Tiré de Médiapart.
Israël a lancé vendredi son aviation à la fois sur le Liban et sur Gaza, après avoir essuyé des dizaines de tirs de roquettes en provenance de ces territoires, dont la plupart ont été interceptées, même si certaines ont réussi à franchir la défense antiaérienne et occasionné quelques dégâts matériels.
Ces tirs de roquettes, déclenchés alors que la Pâque juive venait de débuter, étaient eux-mêmes la conséquence des affrontements violents qui avaient eu lieu sur l’esplanade de la mosquée al-Aqsa. Celle-ci constitue à la fois l’épicentre et la ligne rouge du conflit entre Israël et les Palestiniens, et notamment le Hamas, accusé par les autorités israéliennes d’être à l’origine des récents tirs de roquettes.
Vendredi soir, un touriste italien a été tué et sept autres personnes ont été blessées dans un attentat à la voiture-bélier dans le centre de Tel-Aviv.
Leila Seurat est chercheuse au Centre arabe de recherches et d’études politiques (Carep Paris) et chercheuse associée au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions pénales (Cesdip). Elle a publié en 2015, aux éditions du CNRS, Le Hamas et le monde et tout récemment, chez ce même éditeur, une anthologie d’Écrits politiques arabes, cosignée avec Jihane Sfeir.
Mediapart : Quelle analyse faites-vous de la situation présente ? Quel est le rôle du Hamas dans cet affrontement ?
Leila Seurat : La situation actuelle ressemble à du déjà-vu. En 2021, Israël s’était déjà attaqué à la mosquée al-Aqsa en plein mois de ramadan. Le même scénario s’est déroulé avant-hier [le 5 avril – ndlr], avec des interventions israéliennes d’une violence inouïe à l’intérieur de la mosquée, suivies par une vague d’arrestations sans précédent, avec près de 400 personnes interpellées.
À cette situation d’une extrême violence symbolique et physique, le Hamas a répondu par des tirs de roquettes depuis Gaza le mercredi 5 avril. Jeudi 6, la réponse est venue depuis le Liban.
Si le Hamas occupe certes une place centrale dans cette confrontation, il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une lutte de libération nationale, ce qui signifie que tous les Palestiniens soutiennent l’action du Hamas, y compris les membres des autres factions.
Par ailleurs, la défense d’al-Aqsa n’est pas seulement un enjeu pour les Palestiniens, elle l’est de surcroît pour tous les Arabes et musulmans.
Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle guerre entre Israël et les mouvements palestiniens ? Quelle est la place du Hamas, dont la spécificité est de ne pas se centrer uniquement sur Gaza mais de se situer aussi au Liban ?
Le fait de se situer au Liban n’est pas une spécificité du Hamas mais de toutes les factions palestiniennes, qui sont également présentes dans les autres pays frontaliers d’Israël. Mais il est clair que depuis 2017, le réchauffement des relations entre le Hamas, la Syrie et l’Iran a renforcé la coopération entre ce « front du refus » (« al moumanaa »), qui intègre également le Hezbollah. Ce front avait été mis à mal un certain temps, dans la période post-2011, lorsque le Hamas avait pris ses distances avec le régime de Bachar al-Assad.
Il est difficile de présager de la suite, d’autant que ce qui semble en jeu ici n’est pas seulement une riposte contre Gaza, mais aussi une opération de représailles contre le Sud-Liban, puisque c’est depuis ce territoire que 30 roquettes ont été tirées jeudi après-midi.
Pour l’instant, la réponse israélienne est restée concentrée sur des cibles du Hamas dans la bande de Gaza et au Liban Sud. Les frappes israéliennes n’ont touché aucune cible civile à Gaza, signe qu’Israël souhaite éviter l’escalade.
- En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement.
Il est possible que le Hamas soit à l’origine de ces tirs. Si cela était avéré, cette action s’inscrirait sans aucun doute dans le renouvellement stratégique du Hamas visant à multiplier les fronts (« jabhat mouta’dida ») et à éviter que Gaza reste dans un face-à-face avec Israël, comme lors des agressions israéliennes de 2009-2012-2014.
Il est toutefois clair que cette opération du Hamas, si elle était confirmée, n’aurait pas été possible sans concertation ou accord tacite de la part du Hezbollah qui contrôle l’intégralité du Sud-Liban et doit donc donner son feu vert. Hassan Nasrallah lui-même a affiché son soutien aux Palestiniens victimes de la répression israélienne à al-Aqsa.
Notons que si les communiqués officiels israéliens parlent de 30 roquettes tirées par les factions palestiniennes depuis le Liban, les annonces faites ce jeudi [5 avril] à midi parlaient alors de 100 roquettes tirées en moins de dix minutes. Cette incohérence semble témoigner d’une volonté des Israéliens d’exagérer l’agression.
Qu’est-ce qui a changé par rapport à 2021, où vous notiez, dans une tribune, l’envergure surprenante de la réponse du Hamas ?
Ce qui a changé par rapport à 2021, c’est d’abord l’ouverture du front libanais, qui est fondamentale et représente un risque immense pour Israël, qui garde en tête le traumatisme de la guerre de l’été 2006. Ces tirs de roquettes pourraient illustrer une coordination avec l’Iran, puisqu’on sait que deux gardiens de la révolution islamique ont récemment été assassinés par Israël en territoire syrien.
L’autre élément notable est la prégnance des divisions internes à l’establishment israélien. Nétanyahou a été accusé hier d’être responsable de cette situation et a mis plusieurs heures avant de réunir les différents appareils de sécurité pour trouver une réponse appropriée. Il s’agit de la première réunion de défense depuis deux mois, et ce alors que le ministre de la défense, Yoav Galant, vient d’être démis de ses fonctions.
Jouer l’unité nationale sur le dos des Palestiniens ne semble plus fonctionner comme auparavant. Mais ces affrontements confirment également de vieux schémas.
En envahissant la mosquée d’al-Aqsa pendant la prière du tarawih, Israël a de nouveau provoqué l’affrontement. Les violences ont été encore bien supérieures à celles de mai 2021. Nous pourrions certes insister sur le gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays ; mais il y a aussi là clairement un leitmotiv et une instrumentalisation de la violence contre les Palestiniens à des fins de politique intérieure.
Nétanyahou a récemment connu une vague de protestations contre ses pratiques autoritaires et le limogeage de son ministre de la défense ; il est également sous le joug de lourdes accusations de corruption.
- Ces lectures tronquées par le prisme du “tout-religieux” sont désormais mises à mal. [...] On peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.
Ce qui se passe actuellement confirme aussi que ce qui s’est passé lors de la bataille de l’« Épée de Jérusalem » en mai 2021, qui avait déjà opposé les factions unifiées de la résistance palestinienne à Israël. Hier soir, on a de nouveau vu des affrontements entre des Palestiniens de 48 [Palestiniens ayant la nationalité israélienne – ndrl] et la police israélienne en Israël, dans les villes d’Umm al-Fahm et de Nazareth, ce qui rappelle fortement les scènes de mai 2021.
Tout cela confirme que la bataille de mai 2021 a bien représenté l’ouverture d’un nouveau chapitre. L’« Épée de Jérusalem » a prouvé à tous les Palestiniens, peu importe leur situation économique et sociale, qu’ils étaient concernés par un destin commun autour d’al-Aqsa. Aujourd’hui, en réponse aux raids israéliens dans la mosquée d’al-Aqsa, deux Palestiniens dans la région de Jéricho s’en sont pris à une voiture portant des plaques israéliennes, tuant l’un de ses passagers.
Plus généralement, que diriez-vous de l’attitude du Hamas vis-à-vis du nouveau gouvernement Nétanyahou emmené par des ministres suprémacistes juifs ?
Cette droitisation de la scène politique israélienne et le fait que deux ministres soient des colons ne font que confirmer la lecture du Hamas selon laquelle Israël ne fera jamais aucun compromis. La judaïsation de Jérusalem, les expropriations et la répression contre al-Aqsa s’inscrivent dans un dessein cohérent, qui remonte au moins à l’occupation de Jérusalem-Est en 1967.
Ces évolutions ne sont donc pas problématiques pour le Hamas, puisque ce mouvement a toujours misé sur le temps long et la patience (sabr) dans la lutte contre Israël d’une part, mais aussi parce que la « fascisation » d’Israël permet aux Palestiniens de gagner de nouveaux soutiens d’autre part.
Il est commun d’entendre que l’échec du processus de « paix » serait le résultat d’une radicalisation des religieux des deux bords. Nombreux sont ceux qui, dans les années 1990, mettaient le Likoud et le Hamas dos à dos pour expliquer l’échec d’Oslo.
Faut-il désormais mettre Bezalel Smotrich, suprémaciste juif et ministre des finances, dos à dos avec le Hamas ? Ces lectures tronquées par le prisme du « tout-religieux » sont désormais mises à mal. Si Israël cherche visiblement à transformer ce conflit en guerre de religion, on peut affirmer sans hésitation qu’il ne s’agit pas d’un problème de religion.
Comment expliquer que le cœur de la résistance palestinienne contemporaine semble avoir basculé de Gaza à la Cisjordanie ces derniers mois ?
Il est difficile de dire que le cœur de la résistance se trouvait à Gaza. Certes, Gaza a le plus grand nombre de réfugiés palestiniens, et deux tiers des Gazaouis sont des réfugiés. Il est vrai aussi que Gaza a historiquement joué un rôle important comme bastion des fedayin.
Mais Gaza, depuis le blocus, est une enclave où les possibilités de circulation sont quasi nulles. La présence du Hamas à Gaza a sans doute donné cette image, ainsi que la persévérance (sumud) des Gazaouis. Mais le terrain de la lutte armée en Palestine est la Cisjordanie plutôt que Gaza, et le Hamas a pris conscience de cela depuis bien longtemps.
Depuis 2017, le Hamas a entièrement réévalué sa stratégie militaire afin de ne pas rester enfermé dans un tempo de confrontations imposées par Israël. Ainsi, le Hamas a choisi d’ouvrir l’affrontement avec Israël en mai 2021 lors de l’opération « Épée de Jérusalem ». Il peut aussi opter pour l’accalmie, voire se présenter comme un médiateur utile lors de la confrontation entre Israël et le Jihad islamique en août 2022.
Sans être connectée aux factions politiques, la jeunesse de Naplouse et Jénine qui, depuis l’année dernière, s’est montrée particulièrement investie dans la résistance armée, pourrait constituer un « front » supplémentaire et efficace dans la stratégie d’union et de partage des tâches entre Gaza et la Cisjordanie.
Quelles sont les marges d’action et la stratégie actuelles du Hamas par rapport à l’Autorité palestinienne ? Jusqu’à quel point le Hamas est-il présent et actif en Cisjordanie ?
La lutte armée est la source de légitimité première de toutes les factions palestiniennes, en particulier pour le Hamas. Le Hamas a conscience de cela et sait qu’il peut gagner un soutien populaire intérieur face au Fatah.
C’est aussi face à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) que le Hamas agit puisque, depuis 2018, il met tous ses efforts dans l’activation d’une chambre commune des opérations de la résistance à Gaza, prémices d’une armée de libération qui réunirait toutes les factions palestiniennes, y compris la branche armée du Fatah. Cette chambre favorise la diffusion d’une culture de la résistance, formule des objectifs communs, prend des décisions communes.
Le Hamas est présent politiquement en Cisjordanie à travers la figure de Saleh Arouri ; sa branche militaire est également présente. Si les jeunes de « la Fosse aux lions » à Naplouse ne se réclament pas du Hamas ni d’aucune faction, il arrive pourtant que l’identité partisane soit dévoilée. On a pu ainsi voir que, parmi ces jeunes, nombreux sont ceux qui étaient précédemment affiliés au Hamas ou le sont toujours.
Les relations à l’origine exécrables entre le Hamas et l’Égypte du maréchal Sissi, qui voyait dans le Hamas une simple émanation de son ennemi juré que sont les Frères musulmans, ont-elles évolué et modifié la situation à Gaza ?
Ces relations sont assez bonnes. Sans modifier la situation à Gaza, car elle garde régulièrement le passage de Rafah fermé, l’Égypte reçoit très régulièrement les dirigeants du Hamas, puisque Le Caire joue un rôle de médiateur incontournable dans la « réconciliation » entre le Fatah et le Hamas – récemment supplanté sur ce plan par l’Algérie –, mais aussi et toujours dans les négociations de trêve avec Israël.
En août 2022, l’Égypte a d’ailleurs réuni un sommet à Aqaba en présence des Israéliens, Jordaniens et Américains, confirmant la coordination entre l’Autorité palestinienne et Israël, et surtout le rôle de la Jordanie sur les lieux saints de l’islam, conformément au statu quo depuis 1967.
Malgré cet accord, Israël continue ses agressions contre al-Aqsa. Cette politique du pire pourrait être sans aucun doute coûteuse du point de vue diplomatique. Les soutiens traditionnels d’Israël, comme les États-Unis ou le Canada, se sont en effet montrés très critiques.
Joseph Confavreux
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