Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec

Plaidoyer pour un centrisme éclairé

Dans un article intitulé « Plaidoyer pour une gauche normale » publié récemment dans le magazine L’Actualité, Marie-France Bazzo lance la question : « Est-ce encore possible d’être de gauche libérale en 2020 ?  » Selon elle, la perte de repères et le déchirement du tissu social serait en partie imputable à la déconnexion de la gauche « éveillée » qui aurait délaissé le cadre normatif de la nation pour servir des « clientèles » spécifiques. À ce sujet, la droite n’aurait curieusement rien à se reprocher. En souhaitant une « normalisation » de la gauche, l’animatrice aspire surtout à la neutraliser.

La gauche intersectionnelle

Ici la « gauche libérale » désigne en fait un centrisme éclairé qui ne dit pas son nom. Ce courant de pensée qui réside dans l’exaltation du sens commun a pour prétention de voler au-dessus de la mêlée politique et de recueillir le meilleur de la gauche et de la droite. En réalité toutefois, les porte-paroles de cette fausse solution de compromis sont la plupart du temps inflexibles avec la gauche et complaisants envers la droite. De plus, l’expression est un pléonasme : la gauche est par définition déjà libérale et juge que le libéralisme ne va pas assez loin et qu’il faut réformer en profondeur les institutions. La tâche ne consiste pas à «  mesurer mesquinement les avantages de chacun  » mais bien de les proportionner équitablement en combattant les injustices dont sont victimes les individus appartenant à des groupes défavorisés. Il ne s’agit pas d’un « décompte maniaque des microagressions  » mais d’une prise en compte consciencieuse des effets systémiques et intersectionnels de mécanismes d’oppression qui perdurent. D’où la « culture de la dénonciation » qui, en dépit de ses errances sporadiques, permet à bon droit au commun des mortels de prendre à partie des personnalités privilégiées autrefois à l’abri des remontrances. Ce phénomène est évidemment rendu possible grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux. Toujours est-il que les sources de la discrimination sont plurielles et prennent forme au confluent d’une multiplicité de facteurs tels que le portrait socioéconomique, le profil ethnique, l’orientation sexuelle, l’expression de genre, l’âge ou la constitution physique. Autrement dit, il existe une variété d’expériences vécues de l’oppression qui ne sont pas hiérarchisables et qui débordent les « platebandes bien balisées » auxquelles fait référence Marie-France Bazzo. 

De ce point de vue, les femmes, les personnes racisées ou les musulmans ne sont pas des « clientèles » que la gauche servirait au détriment de la nation comme elle le prétend. Ce sont des citoyens à part entière qui font face à un préjudice structurel qui les désavantage significativement en matière d’emploi, de logement, de reconnaissance des diplômes, de services publics ou même de représentation médiatique. À ce titre, l’autrice emploie le terme péjoratif, répandu entre autres dans les cercles de la droite radicale française, d’« islamo-gauchisme qui, selon l’historien israélien Shlomo Sand, est un non-sens aussi aberrant que celui de « judéo-bolchevisme ». En effet, les deux étiquettes dénigrantes sont surtout employées par des analystes soucieux de faire diversion et de jeter l’anathème sur leurs adversaires politiques.

Marie-France Bazzo évoque par la suite la soi-disant américanisation de la gauche québécoise, une accusation portée par de plus en plus de voix conservatrices. Comme si la gauche à l’extérieur des États-Unis, que ce soit ici ou en Europe, ne jouissait d’aucune autonomie propre, d’aucune indépendance de pensée et ne serait que la pantomime des campus américains. Cela supposerait à tort que la gauche américaine serait aux prises avec des questions qui ne la concerneraient qu’elle-même et qui n’auraient strictement rien à voir avec le reste du monde. Au-delà des projets locaux, c’est oublier que la majorité des enjeux sont désormais globaux. Le racisme excède les frontières. Les violences de genre sévissent dans tous les pays. Les outrances du capitalisme sont largement délocalisées. Les réchauffements climatiques posent un défi planétaire. Les ravages de la guerre constituent un problème mondial. La pandémie en cours représente une crise sanitaire internationale. 

Le basculement à droite

À contre-courant, la montée du national-populisme, de l’illibéralisme et du terrorisme d’extrême-droite atteste de la force néfaste du repli identitaire qui se diffuse partout en Occident. D’où l’accentuation subséquente des discours nativistes, anti-immigrants et anti-réfugiés, qui encensent la fermeture des frontières et qui déplorent « l’extinction » des cultures nationales, pour ne rien dire de la persistance du suprémacisme blanc.

À cela s’ajoute la prolifération des théories conspirationnistes qui à l’heure actuelle gagnent du terrain. Si le complotisme trouve un écho favorable d’un bout à l’autre du spectre politique, il est plus solidement ancré à droite, et à plus forte raison à l’extrême-droite. À cet égard, il n’est pas étonnant de voir dans ce contexte de pandémie des groupuscules néo-nazis et des adeptes de Q-Anon prêter main-forte aux contingents anti-masques dans les récentes manifestations contre l’imposition de mesures sanitaires dans les pays occidentaux. À vrai dire, ils partagent la même aversion envers les « impostures » perpétrées par la classe politique, la profession journalistique et la communauté scientifique et universitaire. D’un côté comme de l’autre, la mission est souvent la même : exposer au grand jour les « mensonges » colportés par l’élite intellectuelle et purger la nation de ses « traîtres » pour mieux la mettre à l’abri d’un « péril mondial », ce qui implique d’ordinaire la nécessité de « se défendre » et de « punir les coupables ». De sorte que la victimisation idéologique dont font preuve les anti-masques et leurs alliés coronasceptiques à l’extrême-droite légitime amplement le recours à l’action radicale qui, dans le pire des scénarios, pourrait déboucher sur la violence. Les menaces de mort proférées récemment à l’endroit du premier ministre François Legault sur les réseaux sociaux en fournissent un exemple alarmant. D’une manière telle qu’à tout bien considérer, les dérapages de la droite sont actuellement beaucoup plus préoccupants que les impairs de la gauche, un point sur lequel Marie-France Bazzo reste silencieuse.

Contrairement à ce qu’elle avance, le Québec n’est pas passé du centre au centre droit en élisant la CAQ mais bien de la droite néolibérale multiculturaliste à la droite néolibérale identitaire. Elle semble attribuer le déplacement du pouvoir vers la droite de l’échiquier politique québécois à une absence de « projets rassembleurs » de la gauche depuis que l’idée de souveraineté « se délite ». Elle ne fait toutefois pas mention du virage à droite du Parti québécois effectué après 1995 sous l’impulsion de Lucien Bouchard. L’obsession du déficit zéro marquée par l’austérité budgétaire et l’adoption de politiques néolibérales d’abord, la dérive identitaire de la charte des valeurs jusqu’à la présente course à la chefferie ensuite auront tranquillement poussé la gauche à quitter le navire. Ce qui aura amené Jacques Parizeau, peu avant sa mort en 2015, à comparer le parti à un « champ de ruines », à une formation qui a perdu son âme.

Cela étant, les orphelins politiques auxquels fait allusion Marie-France Bazzo sont tout aussi désabusés par la mascarade néolibérale de ce « centre mou de la politique » qui, pour citer Alain Deneault, est « intolérant à tout ce qui n’est pas lui » et « se laisse balloter dans l’histoire au gré de l’évolution des antagonismes, toujours prêt à jouer les traits d’union, souvent par absence d’engagement, voire par faiblesse d’esprit. » En fait, la seule « gauche » qu’elle tolère, c’est celle qui lui « ressemble » et pour les besoins de la cause, elle cite les fameuses paroles qui clôturent « La Désise » de Daniel Boucher. Elle omet pourtant de mentionner que l’auteur-compositeur-interprète, dans la même chanson, cherche avant tout « des guerriers fiers même la tête baissée, des déjoueurs de menteries, des aideurs de mal pris » et non pas des « humanistes » qui parlent de vélo avec Mario Dumont.
 
 

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