Tiré du blogue de l’auteur.
Avant le 1er octobre, dans la gauche française, beaucoup portaient un regard méfiant sur le référendum annoncé en Catalogne. Les réticences relevaient de logiques diverses, voire divergentes. Elles pouvaient s’accompagner d’un argument légaliste, quitte à reprendre le point de vue de l’exécutif espagnol dont le refus persistant de toute négociation ne laissait d’autre option qu’un référendum unilatéral. Ou bien elles dénotaient une répugnance à s’aligner sur une coalition régionale avec la droite, au risque de ne pas se démarquer d’un gouvernement national ancré exclusivement à droite. Pour beaucoup, c’est le nationalisme indépendantiste qui posait problème, plus que le nationalisme revendiqué par les dirigeants espagnols.
Pour d’autres, le séparatisme ferait le jeu du marché en affaiblissant les États – et tant pis si ces mêmes États, loin d’offrir une protection contre le néolibéralisme, en sont aujourd’hui les instruments. D’autres encore exprimaient leur hostilité envers la logique référendaire elle-même, soupçonnée de faire le jeu des populismes plébiscitaires contre le principe de la représentation parlementaire, sans se soucier autant de l’héritage franquiste du Parti populaire, ravivé lors d’une manifestation à Madrid contre le référendum où l’hymne de la phalange accompagnait le salut fasciste.
Après le 1er octobre, l’interprétation du référendum catalan semble toutefois être bousculée par l’événement lui-même. Sans doute une partie de la gauche savait-elle déjà, en France comme ailleurs, que le sens de ce qui se passe n’est pas fixé une fois pour toutes : c’est l’histoire qui redéfinit notre lexique politique en nous obligeant à penser l’actualité. Rappelons-nous par exemple que le nationalisme a pu basculer, au dix-neuvième siècle, de la gauche à la droite. C’est donc le contexte qui confère aux choses leur signification politique. C’est pourquoi tous les séparatismes ne sont pas équivalents – de la Catalogne à la Flandre ou à l’Écosse ; et la gauche peut, selon les cas, défendre les frontières existantes ou au contraire les remettre en cause.
Bref, penser politiquement, c’est penser historiquement et contextuellement. On ne peut donc pas se contenter de renvoyer l’indépendantisme ou le référendum à quelque essence éternellement droitière. La réalité politique bouge sous nos pieds. Après tout, la leçon du référendum sur le Traité constitutionnel européen de 2005, c’est que peuvent coexister un « non » de droite et un « non » de gauche, soit deux significations distinctes, et même inverses, d’un même vote. Il ne faut donc pas juger l’actualité catalane dans des termes hérités du passé ; l’événement trouble nos grilles d’intelligibilité. Quelque chose a eu lieu ; en tenir compte nous invite à penser à nouveaux frais notre lecture du monde.
Le double événement du 1er octobre, soit le référendum pacifique et la répression sanglante, renvoie à un enjeu proprement démocratique. « Les questions que pose le catalanisme à l’Espagne », c’est l’historien Stéphane Michonneau qui le souligne, « interrogent de nombreux Espagnols qui comprennent que l’exercice du “droit à décider” ouvre la voie d’un approfondissement démocratique. » La violence d’État donnée en spectacle aura donc eu pour effet de déplacer la question de l’autonomie et de l’indépendance : il s’agit moins désormais de nationalisme culturel que de politique démocratique.
Ainsi, la figure de proue de Barcelona en Comú, Ada Colau, a soutenu le référendum plutôt que l’indépendance. Nul ne peut taxer de nationalisme cette maire qui, contre la politique espagnole et européenne de fermeture aux migrants, veut ériger Barcelone en « ville-refuge ». Sans doute défend-elle aujourd’hui les droits des citoyens catalans ; mais c’est en faisant alliance avec d’autres maires d’Espagne, à commencer par celle de Madrid, Manuela Carmena. C’est donc au nom de la démocratie qu’elle demande la démission du Premier ministre. #MésDemocràcia : ce mot-dièse en catalan n’est nullement réservé aux Catalans. « Plus de démocratie » se traduit aussi en castillan ; dans bien d’autres langues encore, ce cri se fait entendre aujourd’hui.
Il faut bien constater la dérive autoritaire de l’Espagne : Mariano Rajoy a provoqué la confrontation politique avec la Catalogne avant d’opter pour la violence policière. En s’affranchissant ouvertement de la légalité dont il se réclame pourtant, le chef du gouvernement espagnol manifeste combien la démocratie peut n’être qu’un mot vide de sens, un prétexte qui fait écran à la compréhension des logiques antidémocratiques effectivement à l’œuvre. C’est ainsi qu’il peut, à l’issue de ce dimanche ensanglanté, célébrer « la force de la démocratie espagnole », qu’il qualifie sans rire de « démocratie mature et avancée, aimable et tolérante ». À l’en croire, malgré les 2 200 000 suffrages exprimés (voire 3 millions en comptant les bulletins détruits ou saisis par la police), « aujourd’hui, le référendum d’auto-détermination en Catalogne n’a pas eu lieu » : le déni de la réalité va de pair avec le déni de démocratie.
Mariano Rajoy ne saurait reconnaître qu’on vient d’assister à un véritable « coup d’État démocratique ». Le coup de force de l’Union européenne contre Syriza en Grèce en était le paradigme. On n’est plus à l’heure des colonels ; désormais, ce sont « les banques, et non les tanks ». De même, au Brésil, la destitution de Dilma Rousseff était bien un coup d’État légal. On aurait pu dire : « des votes et non des bottes », ou « des parlementaires et non des militaires ». Certes, en Catalogne, c’est contre les urnes et les électeurs que la police intervient avec violence ; mais c’est sous des formes démocratiques, au nom de la démocratie et dans une société réputée démocratique. La logique enclenchée à Athènes se radicalise.
En France, une telle brutalité étatique est devenue familière depuis les mobilisations contre la loi Travail. Et les récents propos d’Emmanuel Macron nous avertissent qu’elle est toujours d’actualité : « la démocratie, ce n’est pas la rue. » Autrement dit, si l’exécutif réprime les manifestations, ce sera au nom de la démocratie : la légitimité de l’élection ne lui donne-t-elle pas tous les droits ? On ne s’étonnera donc pas du soutien appuyé que le président français accorde au chef du gouvernement espagnol : « Je sais qu’il gère, au mieux possible, les affaires domestiques espagnoles », déclarait-il le 29 septembre, comme si la défense de la démocratie en Europe relevait seulement des États, avant de réaffirmer le 2 octobre « son attachement à l’unité constitutionnelle de l’Espagne », sans un mot sur les violences policières de la veille.
On ne s’étonnera pas davantage du silence complice de l’Europe : la nouvelle bientôt démentie d’un appel de la chancelière allemande réclamant des comptes à son homologue espagnol ne fait que le rendre plus assourdissant. En fait, l’Union européenne s’accommode aisément des dérives dictatoriales, comme dans la Hongrie de Viktor Orbán ; pour sous-traiter la gestion des migrants, elle n’hésite pas à négocier avec la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan engagé dans une épuration massive, tandis que l’Italie traite avec des milices libyennes qui jouent le rôle de passeurs. C’est dire que l’Europe, qui s’était construite sur les ruines du nazisme, considère aujourd’hui la démocratie, non plus comme un principe fondateur, mais seulement comme une rhétorique de justification. Le « coup d’État démocratique » en Catalogne est un avertissement, non seulement pour l’Espagne, mais aussi pour l’Europe tout entière : il faut nous battre pour « plus de démocratie » ; faute de quoi, bientôt, il n’y aura plus de démocratie.
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