Tiré de À l’encontre.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi le gouvernement d’Israël et ses partisans ont l’impression d’être dos au mur. Le rapport de 280 pages de la première organisation mondiale de défense des droits humains est un réquisitoire accablant contre ce qu’Amnesty appelle le « système d’oppression et de domination d’Israël sur le peuple palestinien partout où il exerce un contrôle sur ses droits », notamment dans les territoires occupés, en Israël et partout où vivent des réfugiés palestiniens. Entre autres violations, l’enquête comporte des détails sur l’occupation militaire israélienne, la ségrégation, la torture, la confiscation de terres, les restrictions à la circulation et le déni de citoyenneté et de nationalité,
Mais le rapport d’Amnesty n’est pas simplement descriptif. A l’instar de rapports similaires publiés récemment par des organisations de défense des droits de l’homme telles que Human Rights Watch (HRW) et B’Tselem, Amnesty demande que le régime d’apartheid d’Israël soit démantelé et que la Cour pénale internationale (CPI) prenne en compte le crime d’apartheid lorsqu’elle enquête sur d’éventuels crimes de guerre dans les territoires occupés. C’est précisément la raison pour laquelle le rapport est si terrible pour Israël et ses partisans.
Je me suis entretenu avec Saleh Hijazi, directeur régional adjoint d’Amnesty International pour la région Moyen-Orient et Afrique du Nord, après la conférence de presse organisée à Jérusalem à l’occasion de la publication du rapport mardi. Nous avons parlé, entre autres, des attaques du gouvernement israélien contre son organisation, de la raison pour laquelle Amnesty parle délibérément de 1948 comme du point de départ de l’apartheid, et fait face aux critiques des alliés palestiniens et israéliens. Cet entretien a été édité pour des raisons de longueur et de clarté (Réd. +972).
Nous sommes quelques heures à peine après la publication du rapport d’Amnesty, qui a suscité une réaction extrêmement sévère de la part d’Israël et de diverses organisations dans le monde, qui ont affirmé que le rapport était « antisémite » et « répandait les mensonges des organisations terroristes ». Ces réactions vous ont-elles choqué ou surpris ?
Saleh Hijazi : Malheureusement non. L’utilisation comme une « arme » de l’antisémitisme pour attaquer ceux qui critiquent les politiques d’Israël, spécifiquement lorsqu’elles concernent les Palestiniens, sont une tactique utilisée depuis de nombreuses années, y compris contre Amnesty International. Ce type d’attaques viciées et sans fondement est attendu de la part de gouvernements et d’Etats qui violent systématiquement les droits humains ou, dans ce cas, imposent un système de répression et de domination qui équivaut à un apartheid. Lorsque vous fournissez une analyse solide montrant qu’un crime contre l’humanité est en train de se produire, le gouvernement qui le commet va certainement s’inquiéter.
Avez-vous subi des pressions de la part du gouvernement israélien pendant que vous travailliez sur ce rapport ?
Non. Le gouvernement a décidé de ne pas s’engager avec nous de manière constructive, bien que nous ayons demandé à plusieurs reprises des rencontres et des informations depuis de nombreuses années. Depuis que j’ai commencé à travailler pour Amnesty en 2011, nous n’avons eu qu’une seule réunion avec le ministère des Affaires étrangères. Elle eut lieu en 2012. Depuis lors, toutes les lettres que nous avons envoyées pour demander des réunions ou des informations au gouvernement ou à l’armée sont restées sans réponse.
Il est important de mentionner que dans ce contexte, Israël continue d’ignorer nos demandes d’accès à la bande de Gaza. Nous voulons entrer à Gaza pour examiner la situation des droits de l’homme résultant du blocus illégal qui équivaut à une punition collective, ou les effets des offenses militaires israéliennes, ainsi que pour examiner les violations commises par les autorités palestiniennes sur place, en particulier le gouvernement du Hamas et divers groupes armés.
Human Rights Watch a publié un rapport sur l’apartheid israélien en avril 2021. Quels types d’enseignements avez-vous tirés de ce rapport et comment leur travail a-t-il guidé votre réflexion ?
Le rapport de Human Rights Watch a eu une influence considérable. HRW est une grande organisation de défense des droits humains qui fournit une documentation et une analyse juridique de premier ordre. Nous avons dû l’examiner, y réfléchir et penser à la comparaison de nos propres recherches et analyses, ainsi qu’à la manière dont nous pouvons travailler ensemble. Suite à la publication de notre rapport, nous espérons former, avec HRW et d’autres organisations palestiniennes et israéliennes de défense des droits de l’homme, une coalition anti-apartheid.
J’ai le sentiment que la réaction au rapport d’Amnesty est beaucoup plus forte et dure que la réaction face au rapport de HRW. Avec Amnesty, s’ajoute la force d’un mouvement. Une partie importante de notre initiative ne se limite pas seulement au rapport et à sa diffusion, mais est aussi un élément d’éducation aux droits de l’homme. Nous avons mis en ligne un cours d’éducation aux droits de l’homme sur l’apartheid israélien, qui sera accessible à toute personne ayant accès à Internet dans plusieurs langues, dont l’hébreu. Nous avons consacré beaucoup de travail et d’énergie à ce cours parce que nous voulions tirer profit du fait que nos membres qui peuvent agir et être efficaces. Pour cela, ils doivent comprendre comment fonctionne l’apartheid en Israël-Palestine, afin de pouvoir ensuite aller parler à leurs élus.
Votre rapport fait remonter les racines de l’apartheid israélien à 1948, ce que de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont souvent tendance à éviter. Pouvez-vous nous expliquer les raisons qui vous ont poussé à choisir ce point de départ ?
Il a fallu quatre ans pour rédiger ce rapport, mais l’histoire est bien plus longue que cela. Après que la CPI (Cour pénale internationale) a annoncé qu’elle était compétente pour les territoires occupés, nous avons commencé à réfléchir à la manière dont nous pouvions faire de la justice internationale un élément central du travail d’Amnesty sur les droits humains en Israël-Palestine. Une fois que nous avons commencé à examiner sous cet angle les types de violations, le crime d’apartheid est immédiatement apparu comme quelque chose que nous pouvions examiner en tant qu’organisation de défense des droits humains. L’étape suivante a consisté à formuler une politique d’ensemble sur la manière dont Amnesty International conçoit le crime d’apartheid tel qu’il est inscrit dans le droit international, ainsi que le critère pour nous de déterminer ce qui constitue ou non l’apartheid. Le processus de formulation de ces critères s’est achevé en 2017.
Le rapport se penche sur les 20 dernières années, mais pour bien comprendre la situation actuelle, il faut remonter aux origines de certaines des principales composantes du système. Il s’agit de la fragmentation, de la ségrégation et du contrôle du territoire, de la dépossession des terres et des biens, et de la privation des droits économiques et sociaux. Ce sont les éléments qui composent le système d’apartheid israélien actuel, mais ils ne commencent pas là.
Nous remontons donc à 1948 et voyons comment, lors de la création de l’Etat, Israël a adopté des lois relatives à la nationalité et au statut, à la suite de quoi les Palestiniens restés en Israël après la Nakba se sont vu accorder la citoyenneté, mais n’ont pas été traités comme des nationaux, contrairement aux Juifs israéliens. La loi du retour a permis aux seuls Juifs de revenir en Israël et de se voir accorder automatiquement la citoyenneté, tandis que les Palestiniens qui ont été fragmentés à la suite du nettoyage ethnique se sont vu refuser ce droit au retour. En matière de propriété, la loi israélienne relative aux biens des « absents » [un euphémisme qui désigne les réfugiés palestiniens déplacés de force] et les diverses lois qui constituent le régime foncier actuel d’Israël ont toutes été adoptées dans les années 1950. La stratégie du régime militaire dans les territoires occupés est la même que celle utilisée par Israël contre les citoyens palestiniens d’Israël entre 1949 et 1966.
Vous commencez donc à voir comment ces éléments qui constituent le système ont tous commencé juste après la création de l’Etat d’Israël. C’est pourquoi l’analyse doit commencer à partir de cette date, plutôt que de l’occupation de 1967.
Le rapport appelle également au retour des réfugiés palestiniens, ce que les grandes organisations des droits de l’homme ne font généralement pas…
L’acte initial de la fragmentation palestinienne a eu lieu pendant le nettoyage ethnique – la Nakba de 1948 – qui a vu l’expulsion de centaines de milliers de Palestiniens de leurs maisons, sans leur permettre de revenir, ce qui est un droit accordé par le droit international des réfugiés, ainsi que par la résolution 194 de l’Assemblée générale des Nations unies. Le refus du droit au retour est crucial pour le maintien d’un système dont l’intention et le but sont de maintenir l’hégémonie démographique juive et un contrôle maximal sur les terres. Si vous voulez conserver cette hégémonie, vous ne permettrez tout simplement pas aux millions de réfugiés palestiniens vivant dans des camps à travers le Moyen-Orient de rentrer chez eux. C’est ainsi qu’il devient un élément crucial de notre analyse de l’apartheid.
Depuis des années, les militants palestiniens utilisent des termes tels que « apartheid » et « colonialisme de peuplement » pour décrire le régime en place entre le fleuve et la mer. Comment le travail de ces militants a-t-il influencé et guidé votre réflexion dans l’élaboration de ce rapport ?
Il est de la responsabilité d’une organisation internationale des droits de l’homme de réagir lorsque des organisations locales font une réclamation. Nous reconnaissons que nous sommes en retard sur ce dossier et que nous aurions dû l’examiner avant. Mais il y a deux raisons pour lesquelles nous le faisons maintenant. Avant tout, et cela n’a rien à voir avec Israël-Palestine, nous avons constaté que les systèmes de discrimination institutionnalisée et violemment raciste – l’apartheid étant la manifestation la plus extrême de ces systèmes – sont malheureusement répandus dans le monde entier, et nous avons constaté que nous devions y faire face de front.
En outre, des organisations palestiniennes, ainsi que nos propres membres, nous ont également demandé d’enquêter pour savoir si le crime d’apartheid était perpétré ici. Lorsque nous avons commencé à le faire, nous avons réexaminé l’ensemble des connaissances produites par les militant·e·s, les universitaires et les intellectuels palestiniens, depuis de nombreuses années – y compris l’appel lancé en 2005 par les organisations de la société civile palestinienne en faveur du boycott, du désinvestissement et des sanctions (BDS), qui était fondé sur la formulation d’un apartheid. Le discours, les connaissances et l’analyse juridique produits par les Palestiniens faisaient partie intégrante de nos recherches.
En tant que membre palestinien d’Amnesty International, a-t-il été difficile d’inscrire à l’ordre du jour ce qui est souvent considéré comme un sujet « toxique » ? Avez-vous dû convaincre vos supérieurs ?
J’ai été agréablement surpris de constater que cette initiative n’a pas été prise par des Palestiniens de l’organisation. Nous avons de nombreux amis au Secrétariat international [l’organe responsable de la majorité des recherches d’Amnesty International et qui dirige ses initiatives de campagne] et dans différentes sections qui ont pris l’initiative sur ce sujet, et avec qui nous avons travaillé main dans la main. En 2011, Amnesty Grèce a envoyé au Secrétariat international une demande d’examen de la situation en Israël-Palestine. En tant que mouvement démocratique, vous devez répondre à ce genre de demande. Après cela, une autre demande est venue d’Amnesty Espagne. Et il y a eu un certain nombre d’autres demandes informelles de sections dans le monde.
Y a-t-il eu des conversations difficiles avec Amnesty Israël au cours du processus ? Oui. C’était particulièrement difficile pour les Palestiniens et les Israéliens du mouvement. Ces discussions furent excellentes et nécessaires. Maintenant que le rapport est publié, elles ouvrent de nombreuses possibilités. Finalement, la section israélienne a décidé qu’elle risquait d’encourir des conséquences juridiques pour avoir mené à bien ce type de travail. Certaines des recommandations [du rapport] peuvent être considérées comme un appel à des sanctions ou à un boycott d’Israël, et la loi anti-boycott peut être utilisée contre eux. Ils ont donc décidé de ne pas s’engager de manière proactive sur ce rapport, mais de l’utiliser [comme une opportunité] pour ouvrir des conversations cruciales sur la question. Nous espérons que, s’ils décident de devenir plus proactifs, ils pourront compter sur le soutien de tous les membres qui les entourent.
Mais tout le monde ne fait pas la fête. Nous avons vu Orly Noy [la rédactrice en chef du site en hébreux Local Call et journaliste de +972], qui a animé la conférence de presse d’aujourd’hui, commencer ses remarques en disant qu’en tant qu’Israélienne juive, ce n’était pas un jour de joie. Nous avons également vu beaucoup de Palestiniens nous dire : « Vous êtes en retard », ou nous demander : « Où étiez-vous ? » ou « Pourquoi ne pas parler du colonialisme des colons ? » Evidemment, nous vivons tous la réalité ici et les Palestiniens vivent l’oppression au quotidien, donc ce n’est pas facile, et je ne m’attendais pas à ce que quelqu’un qui fait face à de tels défis et qui est impliqué professionnellement et personnellement le prenne aussi facilement.
Que dites-vous aux Palestiniens qui sont sceptiques quant à ce que ces rapports peuvent réellement faire pour eux ? Des membres de la famille Salhiyeh, qui ont été expulsés de leur maison à Cheikh Jarrah [à Jérusalem Est] il y a quelques semaines, se sont levés pendant la conférence de presse et vous ont demandé ce que vous pouviez faire au sujet de leur expulsion et de ce qui se passe dans leur quartier.
Il est difficile de répondre à cette question. Vous regardez la réalité ici – c’est un pays relativement petit, les Palestiniens et les Israéliens représentent ensemble moins que la population de São Paulo. Vous avez eu des décennies de rapports, de commissions et d’enquêtes diligentées par les Nations unies et les organisations des droits de l’homme. Vous avez des organisations de la société civile très professionnelles, tant palestiniennes qu’israéliennes, qui documentent de manière exhaustive les violations des droits de l’homme. Et pourtant, la situation ne fait qu’empirer. C’est ce constat qui rend ce rapport si important.
Est-ce que [le rapport] apportera le changement nécessaire immédiatement ? Absolument pas. Cela nécessite une stratégie, un travail en commun et des partenariats. C’est ce que nous voyons se produire, y compris entre des organisations palestiniennes et israéliennes, ce qui n’a jamais été le cas auparavant. C’est prometteur.
La famille Salhiyeh et d’autres ne verront pas un changement immédiat. Et malheureusement, les expulsions et les démolitions de maisons vont se poursuivre, tandis que la situation dans le Néguev ne fera qu’empirer. Mais j’ai le sentiment que l’analyse de l’apartheid nous permettra de relier tous les points entre eux afin que nous ne passions pas toujours d’une détention administrative, puis exécutions illégales, et à la démolition dans le Néguev. Nous pouvons maintenant relier les points. Lorsque vous faites cela, vous pouvez voir le système d’apartheid. Cela ouvre la voie à une approche plus stratégique de ces violations. Nous ne nous occupons plus des symptômes, nous nous attaquons aux causes profondes. (Article publié par le magazine et site israélien +972, le 1er février 2022 ; traduction rédaction A l’Encontre)
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