Édition du 19 novembre 2024

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Platon : Ion (Texte 27)

Le livre Ion est un dialogue socratique qui a été composé par Platon durant la période des œuvres de jeunesse (399-390). Dans cet ouvrage, le grand maître de la philosophie grecque s’interroge sur la poésie et sur la nature de la source où les poètes puisent leur talent. Plus spécifiquement, l’ouvrage s’intéresse à la question suivante : la poésie est-elle un art véritable ou ne s’agit-il pas plutôt d’une production d’inspiration divine ? Platon cherche à travers ce livre, qui tient en peu de pages, à préciser le champ d’appartenance du poète et du rhapsode[1]. Cet écrit permet de voir la vision de Platon sur le rôle de l’art dans la cité.

Le dialogue s’ouvre sur la rencontre entre Ion et Socrate. Ion vient de remporter un prix, lors des Jeux asclépiens, grâce à sa maîtrise impressionnante de l’œuvre d’Homère. Il informe Socrate de son succès. Celui-ci témoigne à celui-là son admiration. Il avoue même envier le sort des rhapsodes qui vouent leur vie entière à réciter et à commenter les chefs-d’œuvre des plus grands poètes. L’art du rhapsode requiert non seulement la connaissance des vers du poète, mais également la connaissance de sa pensée et de sa vie. Socrate reconnaît que l’étendue des connaissances d’Ion sur Homère est sans aucun doute admirable, mais il se demande si Ion maîtrise aussi bien d’autres poètes, comme Hésiode et Archiloque ? Ion répond qu’Homère est le seul poète pour lequel il semble doter d’un réel talent. C’est à partir de ce moment que le dialogue débute réellement.

Socrate soutient la position suivante : pour être réputée maître d’un art, la personne doit pouvoir juger toutes les parties ou toutes les composantes de cet art. Dans le cas contraire, il est selon lui impossible de parler d’art. Or, qu’est-ce que l’art selon Socrate ? Il s’agit de la maîtrise de quelque chose, peu importe de quoi il est question. Celui ou celle qui le pratique détient alors une supériorité, soit par son talent indéniable, soit en raison de son expérience. Est donc art ce qui est créé, pratiqué, exercé, selon des règles et des manières de faire reconnues par autrui. Un art pour soi-même n’en serait donc pas un véritable et le restera tant et aussi longtemps qu’il se maintiendra dans l’invisibilité publique.

Socrate fait remarquer à Ion que les trois poètes qu’il a nommés plus tôt, Homère, Hésiode et Archiloque, traitent de sujets semblables : les guerres, les relations entre les hommes ou celles que les dieux ont entre eux. La question est donc de savoir si Ion est en mesure de commenter Hésiode et Archiloque aussi bien qu’Homère ?

Selon Socrate, si deux poètes, en l’occurrence ici Homère et Hésiode, s’expriment de manière identique sur certains sujets, Ion devrait être capable de faire également l’exégèse des vers d’Homère et de ceux d’Hésiode ? Si ces deux poètes disent des choses différentes sur un même sujet, Ion devrait pouvoir expliquer pourquoi l’un a raison et l’autre a tort. Car la connaissance d’une chose augmente dans la dialectique ; connaître les opposés ou les divergences devient tout autant indispensable au développement d’un art.

Socrate raisonne d’ailleurs ainsi, car selon lui, le mathématicien est en mesure de distinguer sans la moindre difficulté celui qui parle correctement ou incorrectement des nombres ; le médecin de son côté est apte à distinguer les opinions vraies et fausses sur les aliments ; le sculpteur pour sa part est parfaitement outillé pour apprécier et juger n’importe quelle sculpture, sans égard pour son auteur. Socrate postule que quiconque s’est rendu maître d’un art doit pouvoir juger toutes les parties de cet art et connaître les qualités et les défauts de n’importe quel artiste. Si la poésie est un art qui forme un tout, alors le rhapsode devrait être irréprochablement compétent pour juger toutes les productions poétiques, comme c’est le cas pour le connaisseur dans les champs de la peinture, de la sculpture et de toutes les autres formes de musique.

Ion confirme cet argument de Socrate et lui demande pourquoi il est lui-même incapable de réagir ou de parler lorsqu’il est question d’un autre poète qu’Homère ? La réponse de Socrate est immédiate : ce n’est pas en vertu d’un art ou d’une science qu’Ion parle d’Homère, mais plutôt en vertu d’une inspiration divine. Sur cette base, qui relève du mystère, Ion n’est pas détenteur d’un art. La raison donc pour laquelle Ion n’est pas capable de juger de la valeur de n’importe quel poète, s’impose d’elle-même pour Socrate : le poète et le rhapsode, de même que les prophètes, ne tirent pas leur talent d’un art ou d’une science, mais d’une inspiration qui leur est communiquée par les dieux. La poésie n’est, par conséquent, pas un effet de l’art, mais provient d’une inspiration divine. Socrate explique que de la Muse vers le poète, puis du poète vers le rhapsode, circule une sorte de force d’aimantation, une chaîne, qui inspire le poète, qui inspire ensuite le rhapsode. Ce qui au départ fait le poète, ce n’est pas la connaissance d’un art, mais bien plutôt une faveur divine. Autrement dit, c’est un lien privilégié qui unit le poète à la Muse. Ainsi, l’humain devient poète quand son esprit, dépossédé de la raison, laisse place à cette inspiration qui vient de la muse et, par conséquent, cette inspiration a nécessairement des caractéristiques divines.

L’inspiration poétique est posée par Socrate comme étant identique à la pierre d’aimant, qui a les propriétés pour attirer un anneau de fer, lequel devient à son tour aimanté et peut attirer un nouvel anneau. C’est ce qui explique selon Socrate pourquoi les poètes se cantonnent, en règle générale, à un seul genre, dithyrambes, panégyriques, épopées, car ils ne peuvent réussir que dans le seul domaine où les Muses les ont poussés.

Ion partage avec Socrate cette vision de son art. Il admet que le rhapsode est l’interprète du poète, lui-même interprète de la Muse. En appui à son argument, Socrate mentionne l’émotion ressentie par Ion lorsqu’il déclame Homère. Voilà ce qui prouve selon lui que le rhapsode est dépossédé de sa raison quand il reçoit l’inspiration divine. Le rhapsode, une fois inspiré, inspire à son tour le spectateur et lui transmet la force qui lui vient de la Muse. Pour Socrate, il est clair qu’Ion a été orienté par sa Muse vers la connaissance d’Homère et c’est ce qui explique pourquoi Ion n’a ni le besoin ni l’envie d’étudier autre chose.

Ion, est tout admiratif devant les idées développées par Socrate, mais il ne s’avoue qu’à moitié convaincu par ce qu’il vient d’entendre. Il reconnaît sans réticence que la part de son métier consistant à réciter les poèmes pourrait être le résultat d’une inspiration divine, car lui aussi ressent avec une grande intensité toutes les choses qu’il raconte, jusqu’à être capable de rire ou de pleurer selon les endroits. Mais, pour ce qui est de sa deuxième mission, celle qui consiste à interpréter les poèmes et de faire l’éloge d’Homère, là-dessus il affirme qu’il s’agit d’un véritable art qui requiert un long apprentissage, au même titre que n’importe quel autre savoir ou science.

C’est alors que Socrate entreprend avec Ion l’étude de plusieurs passages d’Homère qui relèvent successivement de la compétence de l’art du cocher, de l’art du médecin, de l’art du pêcheur et de l’art du devin et demande pour chacun de ces passages qui sont les plus compétents pour juger de la justesse des propos d’Homère ? Le rhapsode ou le cocher ? Le médecin ou le rhapsode ? Le charpentier, le devin ou le rhapsode ? À chaque question posée, Ion répond : le cocher, le médecin, le charpentier et le devin. Ion est incapable de dire si Homère dit la vérité au sujet de chacun de ces arts. Donc, malgré son ignorance de toutes ces sciences, Ion parvient quand même à commenter ce grand poète et il le fait avec beaucoup de talent. S’il en est ainsi, selon Socrate, c’est parce qu’il puise son inspiration auprès des dieux. Cet examen conduit de manière systématique par Socrate l’amène à affirmer avec autorité que l’art du rhapsode, ne relevant d’aucun domaine spécifique, puisqu’il est incapable de traiter de ce qui tombe sous la compétence d’un autre art, prouve que nous ne sommes pas en présence d’un art véritable.

Est-ce dire qu’un art ne peut être inspiré ? L’art est art dans la pratique, dans le monde concret, sans quoi il ne pourrait être valorisé et reconnu par autrui. Mais son apparition relève du monde de l’idée, car la personne instigatrice d’un art a dû être inspirée au départ sur cette nouvelle pratique qui exigera un temps pour se parfaire et obtenir la reconnaissance recherchée. Le médecin est « artiste » parce qu’il est en mesure de saisir à la fois l’idée de la médecine et de la mettre en pratique ; le charpentier l’est aussi parce qu’il sait transposer l’idée de la création dans un produit fini saisissable par quiconque l’observe ; même chose pour le devin qui a le pouvoir de concrétiser ce qu’il a aperçu du monde idéel. Pour sa part, le rhapsode rapporte des idées appartenant à d’autres et s’avère incapable de les concrétiser comme eux dans la pratique. En ce sens, il demeure dans le monde idéel, essayant d’exciter l’imaginaire des personnes qui l’écoutent, sans pouvoir manier l’art sur lequel il discourt. Mais son art à lui, s’il en existe un, est oratoire, est une production de sons et d’images idéels seulement à titre de copies de la réalité.

Ion tente une nouvelle fois de définir l’objet propre à l’art du rhapsode. Selon lui, cet art consiste à savoir ce qu’il convient de dire en chaque circonstance pour chaque individu. Mais là encore, quand cet individu est engagé dans une activité technique, c’est le spécialiste de l’activité en question, plutôt que le rhapsode, qui saura dire qui a raison ou tort. Ion reconnaît alors qu’il ne possède aucune compétence précise, à l’exception d’une seule : l’art du stratège ou général en chef qu’il a appris en étudiant les batailles décrites par Homère. Socrate soulève alors l’interrogation suivante : qui du rhapsode ou du capitaine est le plus compétent pour commander à des marins ? C’est bien sûr le capitaine. Et qui du rhapsode ou du général peut le mieux parler à des soldats ? Ion soutien que le rhapsode est tout aussi compétent que le général. Interrogé par Socrate, il est ensuite amené à conclure que l’art du rhapsode et l’art de la guerre sont un seul et même art et puisqu’il est le meilleur rhapsode de Grèce, il est par conséquent le meilleur général. Pourquoi alors, demande Socrate, les Athéniens n’ont-ils pas depuis longtemps été chercher Ion pour le mettre à la tête des armées ? C’est, explique Ion, qu’étant de la cité d’Éphèse, il n’est pas habilité à exercer son « art » à Athènes !

Cette dernière définition de la rhapsodie, qui la rend quasiment équivalente à l’art du stratège, ne satisfait pas selon Socrate la loi de spécificité en vertu de laquelle les objets respectifs de deux arts distincts restent distincts. Si par conséquent Ion n’est pas détenteur de l’art de la rhapsodie, dans ce cas, il est clair aux yeux de Socrate que la raison pour laquelle Ion ne peut pas dire quel art est la rhapsodie vient tout simplement de ce que la rhapsodie n’est pas un art. Il faut donc considérer au terme de ce dialogue que le rhapsode, possédé par la faveur divine, est semblable à un homme divin. À bout d’arguments, Ion accepte le titre « d’homme divin » que lui offre Socrate et c’est là-dessus que le dialogue s’achève.

Pour conclure

C’est dans Ion qu’il est possible de prendre connaissance des premiers éléments de la vision platonicienne sur la place (et éventuellement le rôle) de l’art dans la cité. Pour être rhapsode, il ne suffit pas de connaître les vers qui sont déclamés, il faut aussi connaître la pensée du poète. Mais pour se rendre maître d’un art, il faut plus. Une personne doit pouvoir juger la totalité des parties de cet art. Ce qui est le cas des mathématiciens, des médecins, des sculpteurs, des charpentiers, des stratèges, etc. Le rhapsode n’est qu’un interprète du poète qui lui-même puise son inspiration d’une muse. La poésie n’est donc pas un art. La rhapsodie faisant partie de la poésie, elle n’a pas la totalité des éléments pour correspondre à un art véritable.

Dans Ion, la rhapsodie se résume à une question de muses, d’inspiration des dieux et de possession divine. Les habiletés discursives du rhapsode Ion sont uniquement inspirées par les dieux. Socrate s’intéresse aux vers homériques non pas pour leur beauté, mais pour vérifier s’ils sont conformes à la vérité. À travers Socrate, Platon exclut la possibilité que la rhapsodie réponde pleinement et positivement à un art véritable. En effet, le rhapsode est un imitateur du poète sans être poète lui-même. Il reste coincé dans un idéal qu’il aurait aimé atteindre et engendre par conséquent un substitut à la pratique du poète pour justifier sa raison d’être. Ce qu’il développera en réalité, c’est un avatar du personnage qui possède l’art pour lequel il aspire. Il manifeste en quelque sorte le syndrome du « sosie » ou du « fan » incontestable, connaissant tout ou presque sur celui ou celle qui est responsable de sa fixation, cherchant à l’imiter dans ses paroles et ses gestes, tout en ignorant les autres qui auront contribué de manière remarquable au développement de la pratique de cet art. Le rhapsode coupe court, manque de sagesse, pour ne pas dire de volonté afin de dépasser ses vénérations pour des êtres mortels et pouvoir grandir par lui-même dans sa connaissance de soi.

Retour sur la condamnation de la poésie dans La République

Dans La République, Platon chasse les poètes de la cité. Il agit ainsi, car il se demande jusqu’à quel point l’œuvre poétique respecte ou non la justice et la vérité. La référence au vrai, au juste et au Bien est le seul critère valable selon lui pour apprécier la poésie, car il ne s’agit pas de plaire, mais bien plutôt d’instruire. Ce que Platon chasse de sa cité ce sont les poètes indignes qui ne savent pas dépasser le cadre de la mimesis servile. Ce qu’il condamne c’est le faux, le simulacre. Platon combat toutes les techniques qui produisent une seconde réalité, car leur but est d’effacer la perception de la différence entre la copie et le modèle. La copie se donne pour ce qu’elle n’est pas et enchaîne l’individu à l’illusion, à cette terrible et inacceptable ignorance du fond de la Caverne. La vraie copie, par contre, renvoie le spectateur à la contemplation du modèle véritable. Au fond, le modèle est une production de l’art, la copie vraie étant donc le modèle lui-même, tandis que toute copie fausse, celle des simulacres, des sosies et des imitateurs, déforme souvent l’archétype, le ternit et éloigne l’initié du vrai, du juste et du Bien.

De toutes les disciplines, aux yeux de Platon, il n’y a que la philosophie qui est à même de pouvoir juger de tous les discours. Elle seule permet de discerner le vrai du faux. Ce sera Aristote, dans le chapitre XXV de son ouvrage Poétique, qui statuera que la poésie n’a pas pour mission de rapporter le vrai. Elle consiste plutôt à représenter le vraisemblable, ce qui est habituellement rapporté, ce qui doit être ou même ce qui est parfois absurde (chapitre XXIV).

Yvan Perrier

Guylain Bernier

1er mai 2021

18h

yvan_perrier@hotmail.com

Rhapsode : Dans la Grèce antique, celui qui va de ville en ville récitant les œuvres d’un poète dont il doit avoir une connaissance complète de ses idées, de ses pensées et de sa vie.

BIBLIOGRAPHIE

Aristote. 1874. Poétique. Paris : Imprimerie et librairies classiques De Jules Delalain et Fils, https://www.psychaanalyse.com/pdf/ARISTOTE_POETIQUE_D_ARISTOTE_BNF_CH_BATTEUX_1874_57_Pages_1_9_Mo.pdf. Consulté le 2 mai 2021.

Platon. 1989. Ion. Paris : GF-Flammarion, 188 p.

[1] Rhapsode : Dans la Grèce antique, celui qui va de

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Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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