20 octobre 2018 | tiré de mediapart.fr
C’est un des impensés les plus surprenants de la période. Alors que, ces dernières années, les responsables politiques et économiques se félicitaient du faible prix du pétrole, y voyant un soutien pour la relance de la croissance, aucun ne s’attarde aujourd’hui sur l’envolée du prix du baril. Le président de la Banque centrale européenne Mario Draghi souligne tout juste une remontée de l’inflation liée au prix de l’énergie, comme s’il ne s’agissait que d’un petit désagrément pour les ménages lorsqu’ils passent à la pompe. Pourtant, c’est bien l’un de ces « chocs externes », dont les banquiers centraux soulignent les risques, qui est en train de frapper une économie mondiale plus carbonée que jamais.
En un an, les cours du Brent (pétrole de la mer du Nord qui sert de référence sur les marchés européens) ont augmenté de 50 %, dépassant les 57 dollars pour atteindre le pic de 85 dollars ces derniers jours. Comme dans le même temps, le dollar s’est surenchéri par rapport à toutes les autres monnaies, la hausse est encore plus élevée, frappant l’ensemble de l’économie réelle.
Depuis 2014, l’OPEP, sous la férule du prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane, tente régulièrement de monter des accords pour limiter la production afin de faire remonter les prix du pétrole, tombés autour de 50 dollars le baril. Mais c’est Donald Trump qui, finalement, a provoqué l’envolée des cours que le cartel des pays producteurs espérait. En déclarant unilatéralement la rupture de l’accord nucléaire avec l’Iran et décrétant un nouvel embargo sur tous les échanges avec Téhéran, y compris sur le pétrole, le président américain a provoqué la flambée des cours.
La perspective de devoir se passer du pétrole iranien a créé la panique sur les marchés pétroliers. Plus l’échéance de l’embargo se rapproche – il doit devenir effectif le 4 novembre –, plus les tensions s’attisent. La production iranienne a déjà diminué, passant de 3,80 millions de barils par jour à 3,36 millions de barils en septembre, son plus bas niveau depuis deux ans et demi selon l’Agence internationale de l’énergie (AEI). Par peur des sanctions américaines, les acheteurs occidentaux ont déjà commencé à réduire leurs achats, avant la date fatidique. Même si la Chine a déjà annoncé qu’elle continuerait à s’approvisionner en Iran, au détriment de ses achats de pétrole américain, tombés quasiment à zéro, la production iranienne risque de chuter lourdement et de manquer sur le marché pétrolier. Selon les estimations, elle pourrait tomber à 2,6 millions de barils, voire 2 millions par jour.
Les autres membres de l’OPEP se sont engagés à prendre le relais. En juin dernier, ils ont décidé d’un commun accord de remonter leur production afin de compenser le manque laissé par l’Iran. L’Arabie saoudite a porté sa production à plus de 10,5 millions de barils par jour. La Russie a atteint en septembre le niveau historique de 11,36 millions de barils par jour.
Aux États-Unis, les producteurs pétroliers poussent aussi les feux. Grâce à la production de pétrole de schiste, les États-Unis ont dépassé depuis juin le seuil symbolique de 11 millions de barils par jour, revendiquant, à égalité avec la Russie, le statut de premier producteur mondial de pétrole.
L’addition de ces chiffres pourrait laisser penser que la production pétrolière est capable de répondre à la demande. Mais c’est oublier les nombreux incidents et imprévus susceptibles de bousculer l’équilibre précaire du marché pétrolier. Les traders ont ainsi parfaitement anticipé la chute de la production du Venezuela, tombée à 1,2 million de barils par jour en raison des multiples difficultés liées à l’implosion économique et politique du pays. Ils ont en revanche été pris de court par la baisse des productions en provenance de la Libye ou du Nigeria. Ces dernières semaines, le monde pétrolier a aussi découvert le manque d’infrastructures aux États-Unis pour assurer le transport et les exportations des nouvelles productions pétrolières.
C’est oublier aussi que les promesses souvent n’engagent que ceux qui les reçoivent. « L’impression générale est que, soit par incapacité, soit par mauvaise volonté, les pays clés de l’OPEP ne semblent pas compenser le déclin attendu des exportations iraniennes », relève le cabinet de conseil JBC Energy.
Cet environnement instable se traduit par des poussées de fièvre continues sur les cours. « Un baril à 100 dollars est tout à fait concevable », soutenaient ces dernières semaines de nombreux analystes du marché pétrolier. S’appuyant sur le précédent des années 2008 à 2014, où le cours du pétrole avait dépassé pendant des mois les 100 dollars, voire 120 dollars le baril, ils estiment que ce niveau est tout à fait supportable pour l’économie mondiale. À les entendre, il n’y a pas lieu de redouter un autre choc pétrolier, l’économie mondiale étant devenue bien moins dépendante de l’or noir qu’auparavant.
Tous les chiffres démontrent le contraire. La crise de 2008 n’a pas donné lieu au moindre changement de modèle économique. En dépit de tous les discours sur la lutte contre le changement climatique, le monde n’a jamais été aussi dépendant du pétrole : il a désormais besoin de 100 millions de barils par jour pour tourner. C’est le plus haut niveau de consommation jamais atteint.
L’arme du pétrole
« Le marché ne prend pas en compte un élément clé : la demande, note la lettre de septembre du fonds Philipp Oil. En dehors des États-Unis, l’activité économique a baissé au cours des six derniers mois, particulièrement dans les pays émergents mais aussi en Europe, et le ralentissement va vraisemblablement se prolonger, de notre point de vue. » « À 85 dollars et plus, vous commencez à noter d’importantes tensions sur la demande des pays émergents », ajoute un responsable du groupe Glencore. La demande, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), commence à chuter au fur et à mesure que l’économie ralentit. Dans les pays occidentaux, la hausse est déjà ressentie par les ménages et risque de peser sur la demande, alors que les entreprises doivent faire face à une envolée de leurs coûts de production.
Dans ses prévisions, l’AIE n’exclut pas que même l’économie américaine subisse le contrecoup des hausses du pétrole : le ralentissement économique mondial risque de toucher les États-Unis et pourrait faire caler la croissance économique américaine, prévient l’organisation.
Donald Trump avait imaginé le scénario inverse : l’embargo iranien était censé aider les producteurs pétroliers américains à améliorer leurs profits, ce qui ne pourrait que bénéficier à l’ensemble de l’économie américaine. Il semble avoir pris soudain conscience que la situation pourrait tourner d’une tout autre façon. Dans un tweet vengeur, il s’élevait fin septembre contre la hausse continue des prix du pétrole. « Le cartel de l’OPEP doit baisser les prix maintenant », tonnait-il.
Il s’était attiré en retour une réponse du secrétaire général de l’OPEP, Mohammed Barkindo : « Des événements externes peuvent nuire à nos efforts de stabilité. Nous travaillons durement pour atténuer ces effets indus et ces incertitudes », disait-il, insistant sur le fait que des facteurs extérieurs hors de tout contrôle de l’OPEP bouleversaient le marché mondial pétrolier. L’allusion était on ne peut claire : la politique de Trump était pointée du doigt.
Depuis huit jours, tout est sens dessus dessous. La disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi a créé une crise géopolitique et Riyad est sur le banc des accusés. Tout le monde pétrolier suit le déroulé de l’affaire et tente de mesurer les conséquences que pourrait avoir l’implication du premier pays producteur de pétrole.
Samedi 13 octobre, Donald Trump, sortant de plus d’une semaine de silence, a menacé Riyad de « graves représailles » s’il s’avérait que le gouvernement saoudien avait commandité et organisé l’assassinat du journaliste. Dès le dimanche, le gouvernement saoudien menaçait d’utiliser l’arme pétrolière au cas où des sanctions seraient prises contre le royaume saoudien.
Sous la pression des États-Unis,Riyad a donné le 19 octobre une énième version de l’assassinat de Jamal Khashoggi. Le gouvernement saoudien a avoué que le journaliste était mort dans son consulat à Istanbul. Mais sa mort serait due à “une rixe qui aurait mal tournée ». Le ménage commence à être fait dans l’entourage du prince héritier : un haut responsable du renseignement, le général Ahmed al-Assiri, et celle d’un important conseiller à la cour royale, Saoud al-Qahtani, deux proches collaborateurs de Mohammed ben Salmane (MBS), ont été destitués.
Mais plus le temps passe, plus les preuves s’accumulent contre le prince héritier, « sans qui rien ne peut se faire à Riyad », dans l’assassinat de Jamal Khashoggi. La crise secoue tout le régime saoudien.Les familles régnantes, qui n’ont guère apprécié les coups de force de MBS, remettent en cause le pouvoir absolu du prince héritier. Sa destitution est ouvertement demandée.
À ce stade, personne n’est capable de prévoir l’issue de cette crise. Mais MBS, au-delà de l’assassinat de Jamal Khashoggi, a dans cette affaire commis un crime qui pourrait lui coûter très cher : pour la première fois depuis la crise de 1973, l’Arabie saoudite a agité la menace, en cas de différend, d’utiliser le pétrole comme une arme. Riyad romprait alors l’accord secret passé en 1974 entre Henry Kissinger et le roi Fayçal et briserait un tabou vieux de 45 ans.
La menace a des portées multiples, sur l’économie des États-Unis, sur l’économie mondiale, sur le dollar comme monnaie unique de réserve, sur les équilibres géopolitiques. Elle a déjà un effet tangible sur le marché pétrolier, plus nerveux que jamais. « Si l’Arabie saoudite utilise l’arme du pétrole, le prix du baril peut aller jusqu’à 200 dollars », avertit Goldman Sachs.
Rien n’est écrit, si ce n’est que l’économie mondiale, déjà bien vulnérable, accuserait lourdement le choc d’une flambée continue du prix du baril.
À suivre, le troisième volet : Les ombres chinoises sur l’économie mondiale
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