementaires ; tandis que le Parti national et le Parti démocrate-chrétien faisaient obstacle aux projets de l’exécutif, les dames de la bourgeoisie et des classes moyennes aisées défilaient avec des casseroles. Dans le même temps, l’essor du « pouvoir patronal » a été encouragé, favorisant les grèves « corporatistes » dans le secteur des transports et des camions en octobre 1972 [58]. Même les travailleurs de la mine de cuivre d’El Teniente ont été entraînés dans la grève [59], sans que la direction de l’Unité populaire prenne de mesures pour répondre à leurs revendications, à l’exception d’Allende, qui s’est montré très sensible à la résolution du conflit, avertissant qu’il était nécessaire de parvenir à un accord avec les travailleurs, ceux-là mêmes qui avaient voté pour lui. Cependant, les efforts du président pour résoudre cette grève n’étaient pas partagés par les partis gouvernementaux, qui confondaient les protestations des mineurs avec les mouvements séditieux des chauffeurs routiers (MOPARE : Movimiento Patriótico de Recuperación Gremial) et du commerce de détail, dirigé par Rafael Cumsille [nommé en 1967 à la tête de la Confederación Nacional del Comercio Detallista y Turismo]. Un témoin de l’époque, Rafael Agustín Gumucio, a déclaré : « On peut affirmer catégoriquement que les grèves du minerai de cuivre d’El Teniente et les grèves des camionneurs ont été financées par la CIA » [60].

Le calendrier était le suivant : a) préparer les conditions pour exiger la capitulation de l’Unité populaire ; b) déclarer l’illégitimité du gouvernement ; c) obtenir la démission du président Allende et remise du pouvoir à l’opposition, sinon : d) coup d’Etat militaire.

Cette stratégie et ces étapes tactiques étaient similaires à celles mises en œuvre par les opposants au gouvernement de Balmaceda en 1891.

On peut en déduire que le recours à la force n’était pas exclusivement le fait des forces armées, mais qu’il s’agissait de la conjonction de civils de droite et de militaires putschistes. Entre-temps, afin de désarmer les quelques groupes en possession d’armes, qui n’avaient que des fusils et des mitrailleuses légères, comme l’aile gauche du PS et le MIR, les membres de droite de la Démocratie chrétienne et du Parti national ont fait adopter la loi sur le contrôle des armes [le 21 octobre 1972], proposée par le parlementaire démocrate-chrétien Juan de Dios Carmona, et ont immédiatement procédé à des raids sur les Cordons industriels, l’ASMAR [chantier naval] et Lanera Austral [industrie textile].

Le résultat des tant attendues élections parlementaires de mars 1973 a accéléré les plans de coup d’État, car le vote des partis de l’Unité populaire a atteint 46,5%, soit quatre points de moins seulement que lors des élections des conseillers municipaux de 1971. Pour la droite et la Démocratie chrétienne, cela signifiait qu’il leur serait presque impossible de remporter les élections présidentielles de 1976 par les « moyens pacifiques » électoraux.

Dans le même temps, la polarisation au sein des forces armées s’est intensifiée. Il y a eu des propositions de réaliser des consultations ouvertes dans les régiments, les navires et les bases aériennes. En 1973, sur le cuirassé Almirante Latorre et sur la base aérienne d’El Belloto, les militaires constitutionnalistes ont remporté presque autant de voix que ceux considérant le gouvernement de l’Unité populaire comme illégitime. On savait également qu’un nombre important de membres du corps des carabiniers étaient favorables au respect de la Constitution et du président légalement élu.

Alors le « tanquetazo » est arrivé. La tentative de coup d’État, menée par le lieutenant-colonel Souper le 29 juin 1973, a été rapidement repoussée par l’action du général Prats près de La Moneda, mais c’était un test d’une grande importance tactique pour les putschistes, car il leur a permis d’apprécier les hésitations et le manque de préparation de l’Unité populaire pour faire face à un coup d’État. Fidel Castro, lors de sa visite au Chili à la fin du mois de novembre 1971, avait raison lorsqu’il a déclaré, devant plus de 70 000 personnes, au Stade national : « Ce ne sont pas les révolutionnaires qui, dans la situation actuelle au Chili, créent la violence. Et si vous ne le savez pas, la vie elle-même se chargera sûrement de vous le prouver » [61].

Le Parti communiste a analysé le « tanquetazo » de manière erronée : « Les plans de la droite visant à impliquer les forces armées dans une aventure partisane ont échoué. La solidité de nos institutions armées qui ont rempli avec patriotisme et intransigeance la mission que leur confère la Constitution. (…) La dignité et la fermeté avec lesquelles le commandant en chef adjoint de l’armée, Augusto Pinochet, a répondu à cette offensive méritent d’être soulignées car elles constituent un coup dur pour les politiciens qui veulent s’attaquer au prestige des soldats chiliens. (…) Les travailleurs ont pleinement confiance dans les soldats de la patrie et respectent leur sobriété, leur discipline, leur honnêteté et leur patriotisme. Ceux qui attaquent les forces armées sont des aventuriers réactionnaires et fascistes »[62]. Cela ne nécessite pas de longs commentaires, sauf pour rappeler que la gauche griffonnait sur les murs le slogan « Soldat, ami… » et qu’en décembre 1973, Pinochet révélait à un journaliste de l’agence Reuters que les préparatifs du coup d’État avaient été élaborés dans des réunions secrètes depuis 1972.

Le général Prats a clairement perçu la situation lorsqu’il écrivait dans son journal le 1er juillet 1973 : « La tentative a été évitée, mais dans les quelques heures qui se sont écoulées, nous pouvons déjà constater qu’elle a eu pour effet de laisser place à une délibération ouverte au sein des forces armées qu’il sera impossible de contenir, quelle que soit l’application des règles disciplinaires. (…) Comment ne pas parler de politique dans les casernes, alors qu’un régiment, avec son commandant à sa tête, est descendu dans la rue pour attaquer le palais présidentiel et le ministre de la Défense, et que le commandant en chef a également dû descendre dans la rue pour défendre le gouvernement constitutionnel, une mitraillette à la main (…) Jamais l’armée et les forces armées n’ont été autant politisées qu’après les événements dramatiques du 29 juin » [63].

Parallèlement, jamais auparavant de vastes secteurs de femmes, d’ouvriers, de pobladores, de paysans, de certains salariés de la classe moyenne et d’étudiants ne s’étaient autant politisés, réclamant des armes pour vaincre les putschistes lors du rassemblement qui a eu lieu le soir du « tanquetazo » devant le balcon de La Moneda, où Allende a pris la parole. Quelques jours plus tard, dans certaines entreprises du secteur social qu’ils administraient, ils ont décidé d’investir des capitaux non pas dans des machines mais dans des armes, comme l’a rendu public le syndicat Socometal. En tout cas, ils étaient conscients des insuffisances de l’Unité populaire face au coup d’État. Une semaine auparavant, les organismes du « pouvoir populaire » ont envoyé une lettre au président Allende dans laquelle, de manière prophétique, ils déclaraient : « Dans ce pays, il n’y aura pas de guerre civile mais un massacre froid et planifié de la classe ouvrière la plus consciente et la plus organisée d’Amérique latine, ainsi que sa destruction et sans doute sa décapitation sanglante » [64].

Au cours des mois suivants, les événements se sont aggravés, sans que la droite renonce au coup d’État ou que l’Unité populaire prenne des mesures concrètes en vue d’une solution. Au contraire, le discours enflammé de Carlos Altamirano au stade du Chili a exacerbé le conflit. Lorsque la situation était presque perdue – non par manque de combativité de la part des travailleurs mais à cause des politiques défaitistes des partis d’une Unité populaire immobilisée –, le président Allende a tenté de trouver une issue en convoquant un plébiscite pour résoudre le conflit entre les différents pouvoirs.

Lorsque les hauts commandants militaires ont appris qu’un plébiscite devait être convoqué entre le 10 et le 12 septembre, ils ont décidé d’avancer le coup d’État au 11 septembre. À ce stade des événements, la Démocratie chrétienne avait perdu le contrôle politique du processus. Augusto Pinochet (armée de terre), José Toribio Merino (marine) et Gustavo Leigh (forces aériennes) avaient acquis une autonomie suffisante pour organiser le coup d’État sans consulter les dirigeants des partis impliqués dans la conspiration. Même le président du Sénat n’a pas été consulté sur le jour du coup d’État. Dans l’une des nombreuses ironies de l’histoire, lorsque Frei s’est rendu à l’École militaire le 11 septembre, à la tombée de la nuit, pour demander la libération d’un membre de sa famille emprisonné par erreur, un simple lieutenant lui ordonna de restituer sa voiture de fonction au Sénat. Ainsi, le rideau de la farce tombait et commençait la tragédie.

Quelques réflexions pour un bilan

Une chose qu’on ne peut pas reprocher au président Allende, c’est de ne pas avoir tenu ses promesses de campagne, car pendant son gouvernement, il a réalisé sa proposition de programme dans son intégralité. Personne ne peut lui reprocher de ne pas avoir fait du Chili un pays socialiste, au sens le plus profond du terme, c’est-à-dire le passage du système capitaliste à un mode de production socialiste, car il n’avait jamais formulé cette promesse.

En termes de sociologie politique, il a essentiellement achevé le programme de changements qui caractérise une révolution démocratique bourgeoise – telle qu’elle a été caractérisée historiquement après la Révolution française de 1789 – car il a nationalisé les matières premières de base que sont les mines, le système financier et les télécommunications, il a nationalisé le système bancaire et la compagnie de téléphone International Telephone & Telegraph (ITT), et il a créé un secteur économique appelé « Aire de propriété sociale ». Il a mis fin aux grandes propriétés par une réforme agraire conduisant à l’expropriation de 5,5 millions d’hectares de terres et à leur remise immédiate aux paysans, l’un des points fondamentaux qui caractérisent un processus démocratique bourgeois.

La nationalisation du cuivre a été la mesure la plus importante adoptée par le gouvernement de Salvador Allende :

1. pour avoir réaffirmé le droit de nos pays d’Amérique latine à récupérer leurs richesses, aliénées par la classe dirigeante au capital monopoliste étranger ;

2. pour avoir donné une concrétisation historique, dans un pays particulier de notre Amérique – le Chili – à l’un des points clés du processus de libération nationale, inspiré par la conception bolivarienne et la pensée nationale anti-impérialiste des précurseurs de notre souveraineté, tels que José Martí, Eloy Alfaro, José María Vargas Vila, Manuel Ugarte, César Augusto Sandino, José Carlos Mariátegui, Salvador de la Plaza et Julio Antonio Mella ;

3. pour avoir récupéré la mémoire historique des Chiliens qui ont su défendre la souveraineté des richesses nationales, tels que Pedro Félix Vicuña, Francisco Bilbao, Santiago Arcos, José Manuel Balmaceda, Luis Emilio Recabarren, Marcial Martínez, Tancredo Pinochet Le Brun, Eugenio Matte Hurtado et Ricardo A. Latcham ;

4. pour avoir montré que les gouvernements des pays hautement industrialisés, comme ceux d’Europe et des États-Unis, protègent les intérêts des sociétés transnationales, en violation de la Déclaration universelle adoptée par les Nations Unies, reconnaissant le droit des peuples à l’autodétermination et à se gouverner comme ils l’entendent librement ;

5. pour avoir mis en évidence que les grandes puissances, au nom de leur conception particulière de la démocratie, s’arrogent le droit d’intervenir dans les pays du Tiers Monde, directement avec des troupes, en bombardant ces pays et en portant gravement atteinte à la Déclaration des droits de l’homme, ou en favorisant des coups d’État militaires, comme cela s’est produit au Chili, au Brésil, au Paraguay, en Uruguay, en Argentine, en Bolivie, au Pérou, en Amérique centrale, en Jamaïque, à Grenade et en Guyane, ainsi que dans des nations africaines et asiatiques, en ignorant les Constitutions et les lois approuvées démocratiquement par ces peuples et en légitimant ensuite de longues dictatures militaires.

L’on peut reprocher à la gestion gouvernementale de l’Unité populaire un certain manque d’efficacité dans l’administration de certaines entreprises nationalisées, ainsi que des manifestations de sectarisme politique contre l’opposition et entre les partis de gauche eux-mêmes, comme le confirme l’ancien secrétaire du PC, Luis Corvalán, dans ses Mémoires : « Le sectarisme a fait beaucoup de dégâts. Un comportement sectaire et arrogant a pris forme dans une partie de l’Unité populaire » [65]. En outre, il y a eu des faiblesses tactiques et des actions inopportunes, notamment le lancement du projet d’école nationale unifiée (ENU) qui, sans le vouloir, a été utilisé par l’opposition politique comme prétexte pour accuser l’Unité populaire de mettre fin à l’enseignement privé ou aux Colegios particulares (privés subventionnés), ce que ce projet ne proposait pas.

De même, il est faux de prétendre que Allende était inféodé au « bloc socialiste », alors qu’il a clairement proclamé que le Chili était un pays non aligné, aux côtés des peuples du Tiers Monde, des propos dont on peut aisément trouver des traces. Il était encore moins une marionnette de l’URSS pour mettre en œuvre le « communisme » ; la preuve en est que le Chili, entre 1970 et 1973, n’a reçu aucune aide économique substantielle des pays autoproclamés « socialistes », comme Allende lui-même l’a déclaré lors de rencontres privées au retour de sa tournée en Europe : « Je n’ai reçu que 20 millions de marks du dirigeant de la République fédérale d’Allemagne, Willy Brandt ». Une information confirmée ultérieurement en 1997 et 1998 par un membre haut placé du KGB, le général Nikolaï Leonov, ancien directeur adjoint des renseignements du Comité de sécurité de l’Union soviétique [66]. Celui-ci a notamment déclaré au journaliste italien de L’Unità, Giancarlo Summa : « Le gouvernement de l’Unité populaire a demandé 30 millions de dollars en 1973. Le Comité central nous a demandé notre avis et nous avons, après de longues discussions et consultations, donné une réponse négative » [67].

Il n’y a aucune base sérieuse – à la lumière d’une tentative d’établir la vérité historique – pour accuser Salvador Allende de vouloir balayer l’État bourgeois et le système capitaliste, d’établir le socialisme dans le sens le plus rigoureux du terme ; des objectifs qui, à l’exception du MIR, du Frente Revolucionario et d’un secteur du Parti socialiste, n’ont jamais été envisagés par les partis de gouvernement, en particulier le Parti communiste, qui s’est limité à réaliser la phase démocratique bourgeoise, conformément à sa conception de la « révolution par étapes ». Le plan de l’Unité populaire, explicite dans les sources de l’époque, était d’arriver en aussi bonne position que possible aux élections présidentielles de 1976. Toutes les spéculations politiques sur un prétendu auto-coup d’État n’étaient qu’un des nombreux prétextes pour justifier le coup d’État militaire.

Par conséquent, les accusations portées contre le gouvernement Allende ne visaient qu’à créer une atmosphère favorable au coup d’État militaire, qui rétablirait l’ancien et traditionnel système de domination de classe pratiqué par les gouvernements oligarchiques des XIXe et XXe siècles.

La stratégie de l’Unité populaire, qui consistait à utiliser la légalité pour consolider le processus, a agi comme un véritable « boomerang », puisque les partis d’opposition se sont appuyés sur des mécanismes légaux qu’ils avaient eux-mêmes créés pour imposer, paradoxalement, une issue illégale. Pendant que l’Unité populaire jurait fidélité à la légalité, le Parti national et les démocrates-chrétiens ont utilisé l’arme juridique pour attaquer la Constitution et le gouvernement élu par la plus grande majorité démocratique de l’histoire du Chili. Puisque la structure institutionnelle créée par la classe dirigeante (le Parlement, le pouvoir judiciaire, la Cour des comptes et les forces armées) est restée intacte, les conditions du renversement du gouvernement de l’Unité populaire étaient objectivement réunies.

En conclusion, l’analyse objective des faits, au-delà de toute approche idéologisante, nous permet d’affirmer que pendant les 1004 jours du gouvernement d’Allende, les règles générales du système capitaliste ont été maintenues, bien qu’avec l’accomplissement complet des tâches démocratiques bourgeoises non résolues par les présidents de la République qui l’ont précédé. Ainsi, il n’y a pas eu à proprement parler de passage du capitalisme au socialisme, étant entendu qu’une révolution socialiste signifie le remplacement de la classe dirigeante par la majorité de la classe laborieuse, le démantèlement des institutions de l’État bourgeois, principalement ses forces armées et son Parlement.

Par conséquent, il était et il est également faux de caractériser le gouvernement de l’UP comme une phase de « transition vers le socialisme », car la science politique et les classiques du marxisme, de Marx à Lénine et Trotski, ont montré que la période de transition vers le socialisme commence par la prise du pouvoir par la classe ouvrière, avec d’autres mouvements sociaux, générant un nouveau type d’État, gouverné par des organismes représentatifs des masses laborieuses. Les mesures de nationalisation et d’étatisation qui ont été prises ont souvent dérouté les analystes du gouvernement Allende, lequel a, effectivement, étatisé de grandes entreprises, mais cela ne permet pas de parler de socialisme au Chili, car il y a eu des nationalisations dans l’Argentine de Perón, dans la Bolivie de Paz Estenssoro, dans le Mexique de Cárdenas, sans que l’on puisse les qualifier de socialistes.

Cependant, au cours de cette période, des mesures à caractère socialiste ont été prises, telles que l’administration des entreprises par les travailleurs, la création de fermes collectives, l’abolition de la propriété privée des moyens de production aux mains des grands hommes d’affaires, permettant aux petits propriétaires urbains et ruraux de garder leurs propriétés. Il n’existe aucun précédent qu’une telle transition aboutisse à l’établissement d’une société socialiste, un phénomène qui ne s’est produit dans aucun pays, y compris la Russie, la Chine, l’Europe de l’Est, la Corée, le Vietnam et Cuba. Cette période de transition peut durer de nombreuses années, comme d’autres périodes de transition dans l’histoire : songeons aux siècles de transition du mode de production esclavagiste au mode de production féodal et du mode de production féodal au mode de production capitaliste. Aucun politologue rigoureux ne pourrait prouver par des faits que le Chili, sous l’Unité populaire, a vécu une phase de transition vers le socialisme.

Pedro Vuskovic : une autocritique allant dans le bon sens

L’une des meilleures évaluations du gouvernement de l’Unité populaire a été faite par l’éminent ministre d’Allende, l’économiste Pedro Vuskovic. Dans son ouvrage Política económica y Poder político (publié en 1976), il est l’un des rares dirigeants de l’Unité populaire à avoir osé formuler une autocritique rigoureuse, dans le cadre d’une évaluation positive des mesures adoptées par le président Allende.

Il commence en disant que « le besoin se fait sentir d’analyses critiques et autocritiques émanant des forces populaires elles-mêmes. (…) Cette tâche d’évaluation est encore en suspens. (…) La première chose qui ressort de l’expérience du gouvernement populaire est l’accomplissement de tâches très grandes et décisives, confiées à la politique économique, conjointement à la faiblesse relative de la base de soutien politique sur laquelle elle devait reposer ».

Vuskovic affirme que les partis de l’Unité populaire n’ont pas compris la relation intime entre les objectifs à long terme et à court terme : « D’une part, la nécessité de l’imbrication et de la simultanéité des deux objectifs a été remise en question, suggérant qu’ils représentaient la coexistence de deux politiques différentes. L’une ‘réformiste’, qui mettait l’accent sur les objectifs de stabilité, de redistribution et d’augmentation du niveau de vie matériel, et l’autre ‘révolutionnaire’, qui visait l’expropriation de la bourgeoisie et l’initiation des transformations socialistes. D’autre part, l’apport politique représenté par la politique économique à court terme était considéré comme fondamental, les résultats immédiats étant considérés comme un soutien qu’il ne fallait pas mettre en danger par une progression rapide des expropriations et du domaine social, ce qui pouvait détériorer les possibilités de neutraliser et de gagner plus de forces parmi la petite bourgeoisie ; par conséquent, ces dernières avaient tendance à être freinées. (…) Comme dans d’autres aspects, les différences de perception politique du processus au sein de l’Unité populaire ont empêché une décision politique précise et la conduite de la politique économique a oscillé de manière erratique entre les deux options ».

Acteur et témoin des débats ministériels, Vuskovic souligne avec franchise que l’Unité populaire n’a pas pu agir rapidement face à l’opposition bourgeoise : « L’ensemble du processus devait inévitablement se dérouler dans le cadre d’une intensification croissante de la lutte des classes et de l’affrontement avec l’impérialisme. C’était le fait central auquel la direction politique devait répondre sur ses différents niveaux et, bien sûr, sur le niveau plus restreint de la politique économique. En ce sens, si elle avait été prise avec la nécessaire conséquence, la préparation à cet inévitable affrontement aurait dû et pu s’exprimer sous divers aspects : dans la rapidité avec laquelle les bases économiques de soutien de la bourgeoisie ont été affectées, dans le degré de réorientation des relations économiques extérieures, dans diverses décisions sur la formation et la gestion de l’Aire de propriété sociale, et même dans une utilisation plus prudente des réserves de change en prévision de l’encerclement financier auquel l’impérialisme tendrait ».

En ce qui concerne la participation populaire et le rôle des Cordons industriels, Vuskovicl affirme qu’il y avait des idées contradictoires au sein des partis de l’Unité populaire : « Les coordinations sectorielles des travailleurs en sont venues à représenter un pouvoir réel, mais elles n’étaient pas reconnues formellement, ni encouragées, ni soutenues par la structure administrative et la direction politique, les divergences internes concernant la conception de la politique de masse se reproduisaient également sur ce point. D’autant plus lorsqu’il s’agissait d’initiatives qui dépassaient la sphère de la production pour devenir des expressions plus générales du pouvoir au sens large, comme ce fut le cas avec les Commandos communaux et les Cordons industriels. (…) L’accès à la participation était relativement large dans le cas des entreprises de l’Aire de propriété sociale, mais très limité dans le cas des entreprises du domaine privé, où seule la constitution de ‘comités de vigilance’ était stimulée, mais ils avaient peu de pouvoir et il leur était accordé très peu d’attention dans la pratique, tant au niveau de leur formation que du soutien qui leur a été apporté ».

Vuskovic est transparent en soulignant qu’au sein de l’Unité populaire « il y avait des divergences entre les conceptions qui attribuaient plus d’importance à une politique de masses et à une politique d’alliances, des divergences qui, dans les faits, ont été généralement résolues en faveur de cette dernière. (…) La politique d’alliances (avec des secteurs du centre) a sacrifié le développement d’une politique de masses. (…) Le potentiel de mobilisation des masses et la gestation et le développement de nouvelles formes de pouvoir populaire n’ont pas été suffisamment perçus » [68]. (Traduction Ruben Navarro et Hans-Peter Renk) (A suivre lundi 12 juin)

Notes

[52] Service de documentation du Congrès des États-Unis : « Chile, 1960-70 : a chronolgy, Chile since the election of Salvador Allende ». Par ailleurs, des documents faisant partie du rapport du 21-6-1973 du Sous-comité de Relations Internationales du Sénat des États-Unis sur les Corporations multinationales, édité sous le nom « ITT and Chile », dont une partie a été publiée en espagnol : La CIA, 10 años contra Chile, Bogotá, 1973.

[53] Carlos Altamirano, Dialéctica de una derrota, op. cit., p. 89.

[54] Carlos Prats, Una vida por la legalidad (Journal), Ed. FCE, México, 1976, p 45.

[55] Ibid., p. 52.

[56] Alain Touraine, Vida y muerte del Chile popular.
Diario del 29 de Julio de 1972 al 28 de noviembre de 1973, Ed. Siglo XXI, México, 1974, pp. 38 et 40. Le même auteur disait le 28-9-1973 : « La polique de la Démocratie chrétienne semble rétrospectivement insensée. (…) Elle appelle au coup d’État mais sans en prendre la direction ou le contrôle, de telle sorte qu’elle se retrouve avalée par lui. (…) Allende a essayé de négocier, y compris, à la fin, en acceptant de remettre son pouvoir sur la table devant les électeurs. En ce qui concerne la Démocratie chrétienne, elle a constamment refusé la négociation. Elle n’a pas voulu négocier en août » (Ibid., p. 40).

[57] Mario Durán Vidal, op. cit., p 69.

[58] Los Gremios Patronales, Documentos, Ed. Quimantú, Santiago, 1972 et Claudio Durán, Propaganda de agitación en el período agosto 1972-marzo 1973, Ed. Chile América-CESOC, Santiago, 1995.

[59] Sergio Bitar y Crisóstomo Pizarro, La caída de Allende y la Huelga de El Teniente, Ed. Ornitorrinco, Santiago, 1987.

[60] Rafael Agustín Gumucio, Apuntes de medio siglo, Ed. Chile América-CESOC, Santiago, 1994, p. 137.

[61] Journaux chiliens ma Noticias de última hora et El Siglo, 4-12-1971.

[62] El Siglo, 29-6-1973.

[63] Carlos Prats : op. cit., p 59 et 62.

[64] Propos recueillis par Carlos Altamirano, Dialéctica de una derrota, Ed. Siglo XXI, México, 1977, p. 114.

[65] Luis Corvalán, De lo vivido y lo peleado, Ed. LOM, Santiago, 1997. Aussi dans le reportage d’Hernán Millas : « Los porfiados hechos de Lucho Corvalán », journal La Época, 21-9-1997, p11.

[66] Interview réalisée par la journaliste Tamara Avetikian, El Mercurio, Santiago, 26-9-1998, Cuerpo D, p. 1.

[67] Reportage republié par la revue chilienne Punto Final, Santiago, août 1997, p. 27.

[68] Pedro Vuskovic : Obras escogidas sobre Chile (1964-1992), ouvrage dirigé par Raúl Maldonado, Ed. Del Centro de Estudios Políticos Latinoamericanos Simón Bolívar, CEPLA, Santiago, 1993.

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